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Habiter : l’altérité, l’hospitalité

Dans le document Eléments vers une éthique de l'habitation (Page 153-158)

Henri Maldiney, commentant quant à lui La Nausée, écrit  : «  il est des situations qui sont radicalement autres et dont, tout en étant là, nous ne sommes pas le là (…) ce peut être n’importe quoi, une racine d’arbre comme dans La Nausée, un cri dans la rue, une pièce vide. L’altérité pure dont la présence, à laquelle nous n’avons pas communication, nous rend notre présence étrange et étrangère  »506. Mis en situation de rencontre abyssale avec l’autre, avec « l’altérité pure », notre existence elle aussi peut, par profond renversement, se considérer autre. Dans la considération de l’altérité pure apparaît notre ipséité pure, qui n’est pas bien différente de la première…


C’est que certainement ne rencontrons-nous que l’altérité - ce qui nous est différent ; aucune rencontre n’est envisageable entre «  mêmes  ». Et, dès lors, qu’est « habiter », si ce n’est toujours partager un espace avec autrui, être en confrontation avec l’étranger, traverser des situations d’ouvertures possibles à la rencontre avec ce qui nous est différent  ? Bernard Salignon  : «  le chez-soi est en rapport avec l’étrange, l’autre, l’éloigné par rapport à l’autre chez-soi qui est celui-là même du voisin » .
507

A cela, toutefois, précisons immédiatement  : d’une lecture trop rapide de ces propos, il pourrait sembler qu’il soit possible de renvoyer sans plus de précaution la question de l’étrange et de l’étranger aux questions de l’autre et de l’altérité. Mais une différence pourtant est à affirmer entre ces notions. Si l’étranger est celui qui me renvoie à ma propre famille, à ma communauté d’appartenance, à mon identité - l’autre est celui qui me renvoie à ma propre personne, à ma singularité d’individu, à mon ipséité. L’étranger est un personnage qui est hors de ce que je partage avec d’autres, l’autre est ce qui est hors de ce que je ne partage qu’avec moi-même.


Analysons sous cet angle ainsi ces écrits de Günther Anders à propos de Kafka :

«  C’est qu’il était lui-même un «  étranger  ». Etant Juif, il ne faisait pas entièrement partie du monde chrétien. Etant indifférent à sa judaïté, car c’est ce qu’il était, à l’origine, il n’était pas tout à fait un Juif parmi d’autres. Ayant pour langue l’allemand, il n’était pas tout à fait l’un des Tchèques ; ni, étant Juif de langue allemande, pas tout à fait l’un des Allemands de Bohême. Etant de Bohême, il n’était pas tout à fait Autrichien. Etant employé de bureau dans une compagnie d’assurances contre les accidents du travail, il ne faisait pas tout à fait partie de la bourgeoisie. Ni tout à fait, étant fils de bourgeois, de la classe ouvrière. Mais il n’appartient pas non plus au bureau, car il a conscience d’être écrivain. Or, il n’est pas non plus écrivain, car il sacrifie sa capacité de travail à sa famille. Mais « je vis, dans ma famille, plus en étranger qu’un étranger », écrit-il au père de sa fiancée »508.


Dans cette relation complexe qu’entretient Kafka avec sa famille, où il dit « vivre plus en étranger qu’un étranger  » nous apparaît tout d’abord notre proposition de différenciation entre étranger et altérité : ce à quoi est « étranger » Kafka ici n’est jamais un individu, mais toujours un « groupe » (comme la famille), ou une identité partagée

MALDINEY, Henri, « Philosophie, art et existence », in YOUNES, Chris (dir.), Henri Maldiney, op. cit., p.

506

20.

SALIGNON, Bernard, Qu’est-ce qu’habiter ?, op. cit., p.67.

507

ANDERS, Günther, Kafka. Pour et contre (1951), op. cit., p.38-39.

par un ensemble (Tchèque, Juif, Bourgeois, etc.). Par delà ces groupes auxquels il n’appartient jamais entièrement, son ipséité propre se construit, s’invente avec et même

par l’idée d’étrangeté. C’est que, comme le déclare Zygmunt Bauman :

« L’identité se présente à nous comme quelque chose à inventer plutôt qu’à découvrir, comme un horizon de pensées fabriquées de toutes pièces ou choisies parmi plusieurs alternatives (…) chacun se compose une identité (des identités) un peu comme un puzzle mais la vie humaine est un puzzle désassorti, auquel il manque plusieurs morceaux. Mais lorsqu’il s’agit de se composer une identité, il n’y a pas de mode d’emploi. On se trouve face à des bribes que l’on espère assembler en tout cohérent mais l’image qui doit apparaître à la fin n’est pas indiquée par avance »509. 


Gageons-le, la première intuition de quiconque tente de saisir ce qui est en jeu dans l’habitation humaine se tournera vers cette proposition : « Habiter, c’est inventer la différence du dedans et du dehors »510. Il est vrai qu’entendue littéralement, cette phrase illustre bien de la capacité qu’à l’homme de fonder un milieu artificiel sur le naturel, de bâtir des établissements humains qui le protègeront des intempéries et autres dangers, brefs : des maisons, « monuments de l’ordinaire » , « contre-sépultures » de toutes 511 512

les tailles à habiter. Et, entendue plus métaphoriquement, l’affirmation ouvrira tout autant sur la tendance constante de l’homme à définir des limites, des sphères, des bulles, des entités, fussent-elles poreuses, délimitant des inclusions et des exclusions.Tout comme le «  Dehors  » de Maurice Blanchot «  n’a rien à voir avec le monde extérieur  » , on pourrait comprendre la relation entre ces dedans et dehors 513

comme témoignant par exemple de ces intériorités et extériorités à l’oeuvre entre le « nous » et « les autres », le similaire et le différent, l’amical et le non-amical. 


Sans tomber dans aucune forme de communautarisme, en effet, il faut reconnaître que l’existence ne peut que composer avec cette différenciation entre le «  moi  » le «  nous  » et «  l’autre  ». Chercher à échapper à cette différenciation serait risquer de tomber dans la schizophrénie ou la folie pure. Christophe Pecqueur le dit sans hésitation : « instituer l’habiter c’est essentiellement établir de la « frontière » entre soi et autrui  »514. Et Emmanuel Lévinas insiste  : la familiarité elle-même est séparation515. C’est que, comme le commente Gerome Truc poursuivant les réflexions d’Hannah Arendt, « ce monde commun est politique précisément parce qu’il n’est pas communautaire : contrairement à la communauté, il ne tend pas à la fusion unitaire de ses membres, mais vise le maintien d’un espace entre les hommes, au sein duquel peut

BAUMAN, Zygmunt, Identité, Paris, L’Herne, 2010 509

DEGUY, Michel, « Que peut la pensée contre le géocide ? », in BERQUE, Augustin, BONNIN, Philippe,

510

DE BIASE, Alessia, L’habiter dans sa poétique première. op. cit., p.209. MADEC, Philippe, L’architecture et la paix, op. cit., p.17.

511

« Contre-sépulture », formule de René Char citée par MADEC, Philippe, L’architecture et la paix, op. cit.

512

COLLOT, Michel, « De la géopoétique », in BERQUE, Augustin, BONNIN, Philippe, DE BIASE, Alessia,

513

L’habiter dans sa poétique première, op. cit., p.321.

PECQUEUR, Christophe, « Les difficultés à habiter, approche anthropologique et clinique de l’habiter », in

514

LUSSAULT, Michel, YOUNES, Chris, PAQUOT, Thierry, Habiter, le propre de l’humain, op. cit., p.356.

« la familiarité est un accomplissement, une én-ergie de la séparation. A partir d’elle, la séparation se constitue

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advenir un dialogue respectueux »516.


Entre un dedans habité et un dehors non-encore-habité, entre un dedans «  connu  » et un dehors «  inconnu  », tout mécanisme habitationnel traite de cette différenciation singulière entre familier et étranger, commun et propre, inclusion et

exclusion. Et c’est là aussi le champ d’action de l’architecture  ! De l’antique

entendement sur la « limite » comme commencement et non comme fin, nous pouvons envisager aussi le commencement du bâtir humain comme un acte de dislocation des espaces originels (Goetz). Ce que rappelait aussi Stéphane Bonzani étudiant la terminologie de l’édifier : « édifier, du moins en Occident, revient à tracer une ligne de

partage et de reliance entre le monde des hommes et le fond non-humain » … 517

Tenons-nous en pour l’heure à notre étude sur l’habiter et la reliance complexe que déploie cette rythmique existentielle entre familier et étranger. C’est pour cette raison  qu’«  il y a, dit Augustin Berque, une différence abyssale entre le Monde et un monde ; car distinguer entre le défini et l’indéfini, c’est donner une frontière au monde qui est le nôtre. Ce monde n’est pas le seul, il en est d’autres possibles, et on peut aller y voir » . Reconnaître qu’« habiter » n’est pas qu’habiter un « chez-soi », vivre dans un 518

entre-soi, rester avec soi-même est le premier pas vers une compréhension de l’habitation humaine plus concrète, plus consciente du fait que jamais il n’a été possible d’envisager un habiter sans un co-habiter  : un «  habiter  » avec, aussi, ce qui n’est pas « nous », ce qui nous est différent. Après tout, rappelle Hannah Arendt, l’humanité est fondamentalement plurielle, chaque homme étant absolument unique et singulier, chacun étant un autre519…


Pour toutes ces raisons le sous-titre de l’ouvrage de Jean-Marc Besse, « Habiter. Un monde à mon image »520 pourra sembler étonnant, voire sensiblement erroné : ce monde que j’habite, parmi la pluralité des mondes qui coexistent, n’est pas «  à mon image », mais se compose aussi, nécessairement, d’une part au monde, de l’ensemble de ces mondes qui lui sont extérieurs, et coexistent en même temps et dans les mêmes lieux que lui… C’est au contraire dans la capacité qu’ont nos chez-soi à accueillir l’altérité, qu’ils peuvent être de telles habitations. Ou, comme le dit Radkowski, «  c’est parce qu’elle représente le lieu où je suis pour les autres, parce qu’elle est reconnue comme telle que ma résidence peut devenir mon «  chez moi  »  » . Et, moi-même, est-ce que par 521

l’habitation je ne deviens pas «  autre  »  ? C’est là ce que considère explicitement Christophe Pecqueur dans ses recherches sur l’habitation  : «  il faut bien devenir un « autre » pour habiter le monde, comme l’enfant doit un jour quitter la maison de ses

TRUC, Gerome, Assumer l’humanité. Hannah Arendt : la responsabilité face à la pluralité, op. cit., p.54.

516

BONZANI, Stéphane, La ligne d’édifier, Invention architecturale et transmilieu(x), op. cit., p.5. 517

BERQUE, Augustin, «  La poétique de l’écoumène  », in BERQUE, Augustin, BONNIN, Philippe, DE

518

BIASE, Alessia, L’habiter dans sa poétique première, op. cit., p.233.

« La pluralité est la condition de l’action humaine, parce que nous sommes tous pareils, c’est-à-dire humains,

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sans que jamais personne soit identique à aucun autre homme ayant vécu, vivant ou encore à naître » ARENDT, Hannah, Condition de l’homme moderne, op. cit., p.43.

BESSE, Jean-Marc, Habiter, op. cit.

520

RADKOWSKI, Georges-Hubert, Anthropologie de l’habiter, vers le nomadisme, Paris, PUF, 2002, p.46-47

parents pour fonder sa propre demeure, peut-être tout à côté, mais autrement (…) l’habitation repose sur cette tension fondatrice de notre être qui nous pousse à quitter ce que nous sommes pour devenir nous-mêmes, autrement » . 522

C’est peut-être dans l’hospitalité et l’accueil que ce devenir autre est rendu le plus expressément visible. En effet, Françoise Datsur le dit à la suite d’Heidegger, « habiter au sens propre ne peut en effet que vouloir dire être capable de maintenir la distance au sein de la proximité et de faire place à l’étrangeté (die Umheimlichkeit) dans son propre lieu natal (in der Heimat)  »523. Par l’accueil (physique, certes, mais aussi potentiel, symbolique, imaginaire, etc.) de l’autre, l’habitant tourne son existence vers l’inconnu, c’est-à-dire s’ouvre tant à l’altérité qu’à l’imprévisible. Et c’est dans l’espace laissé tant à cette différence qu’à cette incertitude que se déploie l’habitation partagée. « L’accueil, dit Bernard Salignon, n’engouffre pas l’autre dans un système (…) Accueillir n’est pas prévoir un espace uniquement tourné vers l’autre, c’est au contraire permettre à l’autre de se tourner vers l’espace des possibles » . 
524

L’accueil et l’hospitalité ouvrent à une vision plus complète et précise, plus juste, du chez-soi. Nous aurons l’occasion de développer ce point plus longuement par la suite, notons simplement pour l’heure que le chez-soi n’est donc nul repli sur soi, mais aussi, ouverture à l’autre, au monde. Et dans l’hospitalité, l’homme n’accueille pas simplement l’autre dans sa différence, il accueille avant tout la possibilité que lui-même devienne « autre » par le biais de cette hospitalité. Hospitaliser, c’est laisser advenir tant l’alterité de l’autre que l’alterité à-surgir en soi ; c’est laisser les lieux de notre intimité accueillir l’étranger, mais aussi laisser à l’étrangeté la possibilité de survenir dans notre intime.

PECQUEUR, Christophe, « Les difficultés à habiter, approche anthropologique et clinique de l’habiter », op.

522

cit. p.356

DATSUR, Françoise, « Heidegger. Espace, lieu, habitation », op. cit., p.157. 523

SALIGNON, Bernard, Qu’est-ce qu’habiter ?, op. cit., p.42.

Chapitre 8. Habiter entre enracinement et mobilité,


Dans le document Eléments vers une éthique de l'habitation (Page 153-158)