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L’entrelacs d’une capacité à faire monde et d’une porosité à être fait par des mondes

Dans le document Eléments vers une éthique de l'habitation (Page 100-104)

Ne concluons pas, en effet de tout cela qu’il ne soit question que de construire, faire,

transformer. La capacité de l’homme a «  faire monde  » ne peut et ne doit être pensée

qu’en rapport à une porosité de celui-ci vis-à-vis du monde. A savoir que, comme l’exprime clairement Pieter Versteegh, « il existe un lien entre la construction d’espaces (l’habitation, la maison, le chez-soi) et la construction identitaire (la personne, l’individu, le moi)  »262. Comment le soi et le chez-soi peuvent-ils interagir alors, si ce n’est parce que l’humain n’est pas imperméable aux milieux qu’ils traverse ? C’est parce que ceux-ci au contraire le pénètrent et le forment même, qu’une habitation est dicible. En effet, on pourrait le rappeler avec Straus, «  nous sommes une partie du monde et pourtant nous sommes en relation avec l’ensemble du monde, nous sommes dans le monde et en même temps nous lui faisons face »263. Or, justement dans le faire face au

monde se trouvent non seulement une responsabilité de considérer ce dernier, mais aussi

l’incontournable prise de risque d’être considéré par lui264. Dans le face-à-face pluridirectionnel et pluridimensionnel qui s’instaure entre l’habitant et son habitat se trouvent les clefs non seulement pour construire (physiquement et métaphoriquement) le monde, mais aussi pour être construit (de la même façon) par celui-ci. Ainsi affirmait récemment David Harvey que «  le droit à la ville ne se réduit donc pas à un droit d’accès individuel aux ressources incarnées par la ville  : c’est un droit à nous changer nous-mêmes (…) La liberté de nous faire et de nous refaire en façonnant nos villes est à mon sens l’un de nos droits humains les plus précieux mais aussi les plus négligés »265.

De même, c’était là aussi une des grandes hypothèses des écrits et propositions de Pierre Sansot cherchant à mettre en mot et en pensée le lien de l’humain à ses villes. De la Poétique de la ville, nous relevons ces propos éloquents à cet égards  : «  nous énoncerions volontiers cette nouvelle proposition qui nous paraît fondamentale  : le

véritable lieu urbain est celui qui nous modifie, nous ne serons plus en le quittant celui qui

Idem, p.60.

261

VERSTEEGH, Pieter, Présentation du projet ALCOVES – architecture et soins infirmiers en psychiatrie ;

262

http://www.jointmaster.ch/jma/ch/de-ch/index.cfm?page=/jma/home/education/researchjma/jmaalcoves ; consulté le 14 juillet 2015.

STRAUS, Erwin, Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie (1935), op. cit., p.243.

263

Cf. TRUC, Gérôme, Assumer l’humanité. Hannah Arendt : la responsabilité face à la pluralité, Bruxelles, Editions

264

de l’Université de Bruxelles, 2008, p.93.

HARVEY, David, Le capitalisme contre le droit à la ville, Paris, Amsterdam éditions, 2011, p.8.

nous étions en y pénétrant » . Ainsi, qui a pu plonger dans cet ouvrage s’est imprégné 266

des essais de Sansot sur les rapports de l’homme ordinaires à ces lieux de l’imaginaire commun, le parc, la rue, le bistrot, etc. Mikel Dufrenne, dans la préface qu’il écrit à destination de l’ouvrage, le synthétise de ses écrits :

« Les hommes – ses hommes – ne tiennent pas seulement le langage que les lieux leur inspirent : langage du bistrot, langage de la rue, langage du Prisunic. Ils sont, dans leurs gestes ou leurs démarches, ce que la ville attend d’eux. Qu’ils descendent dans la rue pour aller à leur travail ou pour se promener, ou pour y dresser des barricades, qu’ils se cachent pour échapper à la police ou qu’ils se montrent pour participer à un défilé, la ville inspire leur comportement (…) Mais comment l’entendre  ? Faut-il invoquer ici un conditionnement, comme de l’animal mû par un tropisme, ou de l’enfant dressé par l’éducation  ? Nullement ; ce n’est pas de déterminisme qu’il s’agit, mais de réciprocité et de connivence : les hommes produisent leur ville comme la ville produit ses hommes »267


En tout cela est à situer une piste de recherche inépuisable pour la recherche en architecture. Par delà tout déterminisme, et considérant la liberté, le libre-arbitre et la singularité en chacun individu, penser malgré tout le lien et l’influence des lieux sur les êtres… N’est-ce pas le propre de la discipline architecturale que d’avoir, depuis des millénaires, mis au point des stratégies spatiales pour orienter sa conduire, influer sur sa posture, guider son regard ou permettre ses habitudes ? Ainsi sans surprise, relèvera-t-on, de façon analogue, des propos similaires chez Jean-François Lyotard268, Perla Serfaty-Gazon269, Maurice Sauzet et Chris Younès , Deleuze et Guattari , Mathis 270 271

Stock272, Albert Schweitzer273, etc. 


Extrêmement nombreux sont ceux qui ont relevé et travaillé sur cette co-formation simultanée et réciproque de l’homme et son monde. Augustin Berque relève les apports de la Gestalpsychologie et de la pensée de Francisco Varela par le biais du concept d’enaction, avant d’en situer finalement l’origine chez le Merleau-Ponty de La

SANSOT, Pierre, Poétique de la ville, op. cit., p.52.

266

DUFRENNE, Mikel, « Préface », in SANSOT, Pierre, Poétique de la ville, op. cit., p.11-12 267

« Nous habitons un lieu, un milieu quand notre manière d’être se forme à leur fréquentation » LYOTARD,

268

Jean-François, «  Conventus  », dans Misère de la philosophie, Paris, Galilée, «  Incises  », 2000, p.200  : cité par BESSE, Jean-Marc, Habiter, un monde à mon image, op. cit., p.131

« Entre l’habitant et son logement, il y a production réciproque » SERFATY-GAZON, Perla, « Le chez-soi »,

269

in Dictionnaire de l’habitat, Paris, Armand Colin, 2002

«  Dans un façonnement réciproque, entre transformation et création, sont accordés par l’habitation les

270

rythmes de l’homme et du monde » YOUNES, Chris, « Phénoménologie et architecture des lieux de l’habiter », in SAUZET, Maurice, YOUNES, Chris, LARIT, Christian, Habiter l’architecture, entre transformation et création, Paris, Massin, 2003, p.141

«  le nomade fait le désert non moins qu’il est fait par lui  », DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix, Mille

271

Plateaux, op. cit., p.473

habiter tout entier signifie «  se construire à l’intérieur d’un monde par la construction même de celui-ci  ».

272

STOCK, Mathis, «  Théorie de l’habiter. Questionnements  », in LUSSAULT, Michel, YOUNES, Chris, PAQUOT, Thierry, Habiter, le propre de l’humain, op. cit., p.107

« Nous vivons dans le monde et le monde vit en nous », SCHWEITZER, Albert, Le respect de la vie, 1919 ;

273

Structure du comportement de 1942274. Chez Anders, nous trouvons aussi ces écrits issus des Journaux de l’Exil et du Retour de 1952  : «  Une ville est-elle donc une simple « chose » ? N’est-elle pas un « monde » qui fait des « personnes » (…) qui vivent là ce qu’elles sont, et leur donne telle urbanité plutôt que telle autre  ?  » . Et, plus loin 275

encore dans l’espace-temps historique, chez Victor Hugo se trouvent des propos similaires, puisqu’en Notre Dame de Paris l’écrivain précise qu’« il est inutile d’avertir le lecteur de ne pas prendre à la lettre les figures que nous sommes obligés d’employer ici pour exprimer cet assouplissement singulier, symétrique, immédiat, presque consubstantiel d’un homme et d’un édifice » … 276

De l’hypothèse de l’entrelacement des configurations capables de faire monde(s) et

conditionnements signifiants l’être fait par (des) monde(s), ne concluons pas toutefois qu’il

s’agisse de l’interaction entre une « activité » et une « passivité ». En effet, envisageons ensemble ces propos d’Emmanuel Lévinas  : «  le monde c’est ce qui nous est donné. L’expression est admirablement précise  : le donné, certes, ne vient pas de nous, mais nous le recevons. Il a déjà une face par laquelle il est terme d’une intention  » . 277

L’analyse est difficile mais intéressante : pour recevoir véritablement le monde en tant que tel, nous devons avant tout le percevoir et le reconnaitre en tant que tel, le désirer, l’héberger pour être forgé par lui, le recevoir en nous pour en faire justement un « monde »… En toutes ces formulations, difficile de dire ce qui est de l’ordre du faire actif ou de l’être fait passif, du faire passif ou de l’être fait actif  : il semble tout simplement que les catégories de l’activité et de l’inactivité soient tout bonnement inefficaces pour penser ce tissage complexe de l’homme à ses spatialités vécues ou fantasmées, cet entrelacement d’une capacité et d’une porosité. Dit en d’autres termes : le conditionnement de notre dialogique est aussi activité, et la configuration est aussi une passivité. Ne faisons-nous pas monde même « malgré nous » ? 


Entre ces deux termes semble se jouer ce que Pierre Sansot nomme poétiquement les résonances humaines - l’enfantement réciproque de l’homme et du monde,

de l’individu et des autres . Dans la «  résonance humaine  » qui me lie au monde 278

resurgit une pensée du lien originel, structurel, ontologique de l’homme à son monde. «  Nous sommes ceux qui possèdent des choses et par conséquent sommes

« énaction (…) la notion qu’a introduite Francisco Varela dans la question du rapport entre l’organisme vivant

274

et son environnement. L’idée de base, à savoir que l’organisme donne forme à son environnement tout en étant façonné par lui, est déjà présente chez Merleau-Ponty dans La structure du comportement (1942) ; mais Varela l’a développée en termes proprement physiques, en parlant de « spécification mutuelle » et de « couplage structurel » entre l’organisme et son environnement. Ceux-ci, autrement dit, se font émerger réciproquement  » BERQUE, Augustin, Etre humains sur la Terre, op. cit., p.190-191.

ANDERS, Günther, « Ruines aujourd’hui » (1952-1953), in Journaux de l’exil et du retour, op. cit., p.273.

275

HUGO, Victor, Notre-Dame de Paris, livre IV, § 3 ; cité par BACHELARD, Gaston, La poétique de l’espace,

276

op. cit., p.92.

LEVINAS, Emmanuel, De l’existence à l’existant, op. cit., p.51

277

« c’est dire que les résonances humaines (l’enfantement réciproque de l’homme et du monde, de l’individu et 278

des autres) se substituent aux résonances cosmiques et qu’eles tentent de sauver ce travail de la platitude  » SANSOT, Pierre, Poétique de la ville, op. cit., p.455.

conditionnés  »279, écrivait Heidegger insistant sur ce fait qu’habiter soit notre

condition…

HEIDEGGER, Martin, cité par Norberg-Schulz, Christian, Habiter, vers une architecture figurative, Electa 279

Chapitre 4. Habiter entre présence et durée, 


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