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La surprise comme habitation

Dans le document Eléments vers une éthique de l'habitation (Page 139-142)

«  Cherchons à envisager désormais, écrit Benoit Goetz, en quoi il est sans doute possible d’envisager une habitation composée structurellement, d’autant de surprise que d’habitude  »439. En effet, si de prime abord, reconnaît le philosophe, «  l’habitation semble renvoyer davantage à l’habitude, à la routine, qu’aux différentes nuances du thaumazein qui vont de la surprise, de l’étonnement, de l’émerveillement à la stupeur  »440, c’est à la suite de Lacoue-Labarthe qu’il s’est attaché dans sa Théorie des

maisons à montrer les liens entre habitation et surprise. En effet, disent-ils l’un l’autre,

« Habiter n’est en rien posséder, s’installer, se protéger. C’est au contraire s’exposer au-dehors (…) Habiter n’est pas familier, c’est l’insolite même. Jamais lui-même. En transit »441.


Ou, pour le dire encore avec Günther Anders, «  quand on a son monde pour demeure, tout ce qui s’y passe se divise en événements « ordinaires » et « insolites » » . 442

L’insolite lui aussi n’a t-il pas une place dans les mécanismes habitationnels que nous déployons au quotidien pour nous faire humains, Dasein ? Il serait naïf d’imaginer qu’il ne puisse être une habitation que dans l’habitude. «  Habiter, nous propose plus singulièrement Benoit Goetz, c’est s’étonner : on n’habite que quand on s’étonne »443. Car, nous venons de le voir, la surprise nous donne à exister. Rien d’étonnant à cela lorsque l’on envisage que l’existence elle-même est une forme de «  surpassement  », à quoi répond l’architecture dans son impossible tâche. 


A quelle question répond d’ailleurs l’exercice architectural, si ce n’est à celui-ci, formulé ici par Maldiney : « Comment donner lieu à ce surpassement qu’est l’existence, dans une oeuvre où elle demeure intégralement, où notre inégalable présence ait son séjour ? »444.


Nous le savons, l’étonnement, le thaumazein, est considéré par beaucoup depuis Platon, Socrate et Aristote eux-mêmes, comme un des fondements de la philosophie, ou plus précisément, de l’action de philosopher. Aristote  : «  C’est en s’étonnant que les hommes se sont mis à philosopher »445. 


Puisque comme le constate Anders, « là où il n’y a que répétition, il n’y a pas de progrès dans le temps  »446, c’est sans surprise qu’il soit possible d’affirmer l’habitation

GOETZ, Benoit, Théorie des maisons, op. cit., p.26.

439

GOETZ, Benoit, Théorie des maisons, l’habitation, la surprise, op. cit., p.22.

440

LACOUE-LABARTHE, Philippe, cité par GOETZ, Benoit, Théorie des maisons, op. cit., p.26.

441

ANDERS, Günther, Kafka. Pour et contre (1951), op. cit., p.47.

442

GOETZ, Benoit, « Dans quels mondes vivons-nous ? », Conférence de Benoit Goetz, Jean-Luc Nancy et

443

Aurélien Barrau, Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Paris-la-Villette, le 12 mai 2011

« comment donner lieu à ce surpassement qu’est l’existence ? », MALDINEY, Henri, Regard Parole Espace, op.

444

cit., p.207.

«  Platon  : dans le  Théétète, le «  pathos  » propre au philosophe, c’est  to thaumazein, le fait de s’étonner, de

445

s’émerveiller (155d). Selon Socrate, « Il est tout à fait d’un philosophe, ce sentiment : s’étonner. La philosophie n’a point d’autre origine  ». L’idée est relayée par Aristote dans la  Métaphysique  : «  c’est en s’étonnant (dia tothaumazein) que les hommes se sont mis à philosopher » (982a) ». MAURIAC DYER, Nathalie, Poétique de la surprise : Aristote et Proust, Revue en ligne Item, 2007. http://www.item.ens.fr/index.php?id=75879

ANDERS, Günther, Kafka. Pour et contre (1951), op. cit., p.59.

constructrice de l’être en devenir comme fondée sur ce réel qu’on attendait pas. Henri Maldiney : « lorsqu’au détour d’une rue, un visage, une voix, une flaque de soleil sur un mur ou le courant du fleuve, déchirant tout d’un coup la pellicule de notre film quotidien, nous font la surprise d’être et d’être là. Le Réel c’est ce qu’on attendait pas - et qui toujours pourtant est toujours déjà là  » . Et c’est, nous l’avons déjà envisagé 447

auparavant, au contact du réel que je me construis en tant qu’individu, ou pour reprendre les écrits de Dilthey, par «  confrontation avec celui-ci  »  :  «  jamais le soi ne

serait sans cet autre, c’est-à-dire sans le monde, contre la résistance duquel il s’est

éprouvé »448.

Face aux réel et les surprises qu’il nous réserve, nous nous construisons ainsi dans l’épreuve de l’existence. Et nécessairement donc, nous devons habiter par delà la simple habitude. Cela sous-entend aussi un certain désir d’ouverture de la part de l’habitant - ce qui peut-être, une fois parvenu à un certain seuil de déploiement, était appelé par Henri Maldiney « transpassibilité ». Qu’est la transpassibilité ? « la transpassibilité, écrit Bernard Rigaud analysant l’oeuvre maldinéienne, est caractérisée par l’ouverture accueillante à l’événement, ouverture qui transforme l’existant. La transpassibilité implique une ouverture de tout projet, et dans l’accueil de l’événement, l’être-là se transforme » . 
449

Par l’ouverture à la surprise, l’être devient. Car, écrit Maldiney, «  le propre de l’existence est d’être capable de son ouverture  » . De même, «  «  je ne deviens, dit 450

Erwin Straus, qu’en tant que quelque chose arrive, et quelque chose  » n’arrive, ne m’arrive, qu’en tant que je deviens  » . Or, la surprise, c’est ce qui nous fait dire 451

que quelque chose est arrivé : ce qui est étonnant, puisque dans l’habituel aussi, les choses « arrivent ». Pourtant, force est de constater que nous ne sommes plus enclin à signifier par là un événement qui nous a surpris, l’inattendu452. Et, nous venons de l’évoquer, c’est bien aussi dans l’inattendu, l’inhabituel, que nous devenons. De la même façon que la pensée ne pense pas depuis le repos et le calme, mais depuis une rencontre avec un événement traumatique, « l’existence existe » par confrontation avec la surprise. 


MALDINEY, Henri, Regard Parole Espace, op. cit., p.207. Dans l’édition originale, on trouve aussi cette note

447

de bas de page correspondante :« quel est l’indice universel du réel ? - son imprévisibilité singulière. Songez à la façon dont les choses habituelles nous apparaissent soudain à nouveau réelles quand nous les re-découvrons. Un lumière neuve, jamais vue, tombe sur un paysage familier. Vous êtes surpris de voir que le paysage existe – autrement que comme image  ». puis encore  : «  préparez un voyage aussi minutieusement que possible. Vous croyez le connaître. Mais quand vous voyez les choses mêmes, la sensation est toujours autre chose que l’imagination la plus circonstanciée. Le réel c’est ce que vous n’aviez pas prévu. Ce qui vous est donné. C’est, comme disent les Japonais, le « Ah ! » des choses ». MALDINEY, Henri, Regard, Parole, Espace, p.19 ; Cf. aussi MALDINEY, Henri, «  Esquisse d’une phénoménologie de l’Art  », in L’art au Regard de la Phénoménologie, ESCOUBAS, Eliane, BALBINO, Giner, Presses Universitaires Mirail-Toulouse, 1994, p.202.

DILTHEY, cité par ANDERS, Günther, L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution

448

industrielle [1956], trad. de Christophe David, Paris, L’Encyclopédie des Nuisances, Ivrea, 2002, p.223. RIGAUD, Bernard, Henri Maldiney, la capacité d’exister, Paris, Germina, 2012, p.93.

449

MALDINEY, Henri, Ouvrir le rien, l’art nu, op. cit., p.328.

450

MADINEY, Henri, Penser l’homme et la folie (1991), Grenoble, Millon, 2007, p.91. 451

La théorie de l’information nous dirait même que nous sommes plus enclin à signifier l’inattendu que

452

l’attendu, et que le nombre d’information est proportionnel au caractère surprenant de l’évenement ; Cf. GIORGINI, Bruno, YOUNES, Chris, Lignes d’univers, lignes de vies urbaines, à paraître 2016.

L’articulation du corps et de ses milieux d’épanouissement est toujours une rencontre existentielle, constructrice et reconstructrice d’expériences singulières au contact desquelles se construisent les individualités. Soit, pour le dire en conclusion avec Chris Younès  : «  l’articulation «  aisthétique  » rythmique, qui sépare et joint en même temps, ouvre l’existence à « la surprise d’être » et donne à habiter » . 453

YOUNES, Chris, « une philosophie spatiale existentielle », in L’esprit des villes, n°1, p.79-84, p.84.

Chapitre 7. Habiter entre familier et étranger,


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