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Psyché, première demeure de l’être

Dans le document Eléments vers une éthique de l'habitation (Page 178-182)

Nous venons de le voir, il est difficile de considérer l’habiter et l’habitat humain sans envisager le rapport que l’un et l’autre entretiennent avec la question du corps. Cette prédominance du corps de l’habitation toutefois ne doit pas nous rendre insensible à ces propos de Kenneth White : « Un monde c’est ce qui émerge du rapport entre l’esprit et la terre  »621  : habiter, c’est aussi trouver sa demeure en des lieux psychiques, et inversement transcender les espaces que nous traversons pour les transformer en lieux ; s’accomplir comme da-sein et «  faire lieu  » sont au moins autant des facultés éthérées que des capacités physiques. En effet, nous dit Lévinas, « présenter l’habitation comme une prise de conscience d’une certaine conjoncture de corps humains et de bâtiments, c’est laisser de côté, c’est oublier le déversement de la conscience dans les choses » 622. Et quelle prégnance à ce «  déversement  » dans notre rapport au monde  ! Après tout, considère Ortega Y Gasset dans La déshumanisation de l’art :

« La relation de notre esprit aux choses consiste à les penser, à s’en former des idées. En réalité, nous ne possédons du réel que les idées que nous avons réussi à nous en former. Elles sont comme le belvédère « (…) des paroles que vous n’avez point oubliées, celles que prononçait ici-même, il y a deux ans, le chef de 618

l’Université : « Je voudrais, disait-il, que nous missions à rechercher le juste et à le propager, un peu de flamme et d’imagination. Répétez-vous bien que, même dans un siècle de science et de pensée, l’avenir restera souriant et propice à ceux-là surtout qui auront su conserver intacte la force de sentir »  » BERGSON, Henri, Le bon sens et les études classiques ; discours prononcé par Henri Bergson à la distribution des prix du Concours général le 30 juillet 1895. Nous soulignons.

LEVINAS, Emmanuel, De l’existence à l’existant, op. cit., p.106.

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PALLASMAA, Juhani, La main qui pense, Arles, Actes Sud, 2013, p.9.

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Cité par COLLOT, Michel, « de la géopoétique », in BERQUE, Augustin, BONNIN, Philippe, DE BIASE,

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Alessia, L’habiter dans sa poétique première, op. cit., p.318. LEVINAS, Emmanuel, Totalité et infini, op. cit., p.163.

depuis lequel nous regardons le monde. Goethe disait très justement que chaque nouveau concept est comme un nouvel organe qui surgirait en nous. C’est donc avec les idées que nous voyons les choses et, dans l’attitude naturelle de l’esprit, nous ne les remarquons pas, tout comme l’œil qui regarde ne se voit pas »623

De la même façon, Jacques Levy et Michel Lussault semblent penser que l’homme vit par la représentation qu’il se fait du monde : « les êtres humains ne vivent pas dans le monde tel qu’il est, mais dans le monde tel qu’ils le voient, et, en tant qu’acteurs, ils se comportent selon leur représentation de l’espace »624. C’est qu’en effet, comme le montre Bachelard, «  sans cesse on réimagine sa réalité  »625. L’homme, s’il

habite quelque part, ne peut le faire qu’en imaginant, en s’imaginant habiter. Car, selon

Bachelard, «  l’imagination augmente les valeurs de la réalité  »626. Quoi d’autre que l’imagination transforme la masure en foyer chaleureux, la toile tendue en abri de jeu, la porte ouverte en invitation à entrer, accueil, hospitalité  ? Par imagination ici, nous n’entendons pas la capacité à former des images, mais, suivant l’analyse de Gaston Bachelard, la possibilité de déformer les images du réel que nous possédons ou recevons627. L’imaginaire, nous l’entendons ici depuis le terme allemand Phantasie tel que repris par Ortega Y Gasset dans son mythe de l’homme derrière la technique628.

L’humain est fondamentalement cet être qui n’est pas que corps, mais celui qui, aussi, a su déployer en lui cette vie intérieure dont témoigne Ortega Y Gasset.  Nous, humains, « sommes des enfants de l’imaginaire ». Ou, pour le dire aussi avec Bernard Salignon, « nous avons trouvé, nous les hommes, autre chose pour exister que d’avoir un corps  » . Nous sommes capables d’abstraction, de déformation, de répétition et 629

d’invention sur le réel. Christophe Pecqueur l’écrit  : «  A la différence de l’animal, l’appareil cérébral de l’homme lui permet d’accéder à l’abstraction, et donc de contester le rapport qu’il entretient « naturellement » avec le monde. La rationalité humaine n’est

ORTEGA Y GASSET, José, La déshumanisation de l’art (1925), op. cit., p.55.

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LEVY, Jacques, LUSSAULT, Michel (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Belin, Paris,

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2003, cité par HEROUARD, Florent, « Habiter et espace vécu : une approche transversale pour une géographie de l’habiter », op. cit., p.160.

BACHELARD, Gaston, La poétique de l’espace, op. cit., p.34.

625

Idem, p.23.

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«  On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de

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déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S’il n’y a pas changement d’images, union inattendue des images, il n’y a pas imagination, il n’y a pas d’action imaginante » BACHELARD, L’air et les songes (1943), Paris, Corti, 1990, p.7-8.

« Parce qu’il doit faire des choix, (l’homme) doit devenir libre. De là vient cette fameuse liberté de l’homme, 628

cette terrible liberté de l’homme, qui est également son privilège le plus élevé. Il est devenu libre uniquement parce qu’il a dû choisir, et c’est arrivé, parce qu’il a acquis une imagination (Phantasie) si riche, parce qu’il a trouvé en lui de si folles images. Nous sommes, sans aucun doute, Mesdames, Messieurs, des enfants de l’imaginaire. Par conséquent, tout ce qu’on appelle penser, du point de vue de la psychologie, de la plus extrême psychologie, est pure imagination. Y a-t-il une chose plus fantastique que le point mathématique ou la ligne droite ? Aucun poète n’a pu inventer chose pareille, être aussi imaginatif. Toute pensée est imagination, et l’histoire universelle est la tentative d’apprivoiser l’imagination, petit à petit, sous diverses formes  » ORTEGA Y GASSET, Le mythe de l’homme derrière la technique, op. cit, nous précisons.

SALIGNON, Bernard, Où, L’art, l’instant, le lieu, op. cit., p.45.

pas à prendre comme une donnée immédiate, mais elle est le fruit d’une analyse (l’être humain médiatise son rapport au monde, d’où le terme de « médiation ») » . 630

Entre un percevoir partagé avec le monde animal, l’ordre naturel, et une faculté d’imagination spécifique à l’humain, faut-il en effet établir une séparation nette et définitive ? Renaud Barbaras l’écrit à ce sujet : « la perception est comprise comme une modalité privilégiée du rapport vivant et donc actif de l’homme à son monde (…) (elle) est essentiellement un mode d’exploration et d’élaboration du monde  » . Si notre 631

perception est bien de l’ordre du rapport de tout vivant à son milieu, elle est aussi entendue chez l’homme comme un mode « d’élaboration du monde ». Peut-être en cela comprenons nous mieux cette phrase de Simondon affirmant que «  la capacité de percevoir est peu éloignée de la force d’imaginer » … 632

Habiter est entrelacer un réel avec un fantasme, des perceptions avec un imaginaire. Ou, comme l’exprimait plus noblement Ivan Illich, « Habiter, c’est tirer de la matrice de la ville une matière rêvée » . Par l’habitation, tout comme par l’existence, notre être 633

dépasse ses propres frontières physiques, pour se déployer dans une subjectivité dont nous serions bien en peine de tracer les contours, et qui, a son tour, donne au réel de nouveaux contours, plus incertains, flous, ou justement, donc, rêvés - de nouveaux contours qui font là. Marc Richir le précise  : «  Mon Leib, mon corps de chair (…) s’étend pour ainsi dire aussi loin que va le monde » . Et Augustin Berque également : 634

« L’être de l’humain, notamment, ne se borne pas au corps physique de telle ou telle personne (…) ne serait-ce qu’en termes physiques, les lieux de ma subjectivité vont de l’échelle de mon corps jusqu’à cette échelle de Planck, où « mon » ne veut plus rien dire : « je » suis en totale continuité avec les interactions fondamentales de l’univers physique. Toutefois, mon être ne se borne nullement à ces termes physiques : existentiellement (ek-sistentiellement), ma subjectivité s’étend soit jusqu’aux confins du monde, soit encore au-delà (…) » 635

En effet, nous savons depuis Merleau-Ponty que la chair n’est pas que la viande de notre corps. La phénoménologie européenne, par ses développements, a travaillé à dépasser l’addition simple corps-esprit, tout en soulignant très paradoxalement l’étroite liaison de la corporéité avec le monde. Historiquement, avance à nouveau Augustin Berque, «  ce n’est que dans la première moitié du XXe siècle que des philosophes comme Martin Heidegger (1889-1976) et, à sa suite, Watsujo Tetsurô (1889-1960) ont montré que la réalité du monde qui nous entoure est irréductible au monde d’objets que considère la science, sans être non plus réductible à l’intériorité du sujet - l’autre

PECQUEUR, Christophe, « Les difficultés à habiter, approche anthropologique et clinique de l’habiter », op.

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cit., p.354.

BARBARAS, Renaud, « Préface », in SIMONDON, Gilbert, Cours sur la perception. 1964-1965, p.IX, nous

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soulignons.

SIMONDON, Gilbert, Cours sur la perception, op. cit., p.229.

632

ILLICH, Ivan, H2O. Les eaux de l’oubli, op. cit., in Oeuvres Complètes Tome 2, op. cit., p.478.

633

RICHIR, Marc, «  Temps/Espace, proto-temps/proto-espace  », dans Le Temps et l’espace, Bruxelles, Ousia,

634

1992, p.151 ; cité par BERQUE, Augustin, être humains sur la terre, op. cit., p.100. BERQUE, Augustin, être humains sur la terre, op. cit., p.136.

pôle de l’alternative moderne classique » . Il nous semble que c’est en réalité, par delà 636

les noms propres et les personnalités, tout l’esprit du temps du début du XXe siècle qui était à l’oeuvre sur ce chantier, toutes les écoles de philosophie, psychologie, mais aussi arts plastiques ou musique. La production d’oeuvre comprise au sens large opère un tournant, et instaure un rapport plus complexe avec sa lecture. Voir, c’est aussi être vu, et sentir, c’est être senti  : avec Merleau-Ponty s’ouvre un champ qui n’est plus simple « déversement de la conscience » sur le monde, mais en dialogue permanent entre sujet et monde, dans lequel les frontières bien définies entre l’un et l’autre s’effaçent - dans

l’expérience notamment. En sa pensée et sa considération de l’expérience et du

symbolique, ce « rapport exact de l’imaginaire et du réel » , le réel n’est plus ni une 637

extériorité donnée, indépendante de notre subjectivité, ni une simple vision de l’esprit, indépendante de toute réalité.

Il aurait pu sembler trop ambitieux pour notre étude présente de s’engager trop profondément dans la phénoménologie de Merleau-Ponty, et nous préfèrerons en rester là avec ces ouvertures faites, notant simplement la convergence de ces lignes avec notre étude, et l’intérêt qui semble se dessiner de poursuivre ces réflexions à l’avenir. Concluons avec Guillaume Carron qui écrit à ce sujet :

« La philosophie de Merleau-Ponty ouvre une voie nouvelle sur la question du réel. Ce dernier ne peut plus être compris comme un donné ontologique à partir duquel la conscience élabore différents systèmes d’interprétation du monde et de l’homme. Le réel est une dimension de l’expérience, une forme de contingence qui ne surgit qu’en elle et par elle (…) (mais) sans imaginaire, c’est aussi le réel que nous perdons »638

C’est d’une intrication entre réel, imaginaire et symbolique qu’il s’agit, comme le formule Chris Younès  : «  Le monde n’est pas donné sous la forme d’une intuition pure ni d’une signification abstraite délocalisée, il s’instaure dans le nouage du réel, de l’imaginaire et du symbolique »639. Et, il nous faut l’écrire à ce sujet, le corps lui aussi, après tout, est une figure représentative de cet entrelacement entre imaginaire, réel et symbolique . 640

Idem, p.83.

636

MERLEAU-PONTY, Maurice, L’institution. La passivité. Notes de cours au Collège de France (1954-1955), p.

637

199, cité par CARRON, Guillaume, La désillusion créatrice. Merleau-Ponty et l’expérience du réel, Genève, Metispresses, p.61.

CARRON, Guillaume, La désillusion créatrice. op. cit., p.157, p.160.

638

YOUNES, Chris, « Au tournant de la modernité, habiter entre Terre et monde », op. cit., p.363.

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« Dans toutes les sociétés humaines le corps est une structure symbolique », LE BRETON, David, L’adieu au

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