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L’« habiter » heideggérien des Essais et Conférences

Dans le document Eléments vers une éthique de l'habitation (Page 45-48)

L’habiter heideggérien, en ce qu’il est immédiatement lié au bâtir et au penser, semble,

de prime abord, bien adapté aux architectes et à l’architecture, en ce qu’il semble, a priori, donner l’architecture comme condition sine qua non de son être. En effet, écrit-il,

«  nous ne parvenons, semble-t-il, à l’habitation que par le «  bâtir  »  » . L’architecture 73

serait-elle indispensable à l’habitation  ? Il n’en est rien, précise immédiatement le philosophe : en effet, d’une part « toutes les constructions, cependant, ne sont pas aussi des habitations  » , et d’autre part l’habitation est un «  domaine qui dépasse ces 74

constructions et qui ne se limite pas non plus au logement » . 
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Le grand mérite du texte de Martin Heidegger que de déployer, par delà l’acception faible du terme « j’habite ici » au sens du « je dors ici » ou « je loge ici », une compréhension plus large et ontologique de l’habitation humaine sur la terre, qui a trait à notre humanité elle-même et au ménagement de l’espace qu’elle institue. En ses écrits, «  Habiter  » est toujours souligné et précisé chez lui comme une condition avant tout

terrestre : dans Bâtir, Habiter, Penser (« habiter est la manière dont les mortels sont sur

Terre  ») tout autant que dans «  …l’homme habite en poète…  », par lequel Heidegger prend le temps de préciser :

« « Plein de mérites (sans doute), mais en poète, l’homme habite… » Viennent ensuite dans le textes les mots  : «  sur cette terre  » (…) (Par là) non seulement Hölderlin met la «  poésie  » à l’abri d’une erreur d’interprétation facile à commettre, mais, en ajoutant les mots  «  sur cette terre  », il nous dirige proprement vers l’être de la poésie. Celle-ci ne survole pas la terre, elle ne la dépasse pas pour la quitter et planer au dessus d’elle. C’est la poésie qui tout d’abord conduit l’homme sur terre, à la terre, et qui le conduit ainsi à l’habitation » .
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En tout cela, chez Heidegger nous le voyons bien avec George Steiner, «  être humain, c’est être immergé, implanté, enraciné dans la terre, dans la quotidienneté terre à terre du monde » . L’habitation humaine, immanquablement, nous ramène au lien 77

indéfectible qui travaille l’humain, l’humus, et la Terre. Si l’homme habite, c’est en tant

Idem, p.170. 73 Idem. 74 Idem, p.171. 75

« L’homme habite en poète », in HEIDEGGER, Martin, Essais et Conférence, op. cit., p.230

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STEINER, George, Martin Heidegger, p.111

que mortel, sur la Terre…


Nulle question ainsi, de parvenir à l’habiter « par » le bâtir, bien au contraire ; pas plus, en retour, qu’il n’est question d’affirmer que c’est «  par  » l’habiter que nous bâtissons. Quoi qu’en disent Josep Maria Esquirol ou Ortega Y Gasset sur ce point, 78 79

en effet, la relation entre l’habiter et le bâtir ne peut se résumer à une pure relation de causalité simple, qu’elle soit dans un sens ou dans l’autre ; et « habiter » n’est nullement un moyen au service d’une fin. C’est peut-être justement là que se situe même l’apport fondamental de Martin Heidegger : après lui seulement a pu être envisagé avec plus de lisibilité ce fait essentiel que l’habiter, en tant que condition ontologique fondamentale de l’humanité, est une fin en soi et non un simple « moyen » au service d’une fin plus primaire ou profonde. Nous n’habitons pas pour être au sec, en sécurité ou dans l’intimité - habiter est la façon dont nous sommes sur la Terre, à chaque instant, en tant que mortels. Par là seulement pouvons-nous entendre cette troisième acception de l’idée d’habiter et toute la profondeur de sa distinction d’avec l’idée d’être logé ou le vivre (qui supposeraient, l’une et l’autre, justement, des rapports de causalité ou l’habiter comme

moyen au service d’une fin). Par là seulement entendrons-nous aussi cette formulation

particulièrement puissante de Benoit Goetz, résumant peut-être toutes ces idées à la fois : « il reste toujours à habiter » …
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Nous reviendrons par la suite sur ce rapport entre habiter et bâtir, nous engageant notamment dans une critique de l’idée de «  faire habiter  » . Notons pour 81

l’heure, que dans leur intrication profonde, le bauen et le wohnen renvoient dans les propositions l’un à l’autre dans un rapport toujours complexe, et qu’il semble ainsi difficile d’affirmer que le bauen soit véritablement la condition du wohnen chez Heidegger. 


Que dit alors le philosophe ? Qu’« être homme veut dire : être sur terre comme mortel, c’est-à-dire  : habiter  » . Et, par l’allégorie du pont, il introduit à cette caractéristique 82

humaine qui est celle du ménagement d’un lieu, proposant par là que le bâtir fasse exister le lieu  : 83

« Le pont est à vrai dire une chose d’une espèce particulière ; car il rassemble le Quadriparti de telle façon qu’il lui accorde une place. Car seul ce qui est lui-même un lieu (Ort) peut accorder une place. Le lieu la thèse heideggerienne « affirme ceci : c’est parce que nous habitons que nous construisons, et pas le contraire ;

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construire est habiter convenablement  » ESQUIROL, Josep Maria,  «  Critique d’Heidegger  », in HOTTOIS, Gilbert, CHABOT, Pascal (dir.), Les philosophes et la technique, Paris, Vrin, 2003, p.136

« Heidegger affirme que « construire » (bauen) est « habiter » (wohnen). On construit pour habiter comme un

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moyen pour une fin, mais cette fin d’habiter préexiste au construire. (…) (l’homme) ne construit pas tant pour habiter, qu’il habite pour construire » Ortega Y Gasset, Anejo : en torno al coloquio de Darmstadt, 1951, in Obras Completas IX, disponible en français sous le titre ORTEGA Y GASSET, Le mythe de l’homme derrière la technique, trad., BOURGEOIS Frédéric, MELOT Claire, ROLLOT Mathias, Paris, Allia, décembre 2015, p.56, p.65.

GOETZ, Benoit, La Dislocation, op. cit., p.98.

80

Voir 4e Partie, Chapitre 18, Ni « rendre habitable », ni « faire habiter »

81

« Bâtir, habiter, penser », in HEIDEGGER, Martin, Essais et Conférence, op. cit., p.173

82

Cf. GOETZ, Benoit, La Dislocation, op. cit., p.80.

n’existe pas avant le pont. Sans doute, avant que le pont, soit là, y a-t-il le long du fleuve beaucoup d’endroits qui peuvent être coupés par une chose ou une autre. Finalement l’un d’entre eux devient un lieu et cela grâce au pont » .
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Mais, à nouveau, quelle place accorder au ménagement architectural, au bâti ? S’agit-il vraiment de considérer que ce soit le bâtir qui fasse le lieu, ne s’insère-t-il pas lui même, quelque part  ? Alain Petit, l’affirme pour sa part  : «  le lieu préexiste à l’ars

aedificandi (…) le lieu précède l’architecture » . Et Michel Serres attaque : « Il se plante 85

joliment, le bon Martin Heidegger, mon cousin  : loin que le pont fasse le lieu, au contraire le lieu détermine le pont. A t-il jamais travaillé dans un chantier de construction, le penseur ? » . 
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Le lieu détermine-t-il alors le pont, ou est-ce l’inverse  ? C’est qu’elle est tout aussi complexe la relation du lieu et du bâtir - et certainement en effet n’y a t-il jamais existé de pont, sans, au préalable, tant des situations physiques et des besoins humains

appelant ce pont, que des imaginaires et récits vécus et fantasmés du lieu permettant cet

appel préalable – bref, sans une forme de lieu préalable à ce pont instaurateur de lieu. Ainsi de la même manière nous faut-il l’écrire : de la relation entre le lieu (habité) et le bâtir (habitation) il ne doit être formulé aucune relation trop simpliste. Figures latentes, fleuve et pont préexistent l’un à l’autre, et d’une certaine façon, simultanément, sont aussi mis en éclosion l’un et l’autre, ensemble, lorsque par leur actualisation ils entrent en résonance.


Ces entrelacs entre lieu et bâtir sont si bien mis en avant par les textes heideggeriens, que l’on serait en peine de l’accuser de simplification, tant au contraire ceux-ci se jouent d’une complexité frisant souvent même l’obscur voire l’incompréhensible. Comment ainsi travailler depuis leurs propositions sans détourner leur sens, réduire leur portée, ou fantasmer leurs caractères originels, tout en rendant plus clair, accessible et partageable leur contenu  ? Au delà même du caractère scientifique et explicite de toute recherche universitaire, en effet, la clarté n’est-elle pas la politesse du philosophe (Ortega Y Gasset ) aussi bien que des hommes de lettres (Jules 87

Renard) ; bref, n’est-elle pas, en définitive, la politesse de tout homme tentant sincèrement d’être entendu  ? Il faut s’accorder avec ces remarques d’Ortega Y Gasset, qui firent suite au colloque de Darmstadt :

« Heidegger est profond, qu’il parle du bauen ou d’autre chose. Mais (…) je me dois d’ajouter qu’il est non seulement profond, mais que, de surcroît, il veut l’être, et cela ne me paraît plus si positif. Heidegger, qui est génial, souffre d’une manie des profondeurs. Parce que la philosophie n’est pas qu’un voyage danss les profondeurs. C’est un voyage aller-retour, et par conséquent, cela signifie aussi, ramener le profond à

Idem, p.182-183

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PETIT, Alain, “L’habitude d’habiter, pour une archéologie de l’architecture”, in Donner l’habiter, p.2.

85

SERRES, Michel, Habiter, Paris, Le Pommier, 2011, p.86.

86

ORTEGA y GASSET, Le mythe de l'homme derrière la technique, op. cit., p.41.

la surface et le rendre clair, manifeste » .
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Ces différentes facettes introduisent chacune à la difficulté et la complexité de la proposition heideggerienne de considérer l’habitation par delà le logement et le vivre, comme facteur plus existentiel et ontologique, partie prenante de ce que signifie être humain sur la Terre. 


Remontons désormais plus en amont encore dans la philosophie heideggérienne pour voir en quoi Etre et temps déjà portait les prémices d’une réflexion sur les rapports existentiels de l’être à ses spatialités vécues. Pour Sloterdijk en effet, Dasein contient déjà l’idée même d’habiter : « ce qu’il nomme l’être-dans-le-monde ne signifie rien d’autre qu’«  habiter  » le monde (…). l’être-là est toujours un acte d’habitation déjà accompli » . S’il nous faudra revenir par la suite sur cette proposition selon laquelle 89 90

être-dans-le-monde serait un synonyme d’habiter, notons pour l’heure en tout cas qu’il

semble bien qu’il y ait un sens à revenir à l’idée même de Dasein pour envisager avec plus de justesse la proposition heideggerienne sur l’habiter. Car, pour le dire aussi avec Françoise Datsur, « avant donc de se tourner vers les textes plus tardifs dans lesquels les thèmes du lieu et de l’habitation deviennent prépondérants, il faut commencer par montrer non seulement quelle est déjà la place faite dans Etre et Temps à la dimension de la spatialité », pour voir notamment à quel point « le Dasein s’exprime d’emblée sur-lui même à partir de la position qu’il occupe et de la spatialité originaire qui est la sienne » .
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Dans le document Eléments vers une éthique de l'habitation (Page 45-48)