• Aucun résultat trouvé

L'HUMANISME JURIDIQUE A GENÈVE DES ORIGINES JUSQU'A JACQUES GODEFROY

I. SUCCÈS DE L'HUMANISME JURIDIQUE GENEVOIS

L'humanisme juridique genevois s'est fait jour grâce au succès du régime calviniste et de sa politique civile et religieuse au cours de la seconde moitié du

xvre

siècle. Il représente une page importante de l'his-toire de la science du droit, européenne et française. Ce courant possède bien évidemment ses caractéristiques propres, qui l'ont profondément marqué dès son origine. Ce phénomène historique s'est certes développé à partir des bases communes de l'Humanisme et de la Renaissance. Parti d'Italie, le mouvement de l'humanisme juridique (mos Italicus) gagna la France (mos Gallicus) où - à la différence de ce qui était arrivé dans son pays d'origine- il devait connaître son épanouissement, de même qu'en Allemagne, aux Pays-Bas et enfin en Suisse, avec Genève et Bâle comme principaux centres helvétiques de diffusion.

L'humanisme juridique peut se définir à cet égard comme un mouve-ment culturel, ne dédaignant pas l'activité pratique et impliquant un choix religieux en rapport avec la Réforme protestante, le calvinisme en particulier; Jean Calvin lui avait donné l'élan que l'on sait en faisant de Genève son centre de mission et le siège de son pouvoir dans le monde européen. La volonté du réformateur genevois de se libérer de Rome et de la tutelle du pontife romain dénote, sur le plan institutionnel et théolo-gique, la différence nette existant entre le calvinisme et les autres orienta-tions du protestantisme, toutes marquées par le refus programmatique du catholicisme. Voilà pourquoi l'expression évidente d'un sentiment anti-romain toucha aussi, sur le plan politique et juridique, les Genevois qui s'aligneront sur les disciples français du mos Gallicus, dont plusieurs seront accueillis à Genève et nommés professeurs à l'Université fondée par Calvin en 1559 et dirigée par Théodore de Bèze.

27

Si j'ai voulu me référer aux aspects les plus connus de l'Humanisme et de la Renaissance en Suisse et à Genève, surtout au cours de la seconde moitié du XVIe siècle, c'est pour mieux souligner que l'humanisme juridi-que devait trouver dans cette ville un terrain favorable à son développe-ment, tout particulièrement chez les intellectuels gagnés aux idées nou-velles1.

IL LA RÉFORME ET LES PREMIERS HUMANISTES

Celui qui veut reconstruire l'histoire de l'humanisme juridique gene-vois doit toujours avoir présents à l'esprit les liens et les rapports qui exis-tent entre la culture laïque et la doctrine religieuse de l'époque, sur la voie tracée d'un côté par les calvinistes et de l'autre côté par les luthériens.

Ces liens peuvent seuls permettre à la fois de comprendre la naissance du mythe de Genève, dès la seconde moitié du XVIe siècle et d'expliquer la diffusion du calvinisme.

Sur ce point, j'aimerais encore une fois me référer à Aglippa pour noter qu'il n'est pas seulement un homme de lettres, un amateur d'études médi-cales et un exégète. Son passage à Fribourg est également fondamental pour comprendre l'attitude religieuse qu'il adopta par rapport à la Réforme genevoise, en un moment où ce qui s'était passé à Berne, à Lau-sanne et à Bâle avait eu une grande importance. Ce sont ces points de référence qui expliquent ses rapports avec Luther et le mouvement reli-gieux genevois. Quoi qu'il en soit, entre 1526 et 1527, les catholiques ne reconnurent pas du tout leur défaite à Genève, ville dont ils dénonçaient l'atmosphère pestilentielle, à cause du calvinisme et du luthérianisme qui s'y diffusaient. A la même époque, les réformateurs français étaient méthodiquement persécutés, malgré l'importance plus forte acquise par

1 Voir l'ouvrage fondamental de C. BoRGEAUD, Histoire de l'Université de Genève:

l'Académie de Calvin, 1559-1798, Genève 1900. Voir également: P. F. GEISENDORF, l'Université de Genève (1559-1959), Genève 1959; A. von ÜRELLI, Rechtsschulen und Rechtsliteratur in der Schweiz vom Ende des Mittelalters bis zur Gründung der Universi-tiiten von Zürich und Bern, Zürich 1879; E. His, Anfonge und Entwicklung der Recllts-wissenschaft in der Schweiz bis zum Ende des 18. Jahrhunderts, in: Schweizer Juristen der letzen hundert Jahre, Zürich 1945 Einleitung; F. ELSENER, Geschichtliche Gründe-lung-Rechtsschulen und kantonale Kodificationen bis zum Zivilgesetzbuch, in: Schwei-zerisches Privatrecht, éd. Max GuTZWILLER et al., Band 1, Basel und Stuttgart 1969, pp. 1-237; H. NAEF, Les origines de la Réforme à Genève, vol. 2, Genève 1968.

Zwingli et par Farel. Du reste, les liens entre la Réforme genevoise à son début et les changements religieux qui se produisirent à Berne sont des faits bien connus. En réalité, Berne poussa Genève à conquérir une indé-pendance temporelle et spirituelle. Les tentatives de l'évêque catholique de soumettre la ville par la force n'eurent aucun résultat. Ces faits qui eurent lieu postérieurement aux années 1530 permirent aux réformateurs d'apparaître comme les véritables champions et paladins des libertés de la ville de Genève.

Le portrait de quelques figures permettra de l'expliquer.

AGRIPPA (1486-1535)

Il n'est sans doute pas inutile de rappeler qu'en 1521, Henri Agrippa arriva à Genève, en même temps que Philibert de Lucinges, de Seyssel, de Louis Beliquet et d'Hilaire Bertalph. Ce dernier était le disciple et l'ami de Louis Vives, avant de devenir le secrétaire d'Erasme et d'entretenir des rapports avec Farel. Parmi ces personnages, la plus grande figure que l'on rencontre à Genève au cours de la première moitié du XVIe siècle fut incontestablement celle d'Agrippa dont les disciples vont commencer à étudier les textes sacrés et les œuvres juridiques, subissant ainsi l'in-fluence dominante de l'orientation philologique des humanistes. En

1518, Agrippa avait en effet envoyé une lettre à Claude Chansonette pour souligner et le danger qu'il y avait à se livrer à la lecture de la Bible sans posséder de connaissances philologiques et la culture juridique néces-saires. Dans le but d'observer les deux commandements de l'amour envers Dieu et de celui envers le prochain, Agrippa relevait dans sa let-tre l'importance de l'œuvre du jurisconsulte dans la société politique et civile. Mais si le théologien édifiait lui-même, comme Dieu érigeait ses constructions pour l'éternité, les œuvres temporaires réalisées par le juriste apparaissaient bien différentes, précisait-il. A l'époque où Agrippa écrit ces lignes, les œuvres d'Erasme et de Lefèvre d'Etaples étaient déjà fort bien connues et appréciées à Genève. Leur influence fut également grande sur l'enthousiasme religieux de nombreux catholiques.

Plus important encore a été, peut-être, à Genève, le passage, en 1523, de François Lambert. Certes, sa doctrine n'était pas celle des réformateurs, mais sa condamnation des vices des laïcs et des ecclésiastiques, accusés de désobéir aux préceptes de l'Evangile, correspondait pleinement à ce que les Genevois attendaient2

2 H. NAEF, op. cit., vol. 1, pp. 264-340; Ch. G. NAUBERT, Agrippa and the crisis of Renaissance thought, Urbana 1965, passim.

29

CALVIN (1509-1564)

Lorsque, en 1536, Farel invite Calvin à rester à Genève, il accomplit un acte d'une grande importance historique. Les sentiments de Calvin pour Genève paraissent vraiment étranges, oscillant entre le refus total et l'attraction pour cette cité. Rappelons que Calvin était né en France où ses études s'orientèrent d'abord vers la connaissance du latin, sous la direction de Mathurin Cordier. Il entreprit ensuite des études juridiques à Orléans où il commença l'étude du grec sous la direction de Melchior Wolmar. C'est son séjour postérieur à Bourges qui lui permit de s'insérer dans le milieu des humanistes parmi lesquels les jurisconsultes occu-paient la première place3Mais c'est juste à ce moment que Calvin décida de se vouer aux études sacrées. Ses rapports avec Nicolas Cop l'obligèrent ensuite à se réfugier à Bâle, cité qui, comme on le sait, était à ce moment un grand centre d'érudition animé par Erasme. Entre-temps la théologie de Calvin commençait à se dessiner et à révéler ses premiers traits essen-tiels. A cet égard, les séjours du réformateur à Paris furent importants et significatifs. En réalité toutefois, c'est au travers de sa double activité de doctrinaire et de militant pour construire l'Eglise nouvelle, que le grand réformateur religieux est définitivement gagné à l'étude des lettres sacrées. Expulsé de Genève, le séjour de Calvin à Strasbourg lui fut au contraire très profitable en raison des excellents rapports qu'il put entretenir avec Bucer. C'est à ces influences que son œuvre littéraire est redevable, Calvin développant et affinant progressivement sa nouvelle théologie.

Si l'on considère maintenant le retour de Calvin à Genève en 1541, l'on constate que les Ordonnances ecclésiastiques révèlent moins la rigueur intransigeante (que l'on prête habituellement à Calvin sur le plan doctri-nal) que l'esprit réaliste et surtout politique de leur auteur.

A Genève, Calvin était devenu le chef indiscuté d'une religion et d'un régime politique et administratif de nature théocratique. Sa connaissance de la patristique était immense, au point que l'on peut sans doute le considérer comme le plus important théologien biblique de sa génération.

Son Académie, dont Bèze, rappelons-le, assuma la direction immédiate après sa fondation, devint un centre d'éducation et de science où cha-que discipline avait acquis une importance considérable. C'est grâce à

3 Très important à ce propos le livre de J. BoHATEC, Budé und Calvin. Studien zur Gedankenwelt des franzosischen Frühhumanismus, Graz 1950.

l'Académie et à la formation humaniste, théologique et juridique de ses représentants qu'est né le mythe de Genève, avec les conséquences que l'on sait: le rôle que la ville sera amenée à jouer dans le vaste milieu de la culture européenne. En effet, la plupart des aspects de l'humanisme juri-dique genevois ne sont explicables que si l'on tient compte du savoir et de la science que l'Académie contribua à développer. Doué de caractéristi-ques propres, l'humanisme juridique genevois trouve sa place dans le cadre général de l'Ecole des jurisconsultes humanistes français et euro-péens. Il conserve des liens très étroits avec le mas Gallicus et, d'une façon plus globale, avec la culture française de l'époque. L'influence per-sistante de l'Humanisme et de la Renaissance italiens atteint son apogée sous l'influence de la pensée d'Erasme, de Sturm, de Reichling, de Vives, et évidemment de Luther, de Melanchthon et de Zwingli4

Après ses premiers succès politiques et religieux, il ne faut pas oublier que le régime calviniste à Genève se consolida sur le plan juridique avec la promulgation des Edits civils de 1568 et des Edits politiques - expres-sion du droit constitutionnel de la ville - dont le principal auteur fut Germain Colladon.

Si l'on s'intéresse au seul droit civil, les Edits civils - outre le fait qu'ils sont manifestement inspirés par la coutume du Berry, rédigée par Ger-main Col/adon, entre 1539 et 1540 - opèrent la fusion entre les nouvelles lois, les coutumes et les traditions locales. Le droit romain, dont le

·contenu et les principes dérivent des développements subis en particulier par la doctrine et la pratique jurisprudentielles italiennes, continue à s'appliquer à titre supplétif. Tout ce qui était contraire aux idées calvi-nistes fut éliminé du nouveau droit positif. Les Edits civils et politiques furent allégés grâce aux aménagements opérés par les Ordonnances ecclésiastiques de 1576. C'est ainsi que l'on peut saisir les éléments importants de la doctrine juridique genevoise du

xvre

siècle, en tenant compte du droit appliqué dans la pratique, son aspect le plus significatif résidant dans le fait que les juristes genevois ont suivi la même orienta-tion que les juristes français de l'époque, tout en valorisant simultané-ment et de manière persistante, les principes d'inspiration calviniste et l'ensemble des normes d'origine locale, en utilisant la tradition scien-tifique, dérivée du bas Moyen Age en particulier. Par contraste avec le luthérianisme, qui perdit sa force d'expansion à la mort de Luther, le calvinisme arriva à une stabilisation après le décès de Calvin, grâce à

4 BORGEAUD, op. cit., p. 93.

31

Théodore de Bèze, un homme de formation humaniste, mais doué aussi d'un esprit réaliste. C'est ainsi que le climat culturel de Genève ne change pas et que l'humanisme juridique genevois put continuer à poursuivre ses objectifs, en dépit des difficultés rencontrées pour maintenir l'enseigne-ment du droit à l'Académie.