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Le sommeil, l’abandon habité, l’amitié au lieu

Dans le document Eléments vers une éthique de l'habitation (Page 192-195)

Dans Du sens des sens, Erwin Straus constate que « si on racontait la vie d’un homme de 70ans, nous ne penserions pas qu’elle est composée de vingt-cinq mille jours, fragments séparés les uns des autres par le même nombre de nuits »681. Où sommes-nous lorsque nous dormons - durant ces 25.000 nuits : là est notre existence , mais notre présence, 682

elle, où reste-t-elle  ? Dans quel espace-temps existons-nous lorsque nous rêvons  ? Sommes-nous ici, sommes nous ailleurs, à la fois l’un et l’autre ?


Emmanuel Lévinas, avant d’écrire sur le sommeil, parle déjà de la nuit, cet espace-temps autre. Et c’est bien en termes d’absence et de présence que se jouent encore une fois les enjeux, mais pour montrer une fois de plus que, finalement, la nuit n’est pas absence, mais présence d’un autre genre, présence insaisissable :

« Lorsque les formes des choses sont dissoutes dans la nuit, l’obscurité de la nuit, qui n’est pas un objet ni la qualité d’un objet, envahit comme une présence. Dans la nuit où nous sommes rivés à elle, nous n’avons affaire à rien. Mais ce rien n’est pas celui d’un pur néant. Il n’y a plus ceci, ni cela ; il n’y a pas « quelque chose ». Mais cette universelle absence est, à son tour, une présence, une présence absolument inévitable. Elle n’est pas le pendant dialectique de l’absence et ce n’est pas par une pensée que nous la saississons. Elle est immédiatement là »683

Le rien de la nuit n’est donc jamais «  pur néant  », mais reste une présence absolue, « inévitable ». Et n’est-ce pas, de la même façon, que le sommeil, s’il est, pour celui qui dort, une présence à autre chose qu’à ce qui est présent, est, pour celui qui perçoit celui qui dort, une présence tout à fait absolue, inévitable, un rien qui n’est aucunement pur néant ? Celui qui dort est présent, il se trouve face à nous, et se tient même avec

ANDERS, Günther, Sur la pseudo-concrétude de la philosophie de Heidegger, Paris, Sens et Tonka, 2003, p.39.

680

STRAUS, Erwin, Du sens des sens, p.326.

681

« Mon existence s’étend dans la zone du sommeil », STRAUS, Erwin, Du sens des sens, op. cit., p.327.

682

LEVINAS, Emmanuel, De l’existence à l’existant, op. cit., p.82.

force dans cette posture et cette action qu’il poursuit qui est celle du sommeil. Et s’il serait impossible de dire qu’il est absent au sens « il n’est pas là », puisque justement le dormeur reste bien là où il est malgré son départ pour le rêve, ou du moins le sommeil, alors c’est qu’il nous faut l’admettre, quand nous dormons, nous sommes encore là, voire : nous sommes encore le-là… Lévinas, à nouveau, sur le sujet, insiste : se coucher pour s’endormir n’est ainsi pas s’absenter du lieu. Bien au contraire, « se coucher, c’est précisément borner l’existence au lieu, à la position (…) Le sommeil rétablit la relation avec le lieu comme base. En nous couchant, en nous blotissant dans un coin pour dormir, nous nous abandonnons à un lieu – il devient notre refuge en tant que base »684.


De ce point de vue, notre relation aux lieux n’est même que rarement aussi puissante que lorsque nous y cherchons un recoin pour nous y reposer, un sous-espace assez accueillant pour nous y endormir, et lorsque finalement nous y sommes suffisamment apaisés pour finalement nous assoupir. Lorsque nous dormons, nous ne pouvons être conscient du monde qui se déroule autour de nous, ou, en tout cas, pas de la même façon que lorsque nous sommes éveillé. Est-ce pour autant que «  nous n’y prenons pas part  »  ? Rien n’est moins certain. En effet, «  l’inconscient en tant que sommeil n’est pas une nouvelle vie qui se joue sous la vie : c’est une participation à la vie par la non-participation, par le fait élémentaire de reposer » . Dormir, c’est entrer 685

en amitié avec le lieu, tant et si bien qu’il nous permette de nous reposer entièrement sur lui ; dans l’acte de dormir, l’habitant actualise la confiance qu’il porte dans les lieux et scelle leur prise de soin mutuelle : le lieu devient habitat, l’être devient habitant.

En tout cela nous pouvons considérer que «  l’espace nocturne nous livre à l’être »686, et ajouter : l’espace nocturne est un espace puissamment habité, autant qu’un espace nous livrant à l’habitation.

Bergson nous dit certes du rêve qu’il projette et déploie ce que notre corps vit en tant que corps endormi : une sensation de chaud sera retransmise en rêve d’incendie, etc. . 687

Nous pourrions douter avec Erwin Straus de cette analyse, argumentant que « la science du rêve est une création de l’homme éveillé »688. Quoi qu’il en soit, que nous adhérions ou non à la proposition bergsonienne, il est possible de relever que Bachelard lui aussi abonde dans le sens d’une vie habitée des rêves : « nous souffrons par les rêves et nous guérissons par les rêves » . Et Michel Serres finalement, de la même façon : « même 689

quand je dors je frémis »690. 


A tout cela, on n’oserait tout de même pas répondre que « l’on habite pas quand on dort ». Il faudrait prendre le temps de questionner les déploiements nombreux sur

Idem, p.83, 102. 684 Idem, p.102. 685 Idem, p.83. 686

BERGSON, Henri, Le rêve, Paris, Payot&Rivages, 2012.

687

STRAUS, Erwin, Du sens des sens, op. cit., p.320.

688

BACHELARD, Gaston, L’eau et les rêves, Essai sur l’imagination de la matière, Paris, José Corti, 1942, p.6.

689

SERRES, Michel, Habiter, op. cit., p.91.

l’habitation onirique de l’homme développés chez Bachelard, et les écrits de Pierre Sansot. De ce dernier, nous ne relèverons pour l’heure que les deux suivants  : «  A la question assez embarrassante  : «  quelle est l’essence d’un lieu  ?  » il faudrait souvent substituer une autre question  : «  qu’en peut-on rêver  ?  » ; et «  pour distinguer

sérieusement deux lieux réels, ne faut-il pas d’abord chercher ce qui les distingue imaginairement, se demander de quels prolongements oniriques ils sont capables »691 ?

Plus littéralement encore que Pierre Sansot, et donc dans un but différent, nous pourrions à notre tour nous interroger : où m’endormir ? quel espace, quel lieu se révélera

assez accueillant pour m’héberger dans cette fragilité extrême qu’est le sommeil ? Il faut avoir

dormi au moins une fois dans les couloirs d’un aéroport pour savoir avec précision ce que signifie « chercher un abri » pour quelques heures, pour avoir ce que kinesthésie, peur, énergie, intimité et habitation ont à se dire. Chercher le sommeil, c’est chercher le contact avec un lieu protecteur, une atmosphère hospitalière, c’est entrer en présence avec

l’espace, pour pouvoir enfin s’y étendre temporairement… Jean-Marc Besse à ce sujet,

lui aussi :

« A la question : « Où habitez-vous ? » on me répond parfois : « J’habite là où je dors » (…) Je ne puis habiter dans le monde sans y trouver ce que j’appellerai ce genre de lieux de confiance. Ce sont des lieux où je peux me laisser être, dans une sorte de relâchement ou d’abandon à moi-même, au temps et au monde. Mais surtout, ce sont les lieux d’une expérience paradoxale : car dormir m’expose, me fragilise, m’ôte toute possibilité de résistance aux agressions extérieures éventuelles (…) Je ne peux trouver le sommeil si je ne fais pas confiance aux lieux où je me couche, et si je ne sens pas, simultanément, que les lieux m’accueillent, qu’ils m’acceptent.  (…)  je suis heureux, pour ma part, quand je peux trouver des lieux qui me manifestent suffisamment d’amitié pour me permettre de m’allonger auprès d’eux et dormir » .
692

L’expérience raconte qu’au petit matin, après une première nuit passée dans un lieu jusque là inconnu, nous nous sentons habiter un peu plus les lieux - celui-ci, étonnamment, nous semble déjà moins étranger qu’auparavant. Dans le risque pris du sommeil consommé, et le constat rassurant de la nuit qui s’est écoulée sans encombre, nous reconnaissons aux lieux la capacité de nous accompagner dans notre existence, nous nous percevons comme en bonne harmonie avec eux, habitant de leur atmosphère habitée. 


Que nous apprend cette illustration  ? Qu’habiter est prendre un risque en compagnie d’un lieu. Prendre le risque de s’endormir en compagnie d’un espace, d’un coin, d’une surface ombragée. Parce que nous avons perçu la possibilité de faire confiance à cet espace, que nous avons pris le risque d’un exercice de cette confiance dans le sommeil, et que nous sommes face au constat d’une réussite de cet exercice, nous nous sentons habitant du lieu, en bonne amitié avec celui-ci. Habiter est entrer en amitié avec l’espace. En cela, puisque, à la suite des philosophes grecs, Hannah Arendt

SANSOT, Pierre, Poétique de la ville, op. cit., p.38, p.37.

691

BESSE, Jean-Marc, Habiter, op. cit., p.147, p.150.

nous rappelle que l’amitié est ce qui caractérise l’humain , habiter est véritablement 693

un exercice de notre humanité : la mise en oeuvre de notre capacité à entrer en amitié avec l’espace, faisant « là » et faisant « lieu » du même mouvement qui nous transforme en « humain ».

Cette mise en sommeil de l’être constitue-t-elle alors une mise en absence ? Pas autant qu’elle n’est mise en présence d’un autre ordre. Premièrement parce que, nous l’avons vu, le dormeur est toujours présent à l’espace, manifeste toujours dans l’espace social du pathique des éveillés une présence, puissante. Et secondement donc, parce que le dormeur lui-même, s’il perd une certaine forme d’attention à l’espace environnant, n’entre pas moins en présence d’un univers intérieur, dont la force équivaut au moins à celle du monde perçu par la chair. Car « le rêveur flotte sur une mer de souvenirs qui ne se présentent pas à lui comme tels. Quand ils émergent et quelles que soient les forces qui les poussent dans la conscience du rêve, ils apparaissent comme des faits présents qui font place aussitôt à d’autres faits présents » . 694

Dans le rêve, nous sommes simplement en présence de nous-même, et du monde que nous habitons, pour une fois exactement similaire à lui-même - parfaitement représentatif de notre manière d’habiter. Noyé dans l’infini de l’espace nocturne , le rêveur se représente le monde qui vient de s’éteindre, pour retourner y 695

habiter, encore et toujours. Dans les rêves se manifestent les représentations (non nécessairement imagées) de notre rapport au monde, aux autres, aux lieux et à nous-mêmes, aux événements qui surviennent, de notre appréhension de l’existence et son déroulement  : dans les rêves entrent finalement en présence l’exact monde que nous habitons en tant que sujet. Finalement « imperturbée » par le réel et son imprévisibilité, ses surprises et les confrontations qu’il nous impose, notre habitation s’exprime chez l’être ensommeillé, pour renforcer encore le lien entre celle-ci et lui-même…

Dans le document Eléments vers une éthique de l'habitation (Page 192-195)