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Les réductions opérées par les dualités

Dans le document Eléments vers une éthique de l'habitation (Page 73-76)

Que penser de ces raisonnements extrêmes, qui poussent nos écrits à la limite de l’absurde ? Si nous habitons même les astres et même les camps de concentrations, alors il n’y a plus à s’étonner de rien. Ni du fait que, comme nous invite aussi à le penser Le Comité Invisible, nous soyons à même «  d’habiter l’inhabitable  » ; ni du fait que 198

pour les recherches de Sébastien Chevrier, « c’est parce que nous habitons l’inhabitable qu’il y a une problématique de l’habiter  »199 ; ni du fait que chez d’autres encore la maison soit «  lieu d’inhabitation  »200 ; ni finalement du constat qu’on organise aujourd’hui des expositions sur la thématique « habiter l’inhabitable »201, affirmant sans sourciller, dans la présentation de l’exposition que « la demeure ne dure pas, l’habiter est l’inhabitable »202

Poussés par la nécessité de différencier l’habitable du vivable, portés par la difficulté de définir une limite à l’habitable, nous avons finalement accepté en ces lignes le défi d’imaginer une situation dans laquelle l’humain pourrait être mis en impossibilité d’habiter. Et ceci nous a amené à réaliser l’absurdité de la tentative.

PEREC, George, Espèces d’espaces, op. cit., p.166

197

«  habiter l’inhabitable même  : le coeur des métropole  », LE COMITE INVISIBLE, A nos amis, Paris, La

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Fabrique, 2014, p. 62

CHEVRIER, Sébastien, L’inhabitable est notre site. Habiter l’inhabitable comme éthique de l’architecture,

199

mémoire de DPEA, soutenu en Septembre 2008 à l’ENSAPLV, p.5

MOURE, José, La crise de l’habiter dans le cinéma d’Antonioni  : la maison comme lieu d’inhabitation, in

200

MOTTET, Jean, Habiter, communiquer, Paris, L’Harmattan, 2008, p.77-88

Habiter l’inhabitable. L’axolotl HLM#1, Cabinet des Curiosités de Toulon, 29 novembre 2012 au 30 janvier

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2013. Archive de l’exposition disponible en ligne à l’adresse http://www.clubdessync.com/site/2012/11/habiter-linhabitable-laxolotl-hlm1/

CHATONSKY, Grégory, présentation de l’exposition, idem.

Nous pourrions dès lors le penser : s’interroger sur les limites de l’habitable ne conduit qu’à la proposition étrange qu’il n’existerait pas de «  non-habitation  ». C’est d’ailleurs aussi un constat simple à prouver par l’expérience pratique et le sens commun  : il nous est impossible de nous souvenir d’un moment durant lequel nous n’avons pas habité, pas plus qu’il ne nous est possible d’imaginer un moment autre que la mort, durant lequel nous ne serions pas un terrien mortel, durant lequel nous ne serions pas sur Terre comme mortel...

Ainsi, nous l’avions vu en première instance, comprendre habiter comme un synonyme de vivre tendait à faire perdre tout potentiel critique, éthique, à l’idée d’habitation. Désormais il nous faut l’accepter : si nous tentons de voir l’idée d’habiter de façon plus existentielle pour lui offrir de nouvelles forces, déploiement et puissances conceptuelles, alors tout autant restent floues les limites de la notion, ses contraires et ses conflits - tout, absolument tout, devenant soudainement « habité », ou, dit selon un vocabulaire qui n’existe pas encore, tout devenant aussi bien existentiel qu’existentialisable203

Puis enfin, cette véritable conclusion de notre enquête  : ce sont, suite à ces démonstrations presque absurdes, les deux notions d’habitable et d’inhabitable qu’il nous faut abandonner. Ce qui signifie à son tour que la notion d’« habiter » ne porte pas en soi, tant du moins que l’on s’arrête aux ouvertures données par la philosophie heideggerienne, de portée critique. Ses contours et son opposé (l’hypothétique « non-habitation » que nous ne réussissons pas à envisager) nous restant insaisissables, ce que porte cette notion ne doit pas être affirmé, tel quel, comme une position éthique ou morale. A savoir, pour le dire autrement encore, que tant qu’il n’aura pas été plus clairement défini ce contre quoi « habiter » est à même de lutter, il ne pourra être fait état d’aucune posture cherchant à défendre «  l’habiter  », «  l’habitable  » ou « l’habitation ». On ne se bat pas sans champ de bataille ni ennemis sans se ridiculiser voire se blesser soi-même.

A posteriori, si tout est habité et que tout le monde habite, quelle facilité alors a

résidé dans le combat moraliste pour l’habitation humaine  ! La lutte contre «  le non-habitable  » a constitué le cheval de bataille des architectes qui voyaient en elle une légitimation de leurs savoirs-faire et de leur art, tandis qu’en l’habiter les philosophes pouvaient dériver sur de longues considérations métaphysiques sans risque aucun d’entrer en contradiction avec le réel. Nos démonstrations visent à décrier ce combat qui n’en est pas un, contre un ennemi toujours absent : on a en effet encore jamais vu, un sujet de recherche, un colloque, un article ou ouvrage prenant la défense de « l’inhabitable ». Que serait donc alors la lutte à mener sur un sujet sur lequel tout le

Il faut, peut-être, pour sortir de cette impasse, considérer en quoi habiter a quelque chose à faire avec

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le vivre autant qu’avec l’exister, et que, comme invite à le penser Maria Villela-Petit, il ne faut pas chercher à «  faire un usage dichotomique de la distinction, comme s’il s’agissait d’opter pour l’un ou l’autre des termes  » de ce binôme. Cf. VILLELA-PETIT, Maria, «  Habiter la Terre  »., in LUSSAULT, Michel, YOUNES, Chris, PAQUOT, Thierry, Habiter, le propre de l’humain  : villes, territoires et

monde est d’accord par avance ? Dans son dossier « Habiter » de 2004, Mathis Stock déjà l’écrivait : parmi les différentes acceptions et définitions qui pouvaient faire l’objet de débats, on trouve la distinction entre l’ « habiter » et le « non-habiter », mais « les articles qui suivent ne se sont pas emparés de cette discussion possible », concluant de fait  : «  cet effort reste à faire  » . Certainement saisissons-nous mieux désormais 204

pourquoi ces travaux n’ont abordé cette question à l’époque, et pourquoi, de fait, cet effort restait à faire jusqu’à nos jours.

Par cette démonstration, nos propos ont donc gagné en force critique. Hélas, en perdant sa capacité de différenciation avec ce qui ne serait pas habité, ou ne pourrait l’être, la notion d’habiter semble perdre toute capacité critique. Et notre recherche sur la fondation d’une éthique pour l’architecture depuis la notion d’habiter semble arriver à ce point dans une impasse.

Nous faut-il alors de ce constat évacuer l’ensemble des critiques soulevées précédemment par Paul Dollé, Chris Younès, Ivan Illich, Thierry Paquot, Jean-Marc Ghitti ou Augustin Berque  ? Ou, parce que les prisonniers ou les sans-abris «  habitent  » aussi, nous n’aurions pas à travailler à améliorer leurs conditions  ? Notre démonstration n’est en rien un abandon de ces enjeux, bien au contraire ; elle vise à les saisir avec une plus grande justesse. Nous restons en droit (et en devoir  !) de revendiquer pour nous et pour autrui, «  un territoire plus habitable que le bois de Vincennes en hiver pour les sans-abri, ou la bande de Gaza en toutes saisons »  ! 205

Porter une critique sur la dualité réductrice habitable/inhabitable et les non-lieux auxquels celle-ci nous conduit ne doit donc bien évidemment pas nous amener à refuser tout constat critique sur l’état de notre habitation, et nous devons dès lors chercher comment appréhender ces enjeux depuis des fondements plus complexes que ladite dualité et ses impasses. C’est une évidence que de le souligner en effet, il existe pourtant bien, malgré nos propos, des hospitalités différentes, des accueils différents, des accompagnements par l’espace différents, c’est-à-dire donc simultanément des trajectoires habitationnelles mieux ou moins bien accompagnées. Comment alors travailler sur ce qui fait la qualité de ces accompagnements  ? C’est précisée dans ses terminologies et ses méthodes, dans ses objectifs et enjeux, que peut se poursuivre notre mise en lumière d’éléments vers une éthique de l’habitation pour l’architecture.


STOCK, Mathis, « Présentation. Géographies de l’habiter : encore un tournant  ?, in STOCK, Mathis (dir.),

204

Habiter, Travaux de l’institut de géographie de Reims, n°155-118, 2003-2004, p.4

YOUNES, Chris, GOETZ, Benoit, « Hannah Arendt : Monde – Déserts - Oasis », in PAQUOT, Thierry,

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Dans le document Eléments vers une éthique de l'habitation (Page 73-76)