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Quelles possibilités de rester hors d’habitation pour l’homme ?

Dans le document Eléments vers une éthique de l'habitation (Page 58-65)

Occupés à comprendre ce que signifie «  habiter  », nous sommes systématiquement entrés en contact avec des interrogations sur ce que pourraient être les limites de l’habitations, ou donc, par la négative, ce que pourrait être une « non-habitation ».


Premièrement en effet a été envisagée l’acception de l’habiter comme loger, être

logé. Considérer la notion en ce sens est réducteur et appauvrissant, voire, nous l’avons

dit, contradictoire. Ne-pas-habiter, en ce sens, signifierait ne pas avoir de logement, être

sans-domicile-fixe. Où toutefois situer la frontière entre logement et absence de

logement ? Une cabane est-elle un logement ? Un toit est-il suffisant ? Un abri ? Que penser alors de l’ensemble des peuples nomades vivant sous des tentes ? Que penser des migrants ; n’habiteraient-ils plus  ? De cette première acception déjà se fait sentir la nécessité de mieux situer avec quoi doit être distinguée l’habitation, quel est son opposé, son pendant négatif.


Puis, deuxièmement, nous l’avons vu brièvement, considérer habiter comme un synonyme du vivre nous place dans l’impossibilité de considérer un inhabitable qui soit différent de l’invivable. Qui vit, habite donc, et l’inhabitable, en ce sens, est la mort. De cette définition seconde, ainsi, pas de doutes, mais pas d’intérêt non plus, à comprendre ce que serait une « non-habitation » ; mais la notion elle-même d’habiter, redondante avec celle du vivre, semble dès lors perdre toute raison d’exister. 


Troisièmement enfin, a été envisagée l’ontologie heideggerienne. Et une fois encore, nous avons eu l’occasion de souligner longuement déjà la difficulté et les hypothèses qui pouvaient être formulées à l’égard de l’habitation comme condition

humaine, et de celles-ci nous ne conclurons une fois de plus qu’à la nécessité d’engager

une étude plus approfondie pour entendre ensemble ce que pourrait signifier

ne-pas-habiter-existentiellement.


En chaque compréhension de la notion d’habiter, une même difficulté à saisir ce que pourrait être ses limites.


L’enjeu de ce débat est particulièrement important. Tout comme il n’y aurait aucun combat à mener s’il pouvait s’avérer que nous habitions « de toute façon et quoi qu’il arrive  », c’est la notion même d’habitation, d’habiter qui perdrait de son sens s’il ne savait y avoir, quelque part, d’une façon ou d’une autre, quelque chose qui s’oppose à

elle. Que pourrait bien signifier parler même d’habiter, s’il n’existait, quelque part, de l’autre côté du miroir, la possibilité même d’une mise en défaut de cet «  habiter  »  ? L’artiste Grégory Chatonsky l’affirmait aussi comme une des hypothèses de son travail sur l’habiter  : penser la notion signifie nécessairement lui supposer une part liée d’inhabitable . Augustin Berque le dit lui aussi : « l’habiter se définit dans son rapport 121

à ce qui le nie  : le dé-sert, i.e. le détissage du monde  »122. Comment penser encore définir « habiter » si nous n’étions soudainement plus capables de cerner ce qui le nie, ce « détissage du monde », cet « im-monde » ? Ou, autrement dit, comment « habiter » pourrait-il retrouver sa « capacité de différenciation »  ? 123

Examen de l’état de l’art sur l’« inhabitable »

Nous l’avons entrevu avec l’univers des sciences sociales, les conditions matérielles aussi impactent la qualité de l’habitation humaine. Il nous faut toutefois noter dès à présent à quel point «  l’habitable  » ne semble pas seulement matériel. En effet, explique Félix Guattari, «  on ne peut espérer recomposer une terre humainement habitable sans la réinvention des finalités économiques et productives, des agencements urbains, des pratiques sociales, culturelles, artistiques et mentales » . 
124

Nombreux sont les penseurs qui, à la suite d’Heidegger, ont fait état d’une telle crise de l’habitation - non au sens donc d’une alerte sur l’insalubrité du logement, 125

mais plutôt d’un appel à considérer les mises en difficulté que peuvent rencontrer les

processus d’habitations humaines. 


Chris Younès, a de nombreuses reprises, a pu développer cet enjeu d’une « lutte contre l’im-monde »126. Dans Maison Mégapole, déjà :

« L’ère de la mégapole est aussi celle du désarroi face à la béance du vide, à la disparition du proche et du lointain, à l’homogénéisation, à la dissémination de tous, au tapage publicitaire, à la puissance des médias, à l’aliénation de l’homme réduit à l’état de consommateur, à la violence, à l’exclusion. Avec une « Formulons maintenant de façon abrupte l’hypothèse qui nous servira de support jusqu’à la fin de ce travail :

121

habiter, dans ce que ce mot peut avoir de plus commun et de plus général, impliquerait de l’inhabitable  » CHATONSKY, Grégory, habiter l’inhabitable, DEA Esthétique, Centre Saint-Charles, Paris I, 1996.

BERQUE, Augustin, Etre humains sur la Terre, Principes d’éthique de l’écoumène, Paris, Gallimard, 1996, p.54.

122

Au sens où l’emploi Roger Brunet dans sa critique de la notion d’oekoumène : « d’où le constat du dictionnaire

123

critique Les mots de la géographie de Roger Brunet (1992  :167)  : le mot écoumène «  a perdu sa capacité de différenciation  »  » BERQUE, Augustin, «  Poétique naturelle, poétique humaine. Les profondeurs de l’écoumène », in BERQUE, Augustin, DE BIASE, Alessia, BONNIN, Philippe (dir.), Donner lieu au monde : la poétique de l’habiter, Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, Paris, Donner lieu, 2012, p.268.

GUATTARI, Félix, « Pratiques écosophiques et restauration de la cité subjective », in Qu’est-ce que l’écosophie ?,

124

op. cit., p.33

«  les recompositions contemporaines des spatialités, et plus particulièrement des spatialités urbaines, 125

conduisent au constat d’une crise de l’habiter  » FORT-JACQUES, Théo, «  Habiter, c’est mettre l’espace en commun », in LUSSAULT, Michel, YOUNES, Chris, PAQUOT, Thierry, Habiter, le propre de l’humain : villes, territoires et philosophie, Paris, La Découverte, 2007, p.251

YOUNES, Chris, «  habiter le monde comme résistance à l’im-monde  », in BERQUE, Augustin, DE

126

architecture ignorante de tout lien, comment ne pas être, corps et esprit maltraités, abandonné, désorienté, en perdition ? » 
127

C’est qu’en effet, il semble que les spatialités produites par notre

modernité-liquide nous amènent à faire le constat de crises et pathologies multiples. Jean-Paul

Dollé s’interroge sur la manière dont les corps peuvent habiter les «  lieux de l’absence » , tandis que pour Jean-Marc Ghitti, l’habitation est déchirée, du fait de la 128

modernité qui a produit une confiscation tant de l’intériorité que de l’extériorité existentielle de l’homme, produisant une déhiscence, au sens d’un déchirement . 129

Augustin Berque lui aussi s’appuie sur une certaine critique de la modernité et du déchirement, de «  l’écartèlement  » même, qu’elle produit, notant le mortifère de la «  décosmisation  » qu’elle engendre . Chez Ivan Illich, l’inhabitable se mesure à la 130

destruction des communaux et de l’augmentation démographique, la dépossession de la liberté d’habiter et la destruction de l’art d’habiter par le logement moderne , tandis 131

que chez Lévinas, «  ce monde où la raison se reconnaît de plus en plus, n’est pas habitable  »132. Radkowski lui, propose de considérer des facteurs capables de «  supprimer l’habitation elle-même  »133, et témoigne d’une habitation qui « disparait » . 
134

Mais que tout cela peut-il bien signifier ? Charles Hussy l’écrit, « on n’habite pas à Onex, on y loge pas, on y réside tant bien que mal  » ; mais comment toutefois 135

envisager que l’homme puisse ne pas habiter quelque chose, quelque part, puisse ne pas

habiter, tout court ? Penser à l’homme sans le penser habiter quelque part, ne serait-ce

pas, comme le note Bernard Salignon, penser plutôt à quelque chose qui ne soit plus humain ? « Si nous pensons à l’homme sans penser à l’habiter, nous ne pensons qu’à un homme amputé, qu’à un semblant d’homme, qu’à un homme réduit à la bestialité.

YOUNES, Chris, « Préface », in YOUNES, Chris (dir.), Maison Mégapole, Paris, Passion, 1998, p.10

127

« Comment des corps peuvent-ils habiter des lieux de l’absence ? Comment peuvent-ils être présents à

eux-128

mêmes et aux autres dans ce qui ne dessine aucune forme ? (…) Si tel est le cas, il ne peut en résulter qu’un cycle répétitif d’agressions et d’abattement  ». DOLLE, Jean-Paul, «  Haine de la pensée, haine des villes  », in YOUNES, Chris (dir.), Maison Mégapole, op. cit., p.65

GHITTI, Jean-Marc, « L’habitation déchirée », in YOUNES, Chris (dir.), Ville contre-nature. Philosophie et

129

architecture, Paris, La Découverte, 1999, p.137-138

BERQUE, Augustin,  «  Ville et architecture, années 2000  : quelle cosmicité  ?  », Ville contre-nature.

130

Philosophie et architecture, op. cit., p.102, p.113

ILLICH, Ivan, « L’art d’habiter », Dans le miroir du passé, trad. de Maud Sissung et Marc Duchamp, Paris,

131

Descartes et Cie, 1994, in Oeuvres Complètes Tome 2, op. cit., p.757, 760, 761.

« Ce monde où la raison se reconnaît de plus en plus, n’est pas habitable. Il est dur et froid comme ces dépôts

132

où s’entassent des marchandises qui ne peuvent satisfaire  : ni vêtir ceux qui sont nus, ni nourrir ceux qui ont faim  ; il est impersonnel comme les hangars d’usines et de cités industrielles où les choses fabriquées restent abstraites, vraies de vérités chiffrable et emportées dans le circuit anonyme de l’économie ». Emmanuel Levinas, Difficile liberté, Albin Michel, Paris, 1963, p.54-55, cité par MORVAN, Yoann, «  L’habiter et l’économie domestique à l’ère de l’urbain généralisé. En lisant Levinas  », in LUSSAULT, Michel, YOUNES, Chris, PAQUOT, Thierry, Habiter, le propre de l’humain : villes, territoires et philosophie,, p.152

RADKOWSKI, Georges-Hubert, Anthropologie de l’habiter, vers le nomadisme, Paris, PUF, 2002, p.54

133

Idem, p.66.

134

HUSSY, Charles, « Habiter ou loger : l’exemple d’Onex », in Habitation : revue trimestrielle de la section romande

135

Dans l’idée que l’on se fait de l’homme est incluse l’idée d’habiter, sinon on fait de l’habiter un attribut non nécessaire de l’homme »136…


Puisque qu’après tout, habiter est « notre condition fondamentale », puisqu’en tant que Dasein, il est de notre nature même d’habiter, comment pourrait-il en être autrement ? Tout autant, nous l’avons envisagé avec Heidegger, l’homme et le lieu sont des entités qui ne peuvent exister que par co-construction, «  simultanée  ». Comment alors penser pouvoir parler de « lieux inhabitables » ? Un lieu, n’est-il, pas, justement,

un espace habité ? 


Si l’on en croit les écrits de Jean Paul Dollé, le capital est fondamentalement un

inhabitable137. Ou encore, moins radicalement, si on en reste aux propos de Bernard Salignon, il semble bien résider quelque part et malgré tout, la possibilité d’une habitation incomplète, plaçant l’homme « dans une certaine errance qui entraîne toutes sortes de conduites, de comportements, de pratiques et de représentations qui le rendent défensif, replié, perdu, agressif, angoissé, et instable » . La liste est déjà longue 138

de toutes ces affirmations faisant état d’une crise à l’oeuvre, et tend à le mettre en évidence  : l’homme semble aujourd’hui confronté à des situations d’habitation  incomplète

ou insatisfaisante. Quelles sont-elles  donc  ? Thierry Paquot semble en livrer quelques

unes : 


« Une cage d’escalier bruyante, des parois perméables aux bruits gênent le repos, entravent le bien-être et favorisent l’agressivité, la colère, le refus des autres. De même une rue triste, sale, inhospitalière déteint sur votre caractère, vous devenez morose, vulnérable, inquiet et broyez du noir. Des espaces verts lépreux, des voitures mal garées, des incivilités à répétition, un gardien absent ou bougon, tout cela concourt à vous gâcher l’existence et à rendre inhabitable votre logement et ses à-côtés »139


Mais la saleté, le bruit, des voitures mal garées, incivilités, est-ce là l’im-monde qu’il faut combattre pour rendre au monde son habitabilité ? Nous sentons bien, après nos premiers déploiements référencés, que d’autres forces sont en jeu, et que d’autres enjeux forcent à continuer plus en avant notre enquête. 


Comment penser donner raison à cette proposition d’Henri Lefebvre annonçant que «  les Olympiens et la nouvelle aristocratie bourgeoise (qui l’ignore  ?) n’habitent plus » ? . Le penseur s’explique pourtant : « Ils vont de palace en palace ou de château 140

en château ; ils commandent une flotte ou un pays à partir d’un yacht, ils sont partout et nulle part. De là vient qu’ils fascinent les gens plongés dans le quotidien ; ils transcendent la quotidienneté ; ils possèdent la nature et laissent les sbires fabriquer la

SALIGNON, Bernard, Qu’est-ce qu’habiter ?, Paris, La Villette, 2010, p.31 

136

Cf. DOLLE, Jean-Paul, L’inhabitable capital, crise mondiale et expropriation, Paris, Lignes, 2010

137

SALIGNON, Bernard, Qu’est-ce qu’habiter ?, op. cit., p.25

138

PAQUOT, Thierry, « Introduction »., in LUSSAULT, Michel, YOUNES, Chris, PAQUOT, Thierry, Habiter,

139

le propre de l’humain : villes, territoires et philosophie, p.14

LEFEBVRE, Henri, Le droit à la ville, in ANSAY, Pierre, SCHOONBRODT, René, Penser la ville,

140

culture  » . Mais l’explication, il nous faut l’avouer, ne nous en dit pas plus sur les 141

raisons pour lesquelles ils n’habiteraient «  pas  ». Transcender la quotidienneté nous rend-il « non-habitants » ?


Poursuivons notre enquête avec les propositions de Pierre Sansot, pour qui « les lieux sinistres sont proprement inhabitables  »142. Le problème hélas restant entier lorsque, justement, il poursuit et reconnaît qu’à l’évidence, « il semble que nous ayons de la difficulté à situer les lieux sinistres » . Voilà bien notre problème : tous semblent 143

s’accorder sur le fait que des problèmes opposant résistance à l’habitation existent, mais semblent bien en peine d’un situer un seul avec force et précision. Tout autant que reste particulièrement flou Daniel Payot lorsqu’il annonce que «  la ville, tendanciellement, n’est plus habitée  » ou lorsqu’il s’agit de définir «  ce qui fait une différence entre 144

l’habitation et la non-habitation »145.


Tout cela malgré la proposition de Jean-Paul Dollé : « s’il est malaisé et presque impossible que les hommes se mettent d’accord sur ce qu’est et ce qui provoque la beauté, en revanche tous perçoivent et ressentent ce qu’est la laideur, tous ressentent ce qu’est l’inhabitable, ce qu’on ne peut habiter : le désert » . Car il semble bien qu’au 146

contraire, non, il soit justement extrêmement difficile de cerner ce que peuvent bien être ces choses « qu’on ne peut habiter », pas plus que d’envisager une situation dans laquelle l’homme n’habite plus. 


Que seraient ces espaces que nous ne sommes pas à même d’habiter ? De quoi s’agit-il, en leur sein qui nous dépossède de la possibilité d’y habiter, quelle est cette caractéristique qui nous les rend inaccessibles, quelles sont ces raisons pratiques, matérielles ? S’agirait-il aussi d’une laideur esthétique, comme celle que décrit George Perec147 ? Chris Younès et Benoit Goetz eux aussi semblent inviter à le penser, lorsqu’ils soulignent à quel point «  en lisant Kant, Arendt découvre que la beauté est une condition d’habitabilité »148. 


Mais, nous dit Günther Anders, après tout, « le laid aussi est superbe quand il est familier »149… Sur quelle définition unanime du « laid » s’arrêter ? En chemin avec Jean-Paul Dollé, on s’interrogerait aussi sur la possibilité d’une laideur plus métaphorique, d’une laideur « morale », d’une laideur conceptuelle : « l’enlaidissement

du monde ne relève pas d’un jugement à partir de catégories esthétiques  : beau versus

Idem.

141

SANSOT, Pierre, Poétique de la Ville, Paris, Klincksieck, 1973, p.404

142

Idem, p.399 

143

PAYOT, Daniel, Des villes-refuges, témoignage et espacement, op. cit., p.9. 144

Idem, p.19. 145

DOLLE, Jean-Paul, L’inhabitable capital, crise mondiale et expropriation, op. cit., p.101

146

«  L’inhabitable  : l’architecture du mépris et de la frime, la floriole médiocre des tours et des buildings, les

147

milliers de cagibis entassés les uns au dessus des autres, l’esbroufe chiche des sièges sociaux. L’inhabitable  : l’étriqué, l’irrespirable, le petit, le mesquin, le rétréci, le calculé au plus juste » PEREC, Georges, Espèces d’espace, Paris, Galilée, 1974, p.176.

YOUNES, Chris, GOETZ, Benoit, « Hannah Arendt : Monde – Déserts - Oasis », in PAQUOT, Thierry,

148

YOUNES, Chris (dir.), Le territoire des philosophes, Paris, La découverte, 2009.

ANDERS, Günther, Visite dans l’Hadès (1997), trad. C. David, Lormont, Le bord de l’eau, 2014, p.23

laid. L’enlaidissement du monde, à l’âge de la domination planétaire de la marchandise, est la figure qu’offre la terre au cours du processus de sa dévastation. L’enlaidissement s’accroît dans le monde dans la mesure même où le désert y croit »  ? 
150

Nous comprenons bien là le caractère métaphorique, allégorique des allusions au laid, au désert, qui définissent plutôt au sens arendtien l'idée que puisse s’estomper «  ce qu'il y a entre les hommes  ». Mais de fait, les spatialités concrète de la «  non-habitation » restent une fois de plus insaisissables. Car en effet, nous aurions aussi pu tenter cette proposition  : les déserts sont inhabitables. Mais même les déserts sont habités ! Car, en effet, « qu’est-ce en effet qu’un désert ? Ce n’est pas un lieu d’où la vie est absente, mais un lieu où sa diversité est réduite, par suite de l’uniformité du milieu » , note justement Christian Carle. Il poursuit : « Tout milieu naturel ou social 151

où la diversité écologique et humaine ne parvient plus à se manifester est un désert. La diffusion universelle de la technique institue une uniformité des goûts et des besoins qui s’exprime à travers la monotonie des genres de vie et des habitats - les milieux naturels s’appauvrissent » . Le désert ainsi, celui-là même que Pierre Rahbi nomme ce gouffre 152

horizontal153, n’est pas l’inhabité – ni même l’invivable, les nomades et autres touaregs le savent bien. Benoit Goetz lui aussi le confirme  : «  le désert (l’an-architecture) n’empêche pas le nomade d’habiter. Et le nomade (c’est ce que signifie son nom) est sans doute celui qui habite le plus »154…


Poursuivant notre enquête, nous pourrions être tentés d’interroger l'accélération contemporaine. En effet, si l’individu habite un espace-temps travaillant avec la demeure, la durée, et l’habitude, alors peut-être pourrions nous affireré que la non-coïcidence des temps de la vie quotidienne, temps biographique et temps historique155 nous serait inhabitable. Car, « à l’âge de l’accélération, le présent tout entier devient instable, se raccourcit » nous dit Harmut Rosa156. Or, justement, comment penser pouvoir bâtir une vie stable dans un contexte s’apparentant plus à une terre de sable mouvant qu’à une prairie paisible157  ? On pourrait s’interroger avec Maurice Blauchot  : comment penser pouvoir habiter ce monde «  incapable de permanence, ne demeurant pas et n’accordant pas la simplicité d’une demeure  »158  ? Chris Younès explicite elle aussi le caractère a priori difficilement habitable d’un tel paradigme acccéléré en mettant l’accent notamment sur la question des mobilités :

DOLLE, Jean-Paul, L’inhabitable capital, crise mondiale et expropriation, op. cit., p.101

150

CARLE, Christian, Libéralisme et paysage, Paris, Editions de la Passion, 2003, p.44 

151

Idem, p.44 

152

RAHBI, Pierre, Du Sahara aux cévennes, Paris, Albin Michel, 2002, p.28 

153

GOETZ, Benoit, Théorie des maisons, op. cit, p.10

154

Idem, p.32.

155

ROSA, Hartmut, Entretien, Le Monde magazine, 28 aout 2010, cité dans Idem, p.381.

156

« Building a stable life within a context of rootless living is virtually impossible » BOORSTIN, Daniel, The

157

Americans, op. cit., p.286.

BLANCHOT, Maurice, cité par GOETZ, Benoit, La Dislocation, op. cit., p.78-79. 158

«  L’accélération et la multiplication des déplacements et des communications ont vertigineusement déployé le dehors dans des espaces proliférant sans centre ni périphérie  : réseaux, cyberespace et nomadisme multiplient les occasions de croisements instables dans l’espace d’un tohu-bohu souvent éclaté, dématérialisé, difforme. Les errances et l’anonymat rendent difficiles les pauses, les retraits comme les rencontres »159


Comment toutefois parler, une fois de plus, de non-habitation ? Les pauses, les retraits, les rencontres sont-elles véritablement plus rares qu’autrefois  ? Ou, comment mesurer ces phénomènes invisibles, ces nouvelles dynamiques urbaines que l’on dit incapable d’accorder demeure. N’avons-nous pas, pourtant, toujours des maisons ou nous retrouver, des lits où dormir, des familles et des amis à qui nous confier ? Où est l’accélération ? Ce qui, en terme de spatialité et de quotidienneté vécue, pourrait nous être inhabitable reste, une fois de plus, indiscernable, imprécisable.

Comment alors travailler sur « l’habitabilité » des établissements humains – et

Dans le document Eléments vers une éthique de l'habitation (Page 58-65)