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L’existence, l’insistance, en l’habiter

Dans le document Eléments vers une éthique de l'habitation (Page 197-200)

Par delà toute dialectique entre Dasein et Weg-Sein, trop suggestives dans leurs référence critique à une pensée heideggerienne qui nous déborderait nécessairement, nous voudrions proposer une dialogique habitationnelle fondée sur l’idée d’un rapport entre

insistance et existence. 


Quoi d’autre en effet est à l’oeuvre dans tout ce qui vient d’être évoqué que ce rapport en une tenue « à l’intérieur de soi », une in-sistance, et un déploiement « hors

«  L’action et la parole créent entre les participants un espace qui peut trouver sa localisation juste presque

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n’importe quand et n’importe où. C’est l’espace du paraître au sens large : l’espace où j’apparais aux autres comme les autres m’apparaissent, où les hommes n’existent pas simplement comme d’autres objets vivants mais font explicitement leur apparition » Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, 1961, p.258

BACHELARD, Gaston, La poétique de l’espace, op. cit., p.91.

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STERN, Günther, « Pathologie de la liberté. Essai sur la non-identification », Recherches Philosophiques, op. cit.,

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p.22-54. Idem.

soi  », une ex-sistance  ? Partout, toujours, notre habitation se déploie entre ces deux pôles. Jean-Marc Besse  : «  Nous sommes ailleurs, toujours, ou en tout cas jamais complètement ici. Nous sommes ici et là, et c’est dans l’ensemble de nos parcours, entre nos ici et nos là, qu’au bout du compte nous aurons habité  » . Ou plutôt, 704

préciserions-nous : c’est, non par « entre », mais par ces parcours entre ici et là que nous habitons, à chaque instant. Voire, plus précisément encore, dans la relation et le dialogue entre ces deux énergies simultanées que nous habitons. Ce que nous retrouvons aussi chez Pierre Sansot écrivant que «  L’homme se montre capable de tergiverser, d’être à la fois là et ailleurs, dans ce qui n’est plus et ce qui sera peut-être » . Pouvoir ne pas être là, n’est-ce pas au moins autant que la capacité d’être-le-là, 705

une faculté particulièrement remarquable, et propre à l’humain ? Ainsi l’écrivain, sans surprise, désirait-il «  que l’on conserve ou que l’on restaure des espaces d’indétermination où les individus auraient la liberté de demeurer dans un état de vacance ou de poursuivre leur marche (…), des espaces d’indétermination dans lesquels l’homme a la possibilité de demeurer disponible ou de poursuivre à vive allure sa marche dans le tracas et les fracas »706. Et, à ce sujet, comment ne pas s’accorder avec lui ?


Existence et habitation

On s’étonnera peut-être, de la séparation que nous tendons à constituer ici entre existence et habitation ; tant et si bien qu’il semblait important pour notre étude de préciser la proposition conceptuelle et ses rapports avec l’existence telle que traditionnellement entendue par les penseurs de l’habiter.


Il est important tout d’abord d’écrire à cet égard que s’accorder avec Henri Maldiney qu’« habiter et exister sont un »707 n’est pas affirmer que l’un et l’autre sont synonymes ; et que souligner le lien nécessaire de l’un à l’autre n’est pas confondre les deux. Car en effet, une différence fondamentale réside et doit permettre de différencier les idées d’exister et d’habiter. 


« Exister est un sentiment (…) qui tient au rapport que nous entretenons avec le monde extérieur. Le besoin d’autonomie et le besoin de dépendance sont liés. En effet, l’homme n’a pas la capacité de se faire auto-exister » . Ainsi, l’homme « est existé », il 708

est porté à son existence par une sortie hors de lui-même qu’il ne lui appartient pas de faire advenir ni seul, ni à loisir. L’art est proposé par Maldiney comme capable de susciter l’existence. Mais aussi tout relation humaine, qui nous lie à l’autre, en qui, d’ailleurs, nous existons. Ainsi en est-il de Janine, la femme adultère de Camus, qui témoigne de cette capacité « d’être existé » : « à lui faire sentir si souvent qu’elle existait

BESSE, Jean-Marc, Habiter, op. cit., p.222 

704

SANSOT, Pierre, Du bon usage de la lenteur, Paris, Payot&Rivages, 1998, p.135 705

Idem, p.158, 163. 706

MALDINEY, Henri, « La rencontre et le lieu », in YOUNES, Chris (dir.), Henri maldiney, op. cit., p.168.

707

NEUBURGER, Robert, Exister. Le plus fragile des sentiments, op. cit., p.49.

pour lui, il la faisait exister réellement. Non, elle n’était pas seule… » . 
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A l’inverse, virtuellement, selon cette conception de l’existence, un ermite vit mais n’existe pas. Littéralement, il ne peut sortir de lui-même, faire l’ex-per-ience de l’autre. Prisonnier de lui même plus encore que de son île, un Robinson Crusöe est condamné à vivre dans l’insistance, jusqu’à la folie. Ou, dit une ultime fois sous la plume andersienne, «  chacun de nous ne s’éprouve comme indubitablement là que lorsque d’autres font appel à lui comme étant là. A la différence du cogito ergo sum cartésien, la preuve de l’existence qui, de fait, a cours dans la vie devrait s’énoncer comme suit : cogitor ergo sum – « On pense à moi, donc je suis » ». .
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Au contraire de ces constats, qu’en est-il de l’habitation sur tout ces points  ? Bien que ce point constitue un point ultérieur de notre étude711, nous l’avons dit déjà : il est impossible d’« être mis-en-habitation » par quelque chose, quelqu’un. L’habitation, s’il est entendu qu’elle ne peut être qu’en société, n’en est pas moins indéfectiblement une capacité propre et singulière de l’individu, qui ne peut être ni enseignée ni réalisée en hétéronomie. On ne saurait faire habiter, à moins d’être logé et de perdre donc par là, nous l’avons vu, toute habitation. Si par l’autre « je suis existé », impossible d’affirmer par analogie que « l’on m’a logé, et donc j’habite »…


Dès lors donc, il ne peut appartenir à notre étude de confondre habitation et

existence, de les considérer comme des équivalents. L’un et l’autre se recoupent à de

nombreux endroits mais n’en restent pas moins des territoires différenciés, évoluant dans des dimensions propres. En ce qu’habiter n’est pas chose « rare », pas plus qu’exister ne l’est712, l’habiter humain est permanent et incontournable, et renvoie simultanément pour l’individu, tant au vivre, qu’à l’exister et l’insister.

Insistance et habitation

De la même façon donc qu’« habiter et exister sont un » sans pour autant se confondre, parallèlement, «  habiter et insister sont un  », et tout aussi indissociables (bien que, similairement, chacun reste bien, un concept différent de l’autre). Nous avons eu l’occasion de développer cette idée suffisamment et n’y reviendrons pas ici.


Proposons toutefois une petite note à cet égard : dès lors qu’il y a in-sistance, il y a pluralité des univers vécus et ressentis, habités. En effet, si l’habitation est aussi

CAMUS, Albert, L’exil et le royaume, Paris, Gallimard, 1957.

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ANDERS, Günther, « Post Festum » (1962), in Journaux de l’exil et du retour (1985), op. cit., p.84.

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Cf. 4e Partie, Chapitre 18, Ni « rendre habitable », ni « faire habiter »

711

Et ce, quoi qu’en dise d’ailleurs Henri Maldiney affirmant très étrangement que « se surprendre exister est une

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chose rare, c’est pourquoi dans une vie l’existence est rare ». L’affirmation renvoie à la conception de l’existence chez Maldiney, particulièrement explicite et lisible en ces lignes  : «  L’existence est rare. Nous sommes constamment, mais nous n’existons que quelquefois, lorsqu’un véritable événement nous transforme  » MALDINEY, Henri, La poésie d’André du Bouchet ou la genèse spontanée, Compar(a)ison 2, 1999, p.9 ; Mais enfin, ce n’est pas parce que le se surprendre est rare, que la chose elle-même est rare. Par comparaison, il nous est rare de nous surprendre habiter… Mais qui pourrait sérieusement affirmer que, par conséquent, nous n’habitons que « rarement » ?

intérieure, mémorielle ou fantasmée, comment penser que nous n’habitions que l’espace où nous sommes présentement  ? Il semble plus raisonnable de penser que toute une série d’habitations vivent en nous, à chaque instant ; habitations qui nous construisent en tant que ce que nous sommes, influencent nos humeurs et nos subjectivités, notre manière d’être à l’espace, notre ethos. 


En ceci, nous nous opposerons d’une certaine façon à Alain Petit affirmant qu’«  on peut occuper successivement plusieurs espaces, mais non habiter plusieurs lieux  »713. Nous pensons au contraire que l’habiter humain est fondamentalement pluriel, et ce, de façon nécessaire et permanente. Parce que nous sommes habités en permanence par l’entracs de notre mémoire habitante et de nos désirs habitants, nous existons en permanence dans des spatio-temporalités différentes de celle où nous nous trouvons, et nous existons en permanence au travers de celles-ci. Parce que, comme l’écrit le philosophe lui-même, «  le lieu est l’objet d’une mémoire qui me le rend intime ; même absent, je l’habite »714…


Simultanéité de l’ex-sistance et de l’in-sistance en l’habitation humaine


Selon Hannah Arendt, «  nous ne pouvons pénétrer dans l’espace public, c’est-à-dire dans le monde qui nous unit tous, et qui est à proprement parler l’espace politique, que si nous nous éloignons de notre existence privée et de notre sphère familiale à laquelle notre vie se rattache  »715. Cela étant entendu, nous insisterons sur le fait que, malgré tout, l’existence et l’insistance, n’en sont pas moins des catégories simultanées de notre vie humaine. L’existence témoignant plutôt d’un aspect politique de notre vie, et l’insistance d’un aspect personnel, intime, l’une et l’autre sont toutefois des caractères avec lesquels nous sommes en co-présence permanente. Naviguant simplement plutôt vers l’un ou plutôt vers l’autre, plus consciemment vers le premier ou plus volontairement vers le second, nous restons toutefois, à chaque instant, des êtres

existants et insistants. A la différence ainsi de l’espace politique relevé par Arendt comme

une séparation radicale d’avec l’ordre familial, l’existence et l’insistance, malgré leurs significations respectivement publiques et privées, sont des aspects de l’ensemble de nos spatialités vécues. Tout comme nous avons pu le montrer auparavant, à savoir que tout comme dans l’Unheimlichkeit est apparue explicite la simultanéité du familier et de l’étranger, ou tout comme dans le gouffre de l’événement ou de la rencontre, le présent s’est paradoxalement révélé pouvoir perdurer, existence et insistance eux aussi sont deux formes entrelacées qui ne surviennent pas l’une après l’autre, mais dans le même espace-temps. Leurs limites sont tant épaisses que poreuses, leurs échanges flous et complexes, tant et si bien qu’il pourrait nous arriver de les confondre l’une et l’autre.


PETIT, Alain, «  L’habitude d’habiter, pour une archéologie de l’architecture  », in YOUNES, Chris,

713

MANGEMATIN, Michel (dir.), Donner l’habiter, op. cit., p.5. Idem, p.8.

714

ARENDT, Hannah, La politique a -t-elle encore un sens ? (1995), Paris, L’Herne, 2007, p.24-25.

Dans le document Eléments vers une éthique de l'habitation (Page 197-200)