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Habiter et habitude

Dans le document Eléments vers une éthique de l'habitation (Page 133-136)

Aristote déjà en soulignait l’importance fondamentale412, et pourtant il n’est toujours pas si évident de saisir ce que signifie précisément « habitude ». Nous aurions tendance à souligner tout d’abord avec le philosophe qu’« est habituel ce qu’on fait pour l’avoir déjà fait souvent » . Ou encore que « l’habitude est comme une nature ; de même que 413

par nature les choses se succèdent les unes aux autres, de même en est-il par l’acte de l’esprit ; et ce qui est répété souvent crée une nature »414 (à la différence que « la nature, c’est le toujours ; l’habitude, c’est le souvent » 415). Mais il nous faut, pour saisir plus en profondeur toute la complexité de l’abstraction «  habitude  », s’en référer aux nombreuses études consacrées à ce terme au cours du XIXe siècle notamment.


BACHELARD, Gaston, L’intuition de l’instant, op. cit., p.59.

409

PECQUEUR, Christophe, «  Les difficultés à habiter, approche anthropologique et clinique de l’habiter,

410

LUSSAULT, Michel, YOUNES, Chris, PAQUOT, Thierry, Habiter, le propre de l’humain, op. cit., p.357. SANSOT, Pierre, Poétique de la ville, op. cit., p.54.

411

« Ce n’est donc pas une oeuvre négligeable de contracter dès la plus tendre enfance telle ou telle habitude, c’est

412

au contraire d’une importance majeure, disons mieux, totale (…) L’homme appelé à être bon doit recevoir une éducation et des habitudes d’homme de bien (…)  (car) la vertu morale est le produit de l’habitude  ». ARISTOTE, Ethique à Nicomaque

ARISTOTE, Rhétorique, I, 10 et 11, cité par PASCAL, George, Les grands textes de la philosophie, Paris,

413

Bordas, 1986, p.47

ARISTOTE, Mémoire et réminiscence, 2, in Idem, p.47.

414

ARISTOTE, Rhétorique, I, 10 et 11, in Idem, p.47.

Dans son étude de 1876 sur le terme «  habitude  », Léon Dumont constate la profonde différence avec les notions d’inconscient, d’adaptation, de répétition, de volonté, de tendance ou de penchant - l’habitude, affirme-t-il, n’est rien de tout cela. 416

L’habitude, propose-t-il plutôt, est « la permanence d’une manière d’être » . Son étude 417

s’appuie sur les travaux préalables de Ravaisson, qui lui aussi le déclarait quelques décennies auparavant : l’habitude « n’est pas seulement un état, mais une disposition, une vertu  »418. Que comprendre par-là  ? Il nous faut pour envisager ce sens de l’habitude remonter à ses origines étymologiques.


Le terme d’habitus vient de Thomas d’Aquin traduisant le terme grec hexis de la philosophie d’Aristote. Et pour entendre ce que signifie cet hexis, il faut remonter encore jusqu’à Socrate  : «  il n’apparaît pas que ce soit la même chose, avoir acquis

(ktèsin) et avoir (hexis). Par exemple, si quelqu’un ayant acheté un manteau et en étant

le propriétaire, ne le portait pas, nous ne dirions pas qu’il l’a, mais, qu’il l’a acquis » . 419

Comme cette illustration de Socrate le montre, hexis en grec signifie bien la possession, mais, par différence avec la possession « inutilisée », le ktèsin, la simple propriété, l’hexis désigne la puissance déployée, la possession à l’oeuvre, soit dans l’illustration donnée par Socrate  : le manteau effectivement porté. L’habitude tire donc ses origines d’une forme particulière de «  l’avoir  »  : une «  possession revêtue  », une propriété à laquelle nous ne sommes pas complètement étrangers, que nous portons avec nous, voire que nous incarnons même - une manière d’être, une vertu (qui elle même est donc habitude chez Aristote ).
420

Par là seront entendues plus profondément les premières phrases sur lesquelles Ravaisson ouvre De l’habitude : « L’habitude, dans le sens le plus étendu, est la manière d’être générale et permanente, l’état d’une existence considérée, soit dans l’ensemble de ses éléments, soit dans la succession de ses époques » . 421

L’habitude est une manière d’être, un ethos. Outre la proximité que nous avions pu pressentir de premier abord entre les terminologies d’«  habiter  » et d’«  habitude  », se trouve ici confirmé le puissant lien qui travaille ces notions. En effet, comme le remarque aussi Augustin Berque, c’est donc tout d’abord une question de fréquence, de

DUMONT, Léon, « De l’habitude », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 1ere année, tome 1, 1876,

416

p.321-366, voir notamment les chapitres II, III, IV. Idem, VI.

417

RAVAISSON, Félix, De l’habitude (1838), Paris, Allia, 2007, p.7.

418

SOCRATE, Théétète, 197b, cité par KIM, Hye-Ryung, Habiter, perspectives philosophiques et éthiques – de

419

Heidegger à Ricoeur, Thèse de doctorat, Université de Strasbourg, Faculté de Théologie Protestante, Soutenue en 2010-2011, p.200, nous précisons entre parenthèse les termes grecs

«  la vertu est une habitude, c’est-à-dire une manière d’être et de faire permanente  » ARISTOTE, cité par

420

PASCAL, George, Les grands textes de la philosophie, op. cit., p.47. RAVAISSON, Félix, De l’habitude (1838), op. cit., p.7.

fréquentation, que souligne le lien entre habitude et habiter . Et, en effet, n’avons-422

nous pas besoin, pour habiter, d’une certaine fréquentation habituelle, d’une rencontre avec une durée qui est extérieure à notre existence ? Jean-Marc Besse :

«  Un monde au sens fort de ce terme, c’est-à-dire un monde que l’on habite et qui nous est familier, nôtre, implique quelque chose comme une réalité et une solidité, autrement dit une espèce de permanence ou au moins une durabilité. Et cela suppose, comme le dit Hannah Arendt, que nous soyons « environnés de choses plus durables que l’activité qui les a produites, plus durables même, en puissance, que la vie de leurs auteurs ». Il n’y a pas de monde habité sans une certaine persistance de ce monde »423


Dans l’habitude se forme un lien fort avec des extériorités « solides » - des choses qui nous sont étrangères, et qui, fussent-elles en mouvement, sont dans une stabilité suffisante pour être présentes aussi souvent que l’habitude le requiert. Pierre Sansot l’écrit explicitement :

« Habiter c’est d’abord avoir des habitudes à tel point que le dehors devient une enveloppe de mon être et du dedans que je suis. C’est pourquoi on peut affirmer que, d’une certaine manière, j’habite une ligne de bus, dès lors que je l’emprunte chaque jour. Le chauffeur m’est connu, mon trajet est ponctué par un certain nombre de stations. A une heure déterminée, les autres voyageurs me sont devenus familiers ; c’est ainsi que l’absence répétée de l’un d’entre eux m’étonne, voire m’inquiète. Dans ces conditions, le trajet n’est pas exactement un fragment soustrait à la durée, un blanc insignifiant »424


Quelques remarques à propos de ce récit. Tout d’abord, si l’habiter passe par l’habitude, ce n’est pas tant donc par la répétition qu’elle engendre, que par le fait qu’en elle se forment des familiarités, des certitudes, des reconnaissances, bref des liens affectifs avec les lieux et les êtres avec lesquels nous formons lieu. Puis, tout autant, ce fait qu’au sein de notre quotidienneté habitée, l’habitude est quotidienne. Au travers de la banalité formée par la constance de nos manières d’être se tissent des certitudes qui solidifient notre relation au monde, qui stabilisent notre équilibre, et donnent confiance en la possibilité d’une persistance de la durée dans l’instant de l’habitation. D’ailleurs, selon Bachelard, « passé et avenir ne sont au fond que des habitudes »425. Et « l’instant » lui-même est sujet à habitude  ! En effet, nous l’avons vu, le temps partagé de la contemporanéité donne à exister, déploie un espace d’habitation possible pour l’individu. Tissant un lien entre cette affirmation préalable et nos considérations présentes sur l’habitude, nous remarquerons que c’est par ces quotidiennetés habituelles que se tissent aussi des en-communs fondateurs pour notre habitation. Comme le note à cet égard Bruce Bégout : « Le sens commun du geste ordinaire et de la parole de tous les jours consolident (…) notre affinité intime avec l’environnement naturel et

« à son sens principal, habere ajoutait celui de « se tenir ». Sa forme fréquentative habitare a donné habiter, 422

mais aussi habitude. De nos jours, le lien n’est plus évident, mais à l’âge classique, on pouvait encore dire habiter la guerre au sens d’« avoir souvent la guerre » ». BERQUE, Augustin, « Qu’est-ce que l’espace de l’habiter ? », in LUSSAULT, Michel, YOUNES, Chris, PAQUOT, Thierry, Habiter, le propre de l’humain, op. cit., p.55.

BESSE, Jean-Marc, Habiter, un monde à mon image, op. cit., p.20

423

SANSOT,Pierre, Du bon usage de la lenteur, Paris, Payot&Rivages, 1998, p.173 424

BACHELARD, Gaston, L’intuition de l’instant, op. cit., p.51

humain  »426. C’est peut-être dans le monde commun, partageable, qui est créé par l’habitude, qu’habite l’être. A savoir, pour revenir donc finalement sur les récits de Pierre Sansot, pas uniquement parce que je prend tous les jours le bus, à la même heure, mais plutôt parce qu’en lui, le chauffeur ou qu’un autre passager m’est connu et je suis connu de lui, nos regards se croisent et se reconnaissent bon gré mal gré, et qu’en tout cela donc finalement nous devenons l’un l’autre témoins du même univers,

contemporains au sens nancéien du terme…


Dans le document Eléments vers une éthique de l'habitation (Page 133-136)