• Aucun résultat trouvé

Deux acceptions courantes de la notion d’« habiter »

Dans le document Eléments vers une éthique de l'habitation (Page 41-45)

Deux acceptions courantes de la notion d’« habiter »

Habiter, loger

Tout d’abord, l’entente que fait la doxa du terme, associant habiter et loger tels deux synonymes. Et ce, bien que, comme l’écrive Philippe Madec « l’habitation n’est pas le logement », tout autant qu’« habiter ce n’est pas seulement être logé » . Nous touchons 54

là à ce que proposait déjà Radkowski, ce fait qu’à ce sujet «  la première confusion à éviter est celle qui consisterait à identifier « habiter » et « s’abriter » » . Ainsi entendra t-55

on ces notes de Charles Hussy :

«  Le terme «  habiter  » évoque la pleine possession, le pouvoir d’être chez soi et de gérer l’espace environnant, tandis que « loger » suggère l’attitude diamétralement opposée, qui consiste à utiliser, pour sa résidence, un espace existant, de telle sorte que l’on s’en remet, pour l’évaluation de ses propres besoins, à l’expérience et à l’intelligence d’un entrepreneur immobilier. Les deux attitudes s’opposent, la première privilégiant l’usage, c’est- à-dire la finalité même de l’action de résider, la seconde, plus économique, privilégiant l’échange d’un logement prêt à occuper contre un loyer » .56

De la même façon, si on trouve chez Norberg-Schulz un grand travail sur le terme « habitat », c’est avant tout pour distinguer celui-ci de l’idée de « logement » en le rapprochant plutôt de la notion d’habiter, comme le montre très explicitement les écrits de l’architecte :

«  Le terme «  habitat  » signifie ici quelque chose de plus que d’avoir un toit et un certain nombre de mètres carrés à sa diposition. D’abord, il signifie rencontrer d’autres êtres humains pour échanger des produits, des idées et des sentiments, c’est-à-dire pour expérimenter la vie comme une multitude de possibilités. Ensuite, il signifie se mettre d’accord avec certains d’entre eux, c’est-à-dire accepter un certain nombre de valeurs communes. Enfin, il signifie être soi-même, c’est-à-dire choisir son petit monde personnel » 57

Sur cette première entente nous passerons dès lors très rapidement, convaincus en effet avec ces architectes et chercheurs qu’il nous est possible de considérer sans équivoque qu’en l’habitation se tienne quelque chose de plus fondamental, de plus existentiel et de plus puissant que le simple logement.


Cf. « De quelques emplois du verbe habiter », in PEREC, George, Penser/Classer, Paris, Seuil, 1982, p.13-15.

53

MADEC, Philippe, Habitant, le texte, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, 2004, p.12, 17.

54

RADKOWSKI, Georges-Hubert, Anthropologie de l’habiter, vers le nomadisme, Paris, PUF, 2002, p.24

55

HUSSY, Charles, «  Habiter ou loger  : l’exemple d’Onex  », in Habitation  : revue trimestrielle de la section

56

romande de l’Association Suisse pour l’Habitat, n°47 (1974), p.18.

Norberg-Schulz, Christian, Habiter, vers une architecture figurative, Electa Moniteur, 1984, p.7. 57

Habiter, vivre

Doit venir ensuite l’entente que considèrent la grande majorité des disciplines scientifiques, qui associent généralement la notion d’habiter à celle du vivre. En témoignent s’il le fallait de façon très éloquente les études et défenses en faveurs de l’écologie, dans lesquels notamment le terme d’inhabitable est utilisé comme un synonyme évident d’invivable. En guise d’exemples révélateurs à cet égard, nous relevons depuis L’anthologie de la pensée écologique de Dominique Bourg et Augustin Fragnière  : 58

« de grandes parties du globe, autrefois très fertiles et très peuplées à tous égards, sont maintenant nues, stériles, inhabitables et désertes (…) on dirait que l’homme est destiné à s’exterminer lui-même après avoir rendu le globe inhabitable  » Jean-Baptiste de Monet, Système analytique des connaissances

positives de l’homme restreintes à celles qui proviennent directement ou indirectement de l’observation (1820) 59

«  de vastes et fertiles contrées, situées en divers continents, ont été abîmées par l’homme, beaucoup d’entre elles ruinées au point de s’en être trouvées transformées en déserts désormais inhabitables » Fairfield Osborn, La planète au pillage (1948) 60

« Je sais, il y a des gens qui disent, enivrés qu’ils sont par nos petits bonds dans le cosmos : « Eh, bien, quand l’homme aura épuisé le fonds nourricier de la planète, quand il aura dégradé, détérioré, pillé tous les magasins terrestres, quand il se sera rendu le globe inhabitable avec ses ordures radioactives, avec ses pétroles, ses insecticides etc., eh bien, il s’en ira » Jean Rostand, Le courrier de la nature (1965) 61

«  la Science (avec un S majuscule) trouvera sûrement le moyen de permettre à l’humanité d’essaimer les autres planètes du système solaire, voire d’autres plus éloignées encore, avant d’atteindre ce point d’encombrement. Oublions un instant, voulez-vous, qu’il est presque certain que ces planètes sont inhabitables » Paul R. Ehrlich, La Bombe P (1968) 62

De la même façon, Philippe Madec, plus récemment, employait lui aussi le terme dans un sens analogue lorsqu’il écrivait que «  En France, pendant la Première Guerre mondiale, neuf cent vingt-sept mille logements ont été détruits ou sont devenus inhabitables  » . Dans ces propos, nous l’entendons encore une fois  : l’inhabitable et 63

l’invivable sont entendus comme des synonymes.

L’étude du terme d’« habitabilité » est elle aussi particulièrement révélatrice à cet égard. Le terme apparaît en 1801 pour la première fois dans le dictionnaire de Louis Sebastien Mercier, intitulé Néologie ou Vocabulaire des mots nouveaux. A renouveler, ou pris dans des

acceptions nouvelles (1801). Ce terme y signifie alors pour la « faculté qu’a l’univers de

pouvoir être rempli de corps célestes. Ce terme favorisera tous les beaux rêves

BOURG, Dominique, FRAGNIERE, Augustin, La pensée écologique. Une anthologie, op. cit.

58 Idem, p.50 59 Idem, p.176 60 Idem, p.225 61 Idem, p.277 62

MADEC, Philippe, L’architecture et la paix. Eventuellement, une consolation, Paris, Jean Michel Place, 2012, p.

63

cosmologiques. Dans les temps des sanglantes proscriptions, heureux qui a eu le courage de croire à l’Habitabilité des forêts ou à celle des cavernes ! » . Par la suite, c’est 64

Jules Verne notamment qui reprendra ce terme dans De la Terre à la Lune (1865), puis, dès 1868, l’astronome Camille Flammarion publie La Pluralité des mondes habités.

Etude où l’on expose les conditions d’habitabilité des terres célestes au point de vue de l’astronomie, de la physiologie et de la philosophie naturelle . Bien vite alors, les sciences 65

astrales définiront une planète comme habitable en fonction des critères d’atmosphère, d’humidité, de chaleur et de lumière  : «  l’habitabilité  » est la synthèse qualitative et quantitative de l’ensemble de ces marqueurs étudiés. 


Ainsi, pour l’astrophysique contemporaine, l’habitabilité d’une planète est sa proximité avec les qualités terrestres. Dit en d’autres termes, plus les conditions d’atmosphère, de température, de gravitation, de lumière ou de ressources se rapprochent de la planète Terre, et plus l’habitabilité de la planète est élevée. Cette appréhension du terme nous invite une fois encore à assimiler le terme d’habitable comme un équivalent exact de celui de « vivable ».

C’est dès 1890 que la géographie s’empare du terme . Ainsi en est-il de même, pour la 66

géographie contemporaine occupée à questionner l’oekoumène, territoire habité, par opposition aux territoires non-habités, dans lesquels il n’est pas de vie humaine : cette acception du terme est encore une fois une assimilation directe de l’habiter à l’habité, au « là où vit un être humain, une communauté humaine » ; de l’« habiter » au « vivre ».

Certaines recherches en géographie toujours ont aussi récemment fait de la notion d’habitabilité un synonyme de la durabilité . Ce nouveau rapprochement 67

toutefois reste dans une acception de l’ordre du « vivable », l’interrogation portant sur la question du comment forger des milieux « habitables » (vivables) sur le long terme, plus que sur une véritable écosophie ou sur un questionnement ontologique.

De la même façon encore, l’« habitabilité » est aujourd’hui, selon le Dictionnaire

historique de la langue française la «  qualité de ce qui offre plus ou moins de place à

occuper » . Définition réductrice s’il en est, qui ne nous laisse qu’à penser qu’à partir 68

de l’instant où un espace est suffisant pour être occupé, il en devient nécessairement habitable. Ainsi la législation française donne-t-elle les conditions minimales pour qu’un espace soit considéré comme « habitable », en termes de taille et de nombre de

Cité par DAERON, Isabelle, Habitabilité, mémoire de fin d’études sous la direction de Marie-Haude Caraës,

64

Paris, ENSCI-Les Ateliers, 2009, p.19

FLAMMARION, Camille, La Pluralité des mondes habités. Etude où l’on expose les conditions d’habitabilité des

65

terres célestes au point de vue de l’astronomie, de la physiologie et de la philosophie naturelle, Paris, Didier et Cie, 1868 Cf. Dictionnaire géographique et administratif de la France et de ses colonies, Paris, Hachette, 1890-1905

66

Cf. HUCY, Wandrille, MATHIEU, Nicole, MAZELLIER, Thierry, RAYNAUD, Henri, « L’habitabilité des

67

milieux urbains  : un objet au croisement des disciplines  », p.237-260, in MATHIEU, Nicole, GUERMOND, Yves, La ville durable, du politique au scientifique, Cemagref, Cirad, Ifremer, INRA, 2005 ; ou encore le travail de Nathalie Blanc sur l’habitabilité urbaine  : «  L’expression de «  durable  » rapportée à l’environnement consiste à penser que, dans un système démocratique, l’implication des habitants garanti le respect de l’environnement  : «  l’appropriable  » est une des dimensions du durable  » BLANC, Nathalie, «  L’habitabilité urbaine  », in COUTARD, Olivier, LEVY, Jean-Pierre, Ecologies urbaines, Paris, Economica/Anthropos, 2010, p.176

REY, Alain (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2010, p.1672

pièces, d’état et de raccordement aux réseaux. Possède une bonne habitabilité ce qui est de condition et de taille suffisante.


L’anthropologie, la sociologie et l’ethnologie enfin, parlent elles aussi d’« habilitabilité », bien souvent pour témoigner de conditions d’habitat décentes, des conditions minimales de salubrité, à savoir principalement l’hygiène et d’espace  : ce dont a besoin un individu moyen pour vivre dignement. Edward T. Hall l’utilise en ce sens lorsqu’il note en conclusion de ses analyses qu’«  un appartement à la limite de l’habitabilité se révélera inhabitable au moment précis où une tour à appartement viendra priver ses habitants de toute vue  » . Existence humaine et dignité sont 69

étroitement liées, E.T. Hall le montre bien d’ailleurs dans la suite immédiate de son ouvrage . Ce qui est intéressant à noter à ce sujet est plutôt, à nouveau, cette proximité 70

entre l’habiter et le vivre. «  Puisqu’on ne peut y vivre dignement, c’est inhabitable  »  : l’habitabilité est jugée par ces disciplines en fonction du « niveau de vie » auquel il nous est possible de prétendre dans ce lieu.

Problèmes soulevés par ces deux acceptions du terme « habiter »

En nombre de pensées et d’écrits sont donc, en défintive, assimiler l’idée d’habiter avec celle du vivre. Pourtant, Ivan Illich est explicite  : si traditionnellement, il était impossible de séparer «  habiter  » de «  vivre  », aujourd’hui, «  des gens naissent et meurent à Dallas sans avoir jamais connu ce que c’est qu’« habiter » » . Or ici, Illich ne 71

fait pas référence ici au fait que Dallas soit composé de taudis insalubres, ou de logements trop étriqués  ! De même, argumente aussi Alain Petit, «  (l’habiter) se distingue fortement de l’occupation de l’espace : on peut très bien être absent d’un lieu tout en l’habitant, alors qu’un corps ne saurait sans contradiction être absent d’un espace et l’occuper » …
72

L’un comme l’autre nous invitent à le penser : « habiter » semble donc pouvoir être différencié du « vivre ». Et ce d’autant plus qu’associer « habiter » et « vivre », c’est faire perdre toute acuité critique à la notion d’habiter. En effet, si «  tant que nous vivons, nous habitons », alors quel enjeu résiderait dans la lutte contre « l’inhabitable » ? Quel pourrait être le sens même d’une architecture, l’intérêt de l’accueil, de l’hospitalité, de l’ouverture  ? Assimiler trop fortement «  habiter  » et «  vivre  », c’est mettre de côté la part existentielle fondamentale de notre tenue sur la terre, oublier ce qui fait que nous ne sommes pas simplement quelque part, mais que nous nous formons, en tant qu’être humains même, au contact du fait que nous transformons l’espace en lieu, la Terre en oekoumène, l’étendue en territoire, la nature en paysage.

HALL, Edward T., La dimension cachée (1966), trad. de Amélie Petita, Anne Fabre-Luce, Paris, Seuil, 2014, p.

69

210.

Cf.« Pathologie et surpopulation », idem, p.210-212

70

ILLICH, Ivan, H2O. Les eaux de l’oubli, trad. de Maud Sissung, Paris, Lieu commun, 1988, in Oeuvres

71

Complètes Tome 2, Paris, Fayard, 2005, p.470

PETIT, Alain, « L’habitude d’habiter, pour une archéologie de l’architecture », in Donner l’habiter, p.5.

A ces premières ententes du terme données comme insatisfaisantes nous devons envisager une dernière conception de la notion, nécessairement plus philosophique puisque directement issue de la métaphysique de Martin Heidegger. Elle est aujourd’hui fondamentale et très largement répandue en philosophie, mais aussi en sciences humaines, chez quelques géographes et parmi un nombre croissant d’architectes.

Dans le document Eléments vers une éthique de l'habitation (Page 41-45)