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L’hypothèse des polarités dialogiques d’habiter…

Dans le document Eléments vers une éthique de l'habitation (Page 83-92)

Avant d’entrer dans les lignes précises de ce mécanisme habitationnel proposé (ce qui constituera l’objet de notre deuxième partie), la présente introduction voudrait tout d’abord proposer une brève présentation de l’outil conceptuel lui-même, ses lignes de forces et ses mécanismes, limites et ambitions.

Vers une formulation unanime du mécanisme habitationel humain

Par la transformation de la question «  qu’est-ce qu’habiter  ?  », en «  comment habite

l’homme ? » n’est ni entendue ni attendue une liste interminable de réponse concrètes

(en demeurant, en mangeant, en parlant, etc.), mais plus intrinsèquement, un travail questionnant les moyens, processus, stratégies ou encore mécanismes par lesquels habite l’humain. De quels éléments et structures de déploiements l’art d’habiter humain se compose-t-il ? Au moyen de quels principes l’homme cherche-t-il à déployer sur la terre son désir et son besoin, sa nécessité fondamentale d’habiter la Terre  ? Ce sont ces questionnements que va tenter d’éclairer notre outil conceptuel sur l’habiter.

L’enjeu est de viser une réouverture vers une formulation travaillant par delà les différentes acceptions du terme et les disciplines, leurs vocabulaires et leurs méthodes toujours difficiles à accorder. C’est un fait qui mérite d’être rappelé : il n’existe en effet, pour l’heure, «  aucune formulation unanime de l’habiter  »210. Ainsi en va-t-il de l’importance de cet enjeu, certes ambitieux, à l’oeuvre dans les questionnements auxquels nous nous proposons de répondre  : réussir ce grand écart entre ontologie et concrétude, intemporalité métaphysique et actualité politique. Un outil qui travaille avec les affirmations de la philosophie, de la géographie, de l’anthropologie, de la sociologie, de l’architecture et du paysage, de la psychologie, pour envisager quels terrains d’ententes sont tissés entre ces différents regards sur ce même objet qui les préoccupe.


De cette invitation trans-disciplinaire on ne s’étonnera nullement. Pourquoi l’architecte devrait-il choisir ses références dans une discipline uniquement  ? S’il faut

« L’habiter désigne parfois l’ensemble des pratiques des lieux, d’autres fois, une véritable fusion entre l’être et 210

l’espace  (…) Une formulation unanime de l’habiter n’existe pas pour les différentes disciplines qui abordent la notion  : philosophie, géographie, sociologie, anthropologie, psychosociologie, psychologie environnementale, architecture ». HEROUARD, Florent, « Habiter et espace vécu : une approche transversale pour une géographie de l’habiter », Habiter, Propre de l’Humain, p.159-170, p.159-160

travailler aujourd’hui à l’établissement de la discipline architecturale elle-même, alors nous le pensons : c’est au moyen de tous les outils disponibles qu’il faut le faire. Edgar Morin, pour ne citer que lui, a suffisamment écrit en faveur de l’advenue d’une pensée

complexe  ! Afin que les différentes incitations en faveur d’une transdisciplinarité ne

restent pas des appels sans réponses, l’étude s’est attachée à n’exclure aucune méthodologie, aucune discipline, aucune époque et aucune singularité dans son approche. Au risque peut-être, en échange, d’une grande multitude et d’une mise en relation périlleuse, d’approches a-priori sans communes mesures ni vocabulaire partagé. En tout cela, peut-être effectivement prendra-t-on le risque d’être «  dans le pluridisciplinaire total, au point que dans cette vaste foire des savoirs, on voit encore moins ce qu’est l’architecture en tant qu’architecture » . Mais, pensant que nous avons 211

tout a y gagner, nous prendrons ce risque, convaincus que c’est de la sorte que l’architecture en tant que discipline pourra construire un positionnement et des méthodes qui lui sont propre - sur le long terme tout du moins.

La pensée des contraires


A cette ambition de formulation théorique et méthodologique à même de rendre la diversité des regards, on nous rétorquera à l’occasion qu’il s’agit d’une impossibilité pure et simple. Il est vrai qu’il suffit d’ouvrir la seule discipline philosophique elle-même pour envisager qu’en son sein même rien ne tend à l’unanimité sur la question de l’habiter, et qu’avant même de penser pouvoir accorder les disciplines entre elles, il faudrait avoir la prétention de mettre d’accord ne serait-ce que la philosophie avec elle-même ; ce que, jusqu’à preuve du contraire, aucun philosophe sérieux n’avait encore osé imaginer. Voire, pour ne prendre que cet exemple : comment penser déjà accorder ne serait-ce qu’un penseur avec même ? Accorder par exemple Jean Baudrillard avec

lui-même relèverait déjà, en effet, d’une certaine prouesse. 


Il faudrait pour réaliser tout cela accepter les contradictions, et de ce fait, accepter la coexistence simultanée de contraires. Or la philosophie antique d’Anaximandre, Héraclite, Parménide et Plotin déjà, démontrait par le jeu de l’unité et l’opposition, que tout naît de la séparation originelle des contraires. L’être et le néant, le plein et le vide, le jour et la nuit, etc. : il semble à bien y regarder que la philosophie occidentale elle-même se soit bâtie sur ces oppositions.


Des « oppositions » qui pourtant ne peuvent paradoxalement être pensées l’une sans l’autre : ce qu’a souligné très tôt, pour sa part, plutôt la philosophie orientale. Ainsi Lao Tseu, dans le Tao Teh Ching écrivait déjà en 600 av. J.C. cette proposition illustrant que « l’être et le non-être naissent l’un de l’autre » :

MADEC, Philippe, Exist, Paris, Jean-Michel Place, 2000, p.29.

Le difficile et le facile se produisent mutuellement. Le long et le court se donnent mutuellement leur forme.

Le haut et le bas montrent mutuellement leur inégalité. Les tons et la voix s’accordent mutuellement.

L’antériorité et la postériorité sont la conséquence l’une de l’autre 212

Là où l’Occident voit dans le jour et la nuit deux opposés incompatibles, l’Orient par la voie de Lao-Tseu propose de les considérer comme des compléments harmoniques, nécessairement en dialogue, fondamentalement liés l’un à l’autre tant et si bien qu’il soit impossible de les penser l’un sans l’autre. Sans affirmer pour autant qu’il faille voir dans le présent travail l’application d’une quelconque pensée chinoise, c’est néanmoins sur ce modèle que nous prétendons travailler avec les différences de pensées historiques sur la pensée de l’habiter : selon un principe d’articulation et de complémentarité plutôt que sur une base d’opposition infranchissable, de contraires incompatibles.

Après tout, n’est-ce pas là aussi, comme le souligne Félix Guattari, la structure même de l’écologie que de travailler avec des polarités en dialogue  ? S’il est vrai et possible que «  l’éco-logique n’impose plus de «  résoudre  » les contraires, comme le voulaient les dialectiques hégéliennes et marxistes » , alors c’est bien que les nouveaux 213

enjeux posés par notre époque nécessitent de notre part un dépassement de nous-mêmes, un aller par-delà l’histoire de notre pensée occidentale.

L’hypothèe des polarités dialogiques comme outil conceptuel

Comment ainsi accorder la pensée de la demeure de Bachelard et la théorie de la mobilité de Radkowski  ? Les travaux sur l’habitude de Ravaisson ou Bourdieu et la pensée de l’habitation comme surprise chez Benoit Goetz ? Puisqu’habiter semble être, dans la théorie philosophique, architecturale ou géographique, tout et son contraire, alors, nous prendrons le contrepied de cette difficulté pour la transformer en hypothèse problématique : et s’il pouvait être affirmé qu’habiter soit nécessairement un jeu entre des contraires ? C’est l’hypothèse que notre étude va tenter de déployer et de valider dans cette seconde partie. Par quel méthode scientifique démontrer cette hypothèse  ? L’invention d’un outil théorico-méthodologique semble requise pour expliciter et solidifier notre intuition première.


Si comme le propose Chris Younès «  articuler  » est «  travailler «  à séparer les choses en les tenant ensemble  »214, alors il semble que ce soit bien d’un travail d’articulation qu’il s’agisse ici ; articulation entre des polarités en dialogue. Quel dispositif inventer pour travailler en ce sens  ? Comment nommer, tout d’abord, cette nécessité de travailler en articulation, à la recherche d’une formulation pour l’habiter qui articule les différentes propositions plutôt qu’elle ne les oppose ? On pourrait penser

Lao Tseu, Tao Teh Ching, Livre 1, II

212

GUATTARI, Félix, Les trois écologies, Paris, Galilée, 1989, p.46.

213

YOUNES, Chris, « Préface », in SALIGNON, Bernard, Qu’est-ce qu’habiter ?, op. cit., p.8.

qu’articuler, c’est créer un milieu, et en ce sens, dire de notre démarche qu’elle cherche, à la manière de la philosophie antique en quête d’un juste milieu entre des hybris, d’une modération entre des extrémités, des extrêmes. Mais rien n’est plus contraire à notre volonté que celle de neutraliser ces pôles pour leurs chercher un milieu qui serait destructeur. Habiter, c’est bien rester, demeurer, s’enraciner  : l’extrémité de l’enracinement que nous cherchons à articuler n’est pas de l’ordre d’un hybris à tempérer, il s’agit d’un mouvement vital de l’homme. En ce sens nous n’utiliserons pas le terme de milieu en terme de modération, de neutralisation, mais plutôt en termes plus éthologiques ou mésologiques de milieu de vie. Et à ces milieux de vie

eco-techno-symboliques215, nous ajouterons dans la lignée des travaux de Chris Younès une dimension existentielle ; débouchant de fait sur l’affirmation que l’habitation humaine comme milieu existentiel se construise du dialogue des polarités en question.

Nous gardons à l’esprit que notre pensée de l’habitation depuis des polarités en dialogue s’est nourrie de nombreuses références préalables. Chez Chris Younès tout particulièrement, la pensée de l’habiter est fréquemment exprimée en termes dialogiques. Pour ne citer que ces cas, la monographie sur les architectures de Maurice Sauzet, Habiter l’architecture, se concluait en ces termes : « dans une double dynamique génératrice faite de sédimentation et d’avènement, l’homme peut recueillir et déployer un lieu d’existence  » ; et la préface de l’ouvrage Qu’est-ce qu’habiter de Bernard 216

Salignon s’ouvrait sur ces mots : « Le chez-soi est « amer » de l’existence, à condition de nouer le dedans et le dehors, le proche et le lointain, l’intime et le commun, l’historial et l’historicité, le logos et le topos »217. Dès ses premiers travaux de 1990 en vérité, nous retrouvons aujourd’hui, rétrospectivement, l’habitation déjà pensée comme entrelacement noué de contraires créateurs :

« Nous sommes des êtres projetés vers un extérieur mais vers un extérieur en rapport avec notre intérieur. Le fondement de notre présence au monde est dans cet espace où les choses s’entrouvrent à nous et où nous nous entrouvrons à elles (…) Reconnaître des lieux et se reconnaître ou ne pas reconnaître des lieux familiers à certains moments critiques et ne pas se reconnaître, cela ne fait qu’un »218


En tout cela, nous trouvons donc à affirmer l’héritage dû, et le lien de filiation évident qui doit être explicité entre ces propositions et la formulation de notre outil conceptuel présent. 


De la même façon encore, certainement notre hypothèse rejoint-elle des

Cf. BERQUE, Augustin, Etre humains sur la Terre, Principes d’éthique de l’écoumène, Paris, Gallimard, 1996.

215

YOUNES, Chris, « Temps de l’habiter », in SAUZET, Maurice, YOUNES, Chris, LARIT, Christian, Habiter

216

l’architecture, entre transformation et création, Paris, Massin, 2003, p.219

YOUNES, Chris, « …. ». (préface), in SALIGNON, Bernard, Qu’est-ce qu’habiter ?, op. cit., p.8.

217

MANGEMATIN, Michel, YOUNES, Chris, «  Architecture  », Actes du colloque Donner l’habiter,

218

Architecture - Oeuvre d’art - existence, Vers une architecture appropriée, N°3, Ecole d’Architecture de Clermont-Ferrand, 1990, p.51, 52.

réflexions aussi préalablement engagées par Stéphane Bonzani. Dans La ligne d’édifier,

Invention architecturale et transmilieu(x), notamment :

«  l’instauration de milieux habitables est fondée sur ce schème conceptuel fondamental  : intériorité/ extériorité, se déclinant lui-même en de nombreux autres couples selon le type de discours dans lequel il se trouve mobilisé : dedans/dehors, ici/ailleurs, limité/illimité, connu/inconnu, familier/hostile, civilisé/ sauvage, etc (…) sur le plan de l’expérience, ces « catégories », souvent spatialisantes, font jouer entre elles de nombreuses limites, plus ou moins vagues, plus ou moins étendues, des zones intermédiaires qui laissent place à des situations d’incertitudes. Sur le plan conceptuel ensuite, ces dualités sont toujours pensées ensemble et induisent donc le problème de leurs relations mutuelles. Les deux pôles s’excluent certes, mais ne trouvent pourtant leur sens que l’un par rapport à l’autre »219


Là où cependant Stéphane Bonzani s’empare de ces dualités pour mettre en avant les mécanismes et structures d’«  instauration de milieux habitables  », nous penserons des dualités parallèles pour décrire les mécanismes et modes d’action de l’habiter humain. 


Prolongeant et déplaçant dès lors les écrits de ces penseurs pour les déployer à l’état de système théorique et méthodologique, nous tenterons modestement de leur donner la forme d’un outil appréhensible et reproductible, appropriable tant par l’architecte que par le philosophe, le géographe ou le politique lui-même. Notre thèse sur l’existence de polarités habitationnelles, tel le rêve freudien qui « excelle à réunir les contraires et à les représenter en un seul objet »220, tentera de cerner, par le biais d’un seul et même objet conceptuel, la diversité extrême d’existences, d’habitations, et de relations entre l’une et l’autre.


Rythmiques habitationnelles, géométries existentielles


Qu’est entendu concrètement donc par « hypothèse des polarités dialogiques d’habiter » - et comment notre étude prétend-elle comprendre et étudier cette hypothèse  ? Huit polarités sont envisagées pour comprendre la rythmique existentielle qu’est l’habitation humaine. Dans chacune de ces polarités sont deux pôles, qui résonnent l’un et l’autre, simultanément et nécessairement ensemble. Les associations polarisées choisies sont les suivantes  : configuration/conditionnement, présence/durée, appartenance/liberté, habitude/

surprise, familier/étranger, enracinement/mobilité, soma/psyché, ex-sistance/in-sistance. 


Ces huit polarités contiennent à l’évidence une part d’arbitraire, et il appartient au sérieux de notre étude d’en souligner la pertinence, mais aussi de reconnaître qu’il eut pu être fait état d’autres polarités, différentes ou supplémentaires, suivant les points de vue ; cette précision ne nous semblant pas altérer la qualité de la proposition, qui ne BONZANI, Stéphane, La ligne d’édifier, Invention architecturale et transmilieu(x, thèse de philosophie,

219

soutenue le 22 septembre 2010, Lyon, Université Lyon 3 Jean Moulin, p.183

TIBERGHIEN, Gilles, «  Une poétique de la cabane  », in BERQUE, Augustin, BONNIN, Philippe, DE

220

BIASE, Alessia, L’habiter dans sa poétique première. Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, Paris, Donner lieu, 2008, p.94

vise aucune exhaustivité.


Pour la clarté de l’argumentation, ces huit polarités ont nécessairement été développées dans un ordre unique. A ce développement linéaire toutefois n’appartient aucune hypothèse théorique, et il n’est signifié par là aucune hiérarchie, aucune priorité ni aucun ordre pour ce qui est de notre manière d’habiter. L’ordre choisi pour l’argumentation est le suivant :

Configuration et conditionnement
 Présence et durée
 Appartenance et liberté
 Habitude et surprise
 Familier et étranger
 Enracinement et mobilité
 Soma et psyché
 Ex-sistance et in-sistance


Afin de poursuivre plus explicitement l’hypothèse des polarités dialogiques proposée et visualiser le système méthodologique qu’elle propose, ainsi que la théorie pour l’habiter qui s’y trouve, nous proposons de déployer cet outil en diagramme. Plaçons tout d’abord nos huit polarités en dialogue : la figure du cercle est inévitable.


Notre hypothèse postule que c’est au coeur de ces rencontres multiples que l’être habite. Dans les liens que tissent leur rencontre, l’homme s’établit, et entretient son humanité, vit le milieu existentiel

toujours singulier qui est le sien  : singulier en ce qu’il est unique puisque sien, et unique à chaque instant puisqu’en perpétuelle évolution. Ce

milieu existentiel se déploie entre des

polarités, et, loin de les neutraliser en son centre, les convoque, toutes, à

chaque instant, pour être.


De cette singularité de chaque instant le milieu existentiel qu’est l’habitation humaine est proposé comme une rythmique existentielle. En elle s’articulent, en dialogue avec l’être et son environnement, la rythmique corporelle incarnée et la rythmique

pulsionnelle et névrotique de l’esprit, les rêves et fantasmes qui nous font tendre ou hésiter, les besoins et la morale qui nous guident, consciemment ou non, différemment à chaque instant. La rythmique de l’être n’en reste pas moins un jeu entre ces mêmes

polarités, convoquées plus ou moins puissamment par les tactiques habitationnelles de l’être vivant. Autour d’un même jeu, une rythmique aux déclinaisons infinies. En elle les opposés se nouent et s’enlacent et se changent en une ouverture qui les dépasse  : l’habitation humaine.


Chapitre 3. Habiter entre configuration et conditionnement,

Dans le document Eléments vers une éthique de l'habitation (Page 83-92)