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Hypothèses sur la thèse heideggerienne

Dans le document Eléments vers une éthique de l'habitation (Page 52-58)

Que propose en synthèse, Martin Heidegger sur l’habitation  ? Ce que montre le philosophe est que l’habitation n’est pas un « vivre ici ou là », un « loger ici ou là », qu’il n’est pas une simple situation spatiale factuelle et anecdotique, mais l’affirmation forte que le mouvement habitationnel est avant tout existentiel, et fait partie de notre

condition humaine même. Plusieurs formulations explicites sont données par le

philosophe sur ce point. D’une part, cette fameuse affirmation qu’« habiter est le trait fondamental de la condition humaine  » . Et d’autre part encore, ce fait que «  la 107

condition humaine réside dans l’habitation, au sens du séjour sur terre des mortels » . 108

Que signifient et qu’impliquent ces formulations  ? Plusieurs hypothèses et problématiques semblent devoir être éclaircies sur ce point.


Première hypothèse


La première hypothèse viserait à s’interroger sur ces formulations heideggeriennes comprises comme des affirmations signifiant que «  la condition humaine  » est l’habitation. Cette condition est-elle une condition suffisante, ou une condition nécessaire  ? Qu’adviendrait-il si l’homme pouvait être mis en défaut d’habitation, pouvait « cesser d’habiter » ? Quels sont les enjeux d’une telle condition ?

S’en tenir à la philosophie d’Hannah Arendt inviterait à considérer que nulle condition n’est nécessaire à l’humanité pour rester ce qu’elle est. Dans The Human

Condition notamment, Arendt explicite sa problématique et ses recherches sur la

condition humaine. Pour elle ; parler de condition humaine n’est absolument pas chercher à définir une « nature humaine »109. A savoir que l’explicitation de la condition humaine à laquelle se livre la philosophe n’est pas une tentative visant à cerner «  des caractéristiques essentielles de l’existence humaine  », sans lesquelles «  l’existence ne serait plus humaine  »110. En effet, nous dit-elle, même dans le cas d’un hypothétique exode hors de la planète Terre, qui constituerait selon elle «  le changement le plus radical que nous puissions imaginer pour la condition humaine », les « hypothétiques voyageurs échappés de la Terre seraient encore humains  »111. Ainsi, suivant ce raisonnement, nous pourrions affirmer par analogie que d’hypothétiques «  non-habitants  » seraient toujours des humains  : la «  condition de la condition humaine  » qu’est l’habitation serait non-nécessaire.


Sommes-nous certains toutefois que Martin Heidegger utilise le terme de

« Bâtir, habiter, penser », in HEIDEGGER, Martin, Essais et Conférence, op. cit., p. 226.

107

Idem, p.176.

108

ARENDT, Hannah, Condition de l’homme moderne, trad. George Fradier, Paris, Calmann-Levy, 1983, p.44

109

Idem

110

Idem

« condition humaine » dans le sens du « conditionnement » que lui donne Arendt ? A la différence des écrits de The Human Condition qui utilisent l’idée de «  condition humaine  » pour signifier le fait que justement, il n’est aucune «  nature humaine  », l’ontologie de Martin Heidegger reste, elle, en quête de ce qui fait que l’homme est homme, de ce qui fonde l’Etre de l’humain en propre. Et si, comme Sartre et Malraux par ailleurs, il utilisa alors ce terme développé par Montaigne de « condition humaine » en place et lieu de l’expression de « nature humaine », il ne semble pas que ce soit pour abandonner cette quête métaphysique de l’Etre propre à sa philosophie . 112

Deuxième hypothèse

En tout cela nous comprenons peut-être mieux la mise en garde que donne le Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande à l’entrée «  Conditionnel  »  : «  l’équivoque entre (les deux sens) donne souvent lieu à des sophismes  : de ce qui est nécessaire, on passe à ce qui est condition suffisante, ou inversement » ; et il nous faut être prudent à l’égard de ces idées de « condition » et 113

leur emploi. Cette mise en garde éveille notre rigueur. Qu’est signifié par Heidegger dans Bâtir, Habiter, Penser  ? Peut-être n’est-il pas signifié chez lui qu’habiter puisse être la condition de notre humanité, mais plutôt, plus subtilement, que notre humanité réside dans l’habitation, que notre condition humaine a pour trait l’habitation. A savoir qu’un lien puissant lierait notre condition humaine et l’habitation, mais non que cette habitation soit elle-même cette « condition »…

Notre deuxième hypothèse viserait donc à comprendre les propos heideggeriens comme des invitations à considérer le fait, par exemple, qu’en tant que mortels sur la Terre, nous soyons « conditionnés » par cette Terre et cette mortalité. Et qu’ainsi, nous soyons humains selon ces conditions fondamentales (au sens arendtien encore une fois du «  conditionnement  ») de la mortalité et du terrestre. En effet, parler de condition humaine, nous dit Arendt, c’est traiter de ce fait que «  tout ce qui touche la vie humaine, tout ce qui se maintient en relation avec elle, assume immédiatement le caractère de condition de l’existence humaine  »114. Parler de condition humaine, ce serait alors parler du conditionnement qui régit nos existences, des modalités, influences et puissances de ce conditionnement culturel, matériel, psychique, ontique. Et «  Habiter  » serait alors proposé chez le philosophe comme un terme permettant de signifier ces conditionnements que sont le fait d’être mortel, sur la Terre, par exemple…

Cf. GODIN, Christian, Dictionnaire philosophique, Paris, Fayard, 2004

112

LALANDE, André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF Quadrige, 2010, p.168

113

ARENDT, Hannah, Condition de l’homme moderne, op cit., p.44

Troisième hypothèse

A nouveau toutefois, nous sommes amenés à nous interroger : comment pourrait-il en être autrement, qu’être mortel, sur la Terre  ? La vie humaine a, pour l’heure, toujours signifié être mortels sur la Terre, et considérer alors l’habiter uniquement en ce sens, reviendrait à nouveau à confondre « habiter » et « vivre »… De même, qu’adviendrait-il, s’il en était autrement ? Arendt l’explicite, nous sommes toujours humains, même une fois sortis de la Terre. Qu’en serait-il alors de l’habitation ? Habiterions-nous toujours si nous étions loin de la Terre, ou immortels ?

Ces questionnements rejoignent sans surprise un autre sens encore de la notion de « condition », celui de l’hypothétique : le conditionnel.

Si « habiter » est une condition, alors cela signifie peut-être qu’« habiter » est un conditionnel, peut-être aussi en ce sens d’un hypothétique. Mais comment alors imaginer qu’habiter puisse être un «  conditionnel  »  ? Ou, dit autrement, que nous puissions faire autre chose qu’habiter  ? Une fois de plus alors, nous sommes ramenés à notre questionnement redondant : qu’en serait-il du non-habiter, du non-habitant ; que serait une non-habitation ; comment envisager une vie non-habitante ?

Dès lors, si la proposition heideggerienne d’un habiter comme trait fondamental de la condition humaine est séduisante au premier abord, son sens et sa portée exacts nous restent difficiles d’accès. 


Sur le contexte de la conférence et la « crise de l’habitation » dont il s’agit

Un dernier point, précisant le contexte du texte se doit finalement d’être éclairé. Il faut se rappeler ce qui était visé par Heidegger dans la conférence Bâtir, Habiter, Penser  : prendre place dans un colloque tenu à Darmstadt sur la question de l’homme et de l’espace (Mensch und Raum)115. Ce colloque, qui s’est tenu du 4 au 6 aout 1951, était organisé par l’architecte Otto Bartning, en collaboration avec la ville de Darmstadt, ravagée par la Seconde Guerre Mondiale. Outre la présence d’autres philosophes de renom comme Ortega Y Gasset, de nombreux architectes sont présents à cet événement. Rencontres scientifiques novatrices entre architecture et philosophie, ces colloques furent accompagnés d’une exposition qui devait éviter que les discussions restent prisonnières de discours uniquement théoriques  ; quelques-uns des projets présentés lors de l’exposition accompagnant les colloques furent réalisés, notamment l’école Georg-Büchner de Hans Schwippert, le lycée Ludwig-Georg de Max Taut, la clinique pour femmes d’Otto Bartning et une résidence d’ Ernst Neufert.


Les Darmstadter Gespräche désignent une série de 13 colloques qui se sont tenus à Darmstadt, en Allemagne,

115

principalement entre 1950 et 1968 ; ils avaient pour but de discuter des fondements nécessaires à un nouveau départ démocratique. Ces rendez-vous réunirent de nombreuses personnalités intellectuelles de l’époque et furent dédiés aux problématiques posées par la reconstruction des villes détruites et à des réflexions sur l’avenir de l’architecture, mais aussi à des questionnements sur le rapport de l’homme à la technique ou à l’habitation. Cf. ORTEGA y GASSET, Le mythe de l’homme derrière la technique, « note des traducteurs », op. cit.

Après le succès et l’écho international de la première rencontre L’homme de notre

temps (Das Menschenbild unserer Zeit), voici alors ce que formulait le préambule d’Otto

Bartning pour l’édition L’homme et l’espace de 1951 qui nous intéresse : « Bâtir est une des activités fondamentales de l’homme - l’homme construit en ce qu’il dispose des objets dans l’espace et ainsi conçoit l’espace - Construisant, il ouvre l’être à son temps - Notre temps est le temps de la technique - La misère de notre temps est le déracinement ».

Par ces précisions peut-être entendons-nous mieux les références de la conférence d’Heidegger à la reconstruction ou au déracinement. Par là aussi peut-être réussissons-nous à saisir en quoi le philosophe s’oppose alors, par la tenue de Bâtir, Habiter, Penser, aux idées rationalistes de l’architecture moderne tentant de rebâtir l’Allemagne détruite. Ses propos sur le manque de logement et la crise de l’habitation pourraient de la sorte 116

s’éclairer à la lumière de cette recontextualisation .
117

Ainsi donc, c’est parce que l’habitation n’est alors plus si évidente qu’Heidegger écrit et prononce Bâtir, Habiter, Penser en partie comme un appel. Pour que nous ne tombions pas dans ce qui serait peut-être, une non-habitation ? Mais enfin, que serait alors une « non-habitation » ? Voilà renouvelé à nouveau notre questionnement. Avant d’en venir toutefois à sa résolution, tentons une dernière formulation sur l’idée d’habiter.

Qu’est-ce, finalement, qu’« habiter » ? Si notre étude s’est attachée à déployer plusieurs acceptions de la notion, présenter brièvement la vision heideggerienne sur le sujet et envisager quelques hypothèses à son égard, la question de l’être de l’habitation ne semble pas encore résolu…


Enquêtant à ce sujet, nous avons travaillés à un relevé systématique sur le sujet ; repérage qui s’est opéré sur quatre grandes oeuvres philosophiques sur l’habiter : Bâtir,

Habiter, Penser de Martin Heidegger, Théorie des Maisons, de Benoit Goetz, Habiter de

Michel Serres, et Qu’est-ce qu’habiter de Bernard Salignon. Sur ces ouvrages ont été relevées les propositions des auteurs sur ce qu’est ou n’est pas « habiter », sur ce qu’est ou

n’est pas une habitation, ou encore sur « ce qu’on habite » ou « ce qu’on habite pas ». Les

résultats de cette enquête - pour le moins « non conventionnelle » - sont présentées en annexe de notre étude118.


Or, que conclure de ces relevés, si ce n’est en l’échec de la question même se demandant «  qu’est  »  ? Puisque les propositions faites semblent infinies et peu éclairantes, puisque leur précision est limitée et que leur contenu est souvent allégorique

«  la véritable crise de l’habitation ne consiste pas dans le manque de logements (…)  la véritable crise de

116

l’habitation réside en ceci que les mortels en sont toujours à chercher l’être de l’habitation et qu’il leur faut d’abord apprendre à habiter » « Bâtir, habiter, penser », in HEIDEGGER, Martin, Essais et Conférence, op. cit., p. 193

Peut-être est-ce aussi ce qu’écrit Benoit Goetz  : «  le paradoxe, ou l’ironie du sort, est que le problème de

117

l’habitation devient explicite (…) au moment où c’est la possibilité même de l’habiter qui se perd  » GOETZ, Benoit, Théorie des Maisons, l’habitation, la surprise, Editions Verdier, 2011, p.11.

Cf. Annexe 1 : Relevés Systématiques.

ou métaphorique, poétique, voire suggestif, bref puisqu’à la suite de l’ensemble de ces propositions nous ne parvenons pas à dégager les lignes de force permettant d’affirmer avec plus de certitude ce qu’est habiter, alors qu’en conclure, si ce n’est que c’est la question elle-même qui pourrait bénéficier d’une reformulation ? 


Nous proposons de concentrer nos efforts sur de nouveau questionnements, qui sauront peut-être, à leurs manière, apporter leurs contribution  : comment habite

l’humain aujourd’hui ? Quelles limites à l’habitation envisager ? Quelles figures de mises en difficulté d’habiter envisager ? Ce sont ces questionnements qui nous aideront à mettre à

jour une nouvelle compréhension pour la notion d’habiter, plus capable de nous aider à l’établissement d’une potentielle « éthique de l’habitation ». Et c’est à la suite seulement du déploiement de ces interrogations au fil de toute la thèse que notre argumentaire pourra revenir plus affirmatif sur la question de ce qu’est habiter . Nous le proposerons 119

alors  : l’habitant est celui qui peut se dire conditionné et configurateur autant que conditionnant et configuré par les lieux ; le gardien des lieux qui le garde en retour. Et ainsi, habiter, en cela, c’est se sentir responsable d’un habitat, c’est pouvoir être rendu responsable d’un milieu habité, ou, pour le dire avec Chris Younès, «  être en charge de » . 120

Cf. 4e partie, Chapitre 13 La Familiarisation, Les nouveaux lieux de la familiarisation, « Nouvelles urbanités et 119

familiarisation  » ; Chapitre 15 Ni «  rendre habitable  », ni «  faire habiter  », L’habitation créatrice ; Chapitre 18 Paradoxale responsabilité de l’architecte, Extension du domaine de la responsabilité architecturale ; et Conclusions, Résultats de la recherche.

YOUNES, Chris, « En guise de conclusion », in Habiter le propre de l’humain, op. cit., p.332

Chapitre 2. Penser la complexité des accueils et

résistances à l’habitation

Dans le document Eléments vers une éthique de l'habitation (Page 52-58)