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ET DES MONARCHOMAQUES PROTESTANTS INNOVÈRENT-ELLES?

par Ivo RENS

PROBLÉMATIQUE

C•est William Barclay, un Ecossais royaliste, mais ayant longtemps vécu en France, qui forgea, en 1600, le terme de «monarchomaques» pour désigner les penseurs, surtout protestants, qu'il accusait d'opposition aux monarchies de droit divin1Pourtant Luther avait considérablement ren-forcé le pouvoir des princes en leur assurant la mainmise sur le spiri-tuel et, même si Calvin ne l'avait pas suivi dans cette voie puisque, à Genève, il avait imposé, sous le couvert d'un très classique partage des pouvoirs spirituels et temporels, une conception quasiment théocratique de l'Etat, tous deux, de même que Zwingli à Zurich, continuaient à privilégier l'obéissance des sujets à leurs gouvernants, comme l'Eglise catholique l'avait fait en tout cas depuis la conversion de Constantin en 314.

Ce sont donc des circonstances politiques en relation avec les guerres de religions davantage que des questions doctrinales ou théologiques qui expliquent la parution dans la deuxième moitié du XVIe siècle, et particu-lièrement après le massacre de la Saint-Barthélemy en août 1572, de quantité de pamphlets, souvent anonymes ou signés de pseudonymes, justifiant la résistance que les sujets protestants pouvaient être amenés à opposer à leurs gouvernants.

1 William BARCLAY, De regno et regali potestate: adversus Buchananum, Brutum, Bou-cherium et reliquos monarchomachos, Paris 1600, cité in: Franco ga/lia by François

HoTMAN, At the University Press, Cambridge 1972, p. 113.

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En 1536 déjà, en Ecosse, un certain John Ponet avait entrepris de justifier le tyrannicide par la loi naturelle dans un ouvrage intitulé A short Treatise of Political Power2 Nous ne citerons ci-après que les livres des monarchomaques protestants qui, de l'avis des spécialistes, ont le plus influencé leurs contemporains. Il y eut, tout d'abord le brûlot du réformateur écossais John Knox, intitulé First Blast of the Trum-pet against the Monstruous Regiment of Women, ainsi que celui de

l'un de ses amis anglais, Christopher Goodman, intitulé How Superior Powers ought to be obeyed, tous deux parus en 1558, à Genève3En 1573, soit tout juste un an après la Saint-Barthélemy, François Hotman fit paraître à Genève son Franco-Gallia qui s'efforçait de retracer les ori-gines électives de la monarchie française et les arguments historiques plaidant pour la limitation des pouvoirs du roi de France par les Etats généraux, tandis que sortait à Bâle un pamphlet anonyme intitulé Le Réveille-Matin des Français et de leurs voisins, composé par Eusèbe Phila-delphe en forme de dialogues4En 1574, parut tant à Genève qu'à Hei-delberg le petit traité de Théodore de Bèze Du droit des magistrats, par lequel le chef de l'Eglise de Genève révisait en profondeur la pensée poli-tique de Calvin5La même année paraissait, à Genève également, un pamphlet ironique de Camillo Capilupi libellé Stratagema di Carlo IX, rei di Francia, contro gli Ugonotii6 En 1576, Innocent Gentillet fit paraître, à Genève encore, ses Discours sur les moyens de bien gouverner et maintenir en bonne paix un royaume ou autre principauté... contre Nicolas Machiavel, Florentin. En 1579, George Buchanan publia sous forme de dialogue son De Jure Regni apud Scotos7 En 1579, égale-ment, parurent à Edimbourg et à Genève sous le pseudonyme de Brutus (Hubert Languet et Philippe du Plessis-Mornay) les jadis célèbres

2 Simone GoYARD-FABRE, Philosophie politique

xvie-xxe

siècles, PUF, Paris 1987, p. 111.

3 George H. SABINE, A History of Political Theory, Henry Holt and Company, New York 1938, p. 369.

4 Simone GoYARD-FABRE, op. cit., p. 115.

5 Robert M. Kingdon éd., Théodore DE BÈZE, Du Droit des Magistrats, Librairie Droz, Genève 1971, p. XXX.

6 Ibidem, p. XXV.

7 Simone GoYARD-FABRE, op. cit., p. 116. Cet auteur se trompe toutefois en donnant comme date de parution 1578. Cf. Richard RoY BENNET, Inferior Magistrales in Six-teenth Century Political and Legal Thought, University Microfilms, in: Ann Arbor, Michigan 1967, p. 133; cf. aussi D. MACMILLAN, George Buchanan, A Biography, George A. Morton, Edinburgh 1906, p. 224.

Vindiciae contra tyrannos8 Enfin, c'est l'Allemand Jean Althusius qui figure comme le dernier monarchomaque avec sa Politica seu methodice digesta publiée pour la première fois en 16039

Dans toutes ces publications nombreux sont les thèmes récurrents, qu'il s'agisse du contrat social, du droit de résistance, de la souveraineté populaire ou encore du refus de tolérer les hérétiques, et l'on s'accorde généralement à considérer que c'est Théodore de Bèze et Brutus qui leur ont donné les formulations les plus claires et les plus argumentées, suivis de près par Hotman, Buchanan et Althusius. Aussi bien nous concentre-rons-nous ci-après sur le successeur de Calvin, quitte à nous référer subsi-diairement à ces autres auteurs en tant que de besoin, pour tenter d'apprécier l'apport des monarchomaques protestants à la pensée politi-que européenne.

Lorsque l'on consulte la littérature secondaire relative à ces auteurs, on ne peut manquer d'être frappé par l'opposition entre deux thèses irréduc-tibles. Selon certains historiens, les monarchomaques seraient les précur-seurs des révolutions libérales et de la modernité politique. Ainsi, le bio-graphe de Théodore de Bèze, Paul-F. Geisendorf, écrit-il: «La doctrine du Droit des magistrats va se retrouver dans la Déclaration d'indépen-dance des Provinces-Unies en 1587, et dans le Pacte du peuple présenté au Parlement anglais en 1648. Et de là elle passera dans la Déclaration d'indépendance des Etats-Unis en 1776, et de là elle reviendra en Europe dans les Droits de l'homme de 1789; et la Charte de l'Atlantique elle-même en porte les reflets. A travers ces échelons glorieux, c'est toute la base du droit public moderne qui, par elle, est inspirée de la Réforme»10 Avec quelques nuances, c'est la même thèse que défend Paul-Laurent

Cf. aussi Paul-Laurent AssouN, entrée «Languet» in: Dictionnaire des œuvres politi-ques, édité par François Chatelet, Olivier Duhamel et Evelyne Pisier, PUF, Paris 1986, p. 436.

9 Pierre MESNARD, L'essor de la philosophie politique au XVI" siècle, Librairie philoso-phique J. Vrin, Paris 1952, pp. 567 et ss.

10 Paul-P. GEISENDORF, Théodore de Bèze, Labor et Fides, Genève-Paris 1949, pp. 314 et 315.

11 Paul-Laurent AssouN, entrée «Languet» in: Dictionnaire des œuvres politiques, op.

cit., pp. 431 à 435.

12 Simone GoYARD-FABRE, op. cit., p. 143.

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D'autres historiens insistent sur les aspects passéistes de ces auteurs et par conséquent leur contestent le statut de précurseurs de la modernité politique. Tel est le cas de Georges de Lagarde qui écrit: «Sans nier la valeur ni l'originalité des œuvres de Bèze et de Brutus, il faut reconnaître qu'ils ont mis largement à contribution la littérature scolastique du XIVe et du xve siècles. Junius Brutus est même remonté plus haut puisqu'il a lu saint Thomas, assez superficiellement d'ailleurs ... On voit que l'on aurait mauvaise grâce à faire des monarchomaques des précurseurs»13 •

Pierre Mesnard et Jean Delumeau défendent des thèses similaires14.

Certes, tout événement s'inscrit dans une séquence faite de continuités et de discontinuités, l'une n'allant pas sans l'autre. Il n'en reste pas moins nécessaire de faire la part entre l'une et l'autre, c'est-à-dire d'en pondérer les valeurs respectives, sauf à renoncer à toute connaissance historique. Aussi bien, notre propos ci-après sera-t-il de tenter de faire le point sur les apports de Théodore de Bèze et des principaux monarcho-maques protestants aux quelques thèmes récurrents que nous avons déjà signalés et qui, pour n'être pas exhaustifs, n'en figurent pas moins parmi les plus importants et, en toute hypothèse, suffisent à révéler à tout le moins les grandes lignes de leur projet politique.