Milan Kundera 593
Soma, première demeure de l’être
lles sont pour ainsi dire innombrables, les pensées qui ont précisé, illustré, mis en lumière le fait qu’« avant d’habiter le quartier, le logement, l’individu habite son propre corps, établit avec lui des rapports de masse, de poids, d’encombrements, d’envergure, etc »594. Nous allons essayer ici d’en cerner les consistances, contours, limites et enjeux. Tout pourrait démarrer avec ces faits élémentaires relevés ici par Erwin Straus que, « comme être corporel, je me trouve rivé et limité à un seul lieu à un moment donné » , et qu’ainsi « le « là-bas » éloigné est référé à mon « ici ». Je suis au centre, et 595
chacun de nous se trouve de la même manière au point central de son monde, du paysage qui s’ouvre devant lui » , ce qui a pour conséquence que « chacun vit le 596
monde du point de vue auquel il est lié par sa corporéité et par la pesanteur qui lui est
KUNDERA, Milan, L’insoutenable légèreté de l’être (1984), Deuxième Partie : L’âme et le corps, Paris,
593
Gallimard, 1987, p.64-65
VIRILIO, Paul, Essai sur l’insécurité du territoire, Stock, Paris, 1976, p.269 ; cité par, GUILLOT, Xavier,
594
« Habiter les flux de la mondialisation », op. cit., p.219. STRAUS, Erwin, Du sens des sens, op. cit., p.203.
595
Idem, p.202.
596
inhérente » . 597
Notre corps est et fait notre présence même : sans corps, pas d’être-au-monde. C’est-à-dire que, précision connue, nous n’avons pas un corps, mais nous sommes corps. Ce qui implique à son tour, comme le remarque Emmanuel Lévinas, qu’« être corps c’est d’une part se tenir, être maître de soi, et, d’autre part se tenir sur terre, être dans l’autre et par là, être encombré de son corps » . A savoir donc que le monde ne se déploie pas 598
uniquement autour de nous, mais que nous prenons aussi place en lui, avec notre encombrement, et l’engagement que cette masse inclut. Pour cette raison peut-être, se
tenir est un ethos, et vice versa. Maldiney : « L’esthétique elle aussi est une éthique. Ethos
en grec ne veut pas dire seulement manière d’être mais séjour. L’art ménage à l’homme un séjour, c’est-à-dire un espace où nous avons lieu, un temps où nous sommes présents - et à partir desquels effectuant notre présence à tout, nous communiquons avec les choses, les êtres et nous-mêmes dans un monde, ce qui s’appelle habiter » . 599
Ainsi, considère Jean-Marc Besse, l’espace habité est d’abord un espace incarné : « notre corps est notre première maison (…) Puis-je habiter autrement et ailleurs que dans la perspective de ma mortalité, de ma finitude temporelle (et spatiale) ? Habiter, n’est-ce pas précisément être à l’intérieur et à partir de ses limites ? (…) le lieu où nous habitons est inséparable du temps que nous habitons, le temps de notre vie » . 600
Dans les lignes que forment les relations entre le corps et les paysages, s’écrivent et se lisent ces textes qui sont les véritables inscriptions de l’habitation humaine. Ces textes ne sont pas des recueils de philosophies, ni des analyses sociologiques, ils sont les
géographies, les inscriptions du milieu sur le sujet et du corps dans l’espace, sur l’un et
sur l’autre, et vice-versa. Anthropologiquement parlant, « pratiquer des espaces permet de passer par l’histoire et de l’écrire dans les corps »601 ; et le corps en mouvement lit et
prononce les topologies citadines, « la ville est lue par le corps » . Dans cet entrelacs, la 602
phrase urbaine n’est aucune théorie, aucun dogme sur l’habiter, elle est prononciation 603
et incarnation, fusion kinesthésique entre le sujet et son milieu.
De la sorte nous pourrions vouloir appeler, avec d’autres, « « ville habitée » celle qui peut être touchée, c’est-à-dire effectivement vécue par ses habitants. Elle a des sonorités, odeurs et goûts propres qui vont, pour celui qui l’expérimente, composer, avec la vision, la complexité de l’expérience urbaine »604. Mais que pourrait bien signifier là « ville habitée » ? A savoir, par la négative : que pourrait-être une ville « inhabitée », si ce n’est un non-sens absolu, puisque quelque chose qui ne pourrait plus être nommé « ville » ? Si toute ville ainsi est par définition, habitée, c’est que toute ville
Idem, p.330.
597
LEVINAS, Emmanuel, Totalité et infini, op. cit., p.177.
598
MALDINEY, Henri, « L’esthétique des rythmes » (1967), in Regard, Parole, Espace, op. cit., p.202.
599
BESSE, Jean-Marc, Habiter, op. cit., p.235.
600
PETITEAU, Jean-Yves, « La méthode des itinéraires », in BERQUE, Augustin, BONNIN, Philippe, DE
601
BIASE, Alessia, L’habiter dans sa poétique première, op. cit., p.108.
BERENSTEIN-JACQUES, Paola, « Eloge des errants », in Idem, p.39.
602
Cf. BAILLY, Jean-Christophe, La phrase urbaine, Paris, Seuil, 2013.
603
BERENSTEIN-JACQUES, Paola, « Eloge des errants », in Idem, p.39.
est d’ailleurs, toujours vécue par le corps, traversée par lui, et même, bien plus puissamment donc : instauré par lui. Il n’y a de ville que là où il y a des corps.
Incarnée, la ville est donc corps, un autre corps, en relation avec le premier ; méta-organisme, méta-bolisme, la ville est corps, et sa mesure est le corps de l’homme qui l’instaure en tant que tel. « Selon certains urbanistes, nous dit d’ailleurs Pierre Sansot, on doit mesurer approximativement la distance qu’un homme accepte de parcourir sans prendre sa voiture et cette distance représenterait comme le rayon du cercle dans lequel il habite »605. L’humain habite là où son corps s’est rendu, là où il se rend quotidiennement, là il pourrait se rendre à l’avenir…
C’est que selon Philippe Madec, « l’homme est corps, son corps est lieu, son lieu est matière »606. Or, c’est une évidence que de le souligner, l’architecture de tout temps s’est attachée à considérer la question du corps. L’architecture est fondamentalement, un attachement à la corporéité de l’humain, et son ménagement, elle est tentative d’invention et d’accompagnement des multiples dimensions de celui-ci.
Chris Younès : « l’architecture existe comme une chose sensible (…) Elle est tension rythmique liée à la corporéité »607. Et parce que la géométrie qui la compose n’est pas que matérielle ou mathématique, mais aussi sensible et symbolique, elle comporte, à plusieurs égard, des caractères existentiels608. La forme architecturale n’est pas que dimension abstraite ou rationnelle, explicitait déjà Rudolf Arnheim dans
Dynamique de la forme architecturale609, elle est aussi signifiante parce que, par la perception humaine, liée au corps de l’être percevant. Ainsi, c’est d’une attention comparable à celle de Maurice Sauzet travaillant dans « le souci et le respect de la personne en son indissociable unité de corps-esprit » que doit être envisagée l’architecture et ses puissances existentielles610. « La question de la médiance, résume Augustin Berque, est inséparable de celle de la corporéité. Watsuji va jusqu’à dire que le milieu est notre chair même » . Et c’est cette corporéité qui fait tout l’enjeu du milieu 611
habité.
En effet, qu’advient-il à l’heure où « l’ancrage corporel de l’existence perd de la puissance »612 ? A l’heure où « l’humanité urbanisée devient une humanité assise »613 ? Avec Xavier Bonnaud, nous pensons que « les liens que nous entretenons avec les lieux et les choses ne peuvent pas faire fi de cette dimension corporelle sans que s’insinuent
SANSOT, Pierre, Poétique de la ville, op. cit., p.392.
605
MADEC, Philippe, L’architecture et la paix, op. cit., p.62
606
YOUNES, Chris, « Phénoménologie et architecture des lieux de l’habiter », in SAUZET, Maurice,
607
YOUNES, Chris, LARIT, Christian, Habiter l’architecture, entre transformation et création, Paris, Massin, 2003, p. 139
Cf. YOUNES, Chris, PAQUOT, Thierry (dir.), Géométrie : mesure du monde, Paris, La découverte, 2005.
608
Cf. ARNHEIM, Rudolf, Dynamique de la forme architecturale, Bruxelles, Mardaga, 1986.
609
YOUNES, Chris, « Phénoménologie et architecture des lieux de l’habiter », in SAUZET, Maurice,
610
YOUNES, Chris, LARIT, Christian, Habiter l’architecture, entre transformation et création, Paris, Massin, 2003, p. 140.
BERQUE, Augustin, Etre humains sur la terre, op. cit., p.100.
611
LE BRETON, David, L’adieu au corps, Paris, Métailié, 2013, p.21.
612
VIRILIO, Paul, cité par LE BRETON, David, L’adieu au corps, op. cit., p.21.
de profondes altérations dans notre « habileté à habiter » » . Car notre habitation 614
s’attache à tisser corps et espaces en présences, mais aussi à nouer et tenir en lien les précédentes relations de notre existence spatiale. C’est-à-dire que ce qui est en jeu dans la dimension corporelle de l’habitation, n’est pas seulement la relation de notre corps d’aujourd’hui avec ses fréquentations spatiales d’aujourd’hui, mais, plus profondément, l’ensemble de notre histoire existentielle dans les rapports qu’elle a pu lier avec ses lieux. Il faut relire Gaston Bachelard pour s’en convaincre :
« Au delà des souvenirs, la maison natale est physiquement inscrite en nous. Elle est un groupe d’habitudes organiques. A vingt ans d’intervalles, malgré tous les escaliers anonymes, nous retrouverions les réflexes du « premier escalier », nous ne buterions pas sur telle marche un peu haute. Tout l’être de la maison se déploierait, fidèle à notre être. Nous pousserions la porte qui grince du même geste, nous irions sans lumière dans le lointain grenier. La moindre des clenchettes est restée en nos mains »615
Ainsi les clenches des lieux restent-elles en nos mains autant que nos mains patinent leurs porcelaine, ainsi les marches façonnent t-elles nos muscles autant que nos chaussures en lissent les aspérités. De la sorte emportons-nous avec nos existences des parts de ces architectures, et de ce fait le « là » du corps n’est-il pas qu’un là mais constitue tout autant un là-bas, un ayant-été, un là-à-venir, un là fantasmé ou imaginé. Notre corporéité est existentielle, notre existence est corporelle. Ces développements peut-être éclairent les propos d’Erwin Straus notant que « le « là » dans lequel, selon le mot de Heidegger, notre existence est jetée, est notre corporéité avec son monde structuré correspondant »616. L’habitation qu’habite le corps n’est donc pas unique, pas plus que le corps qu’habite l’habitation n’est uniquement mien. Car si notre corps reste indubitablement et de façon incontournable notre demeure première, il n’est pas dit que le corps d’autrui ne soit pas aussi un mécanisme constituant pour notre habitation, un lieu à habiter, une demeure où exister.
Une tradition de méfiance, voire de haine à l’égard du corps, a caractérisé une grande partie de l’histoire de la pensée depuis l’Antiquité jusqu’à la pensée scientifique moderne ou aux projections les plus récentes des technosciences. La Grèce Antique tout d’abord envisagea le corps comme tombeau de l’âme ; en elle, « l’âme est tombée à l’intérieur d’un corps qui l’emprisonne » . Puis la tradition chrétienne considéra le 617
corps comme sujet de tentation et lieu des péchés. La science moderne, rationnelle, analysa le corps comme un simple support de la personne, un objet fonctionnel, explicable, réparable voire désormais constructible en tout point. C’était oublier que l’étude de Descartes sur la raison s’était initialement inquiétée des passions du sujet ; que l’Université elle-même, dans ses plus hautes sphères, a pu l’affirmer : « même dans un siècle de science et de pensée, l’avenir restera souriant et propice à ceux-là surtout
BONNAUD, Xavier, De la ville au technocosme, Nantes, L’Atalantes, 2008, p.80.
614
BACHELARD, Gaston, La poétique de l’espace, op. cit., p.32.
615
STRAUS, Erwin, Du sens des sens, op. cit., p.331.
616
LE BRETON, David, L’adieu au corps, op. cit., p.13.
qui auront su conserver intacte la force de sentir » … Toute science ne tire-t-elle pas 618
ses racines des champs de l’expression, de l’intuition et du subjectif, des cultures du
sentir - au sens large du terme ? Et, nous l’avons évoqué, tout corps n’est-il pas avant
tout un déploiement du sentir, un noeud d’émotions, perceptions et sensations, un amas d’intuitions, de réflexes, de forces, bref, d’énergies vitales en tout point existentielles mais nullement physiques, aucunement matérielles ? Le corps envisagé comme spiritualité, voilà ce qu’invite à considérer Emmanuel Lévinas : « la spiritualité du corps ne réside pas dans ce pouvoir d’exprimer l’intérieur. De par sa position il accomplit la condition de toute intériorité. Il n’exprime pas un événement, il est lui-même cet événement »619.
C'est que, conclu Juhani Pallasmaa, « la conscience humaine est une conscience incarnée ; le monde est organisé autour d’un centre sensoriel et corporel. Pour Gabriel Marcel, « je suis mon corps » ; pour Wallace Stevenes, « je suis ce qui m’entoure » ; pour Noël Arnaud, « je suis l’espace où je suis » ; pour Ludwig Wittgenstein, « je suis mon monde » »620…