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Si nous pouvions demander aux trois plus éminents juristes humanistes qui ont passé par Genève ou qui y ont vécu, à savoir François Hotman, Hugues Doneau et Jacques Godefroy\ quelle est «la» source du droit, ils répondraient spontanément que c'est le Cmpus Iuris de Justinien. Mal-gré les critiques et les réserves qu'ils ont avancées à son égard, ce livre saint est constamment au centre de leurs préoccupations. Certes, leurs réponses n'auraient plus la naïveté des Glossateurs et des Bartolistes, pour lesquels l'œuvre de Justinien restait la source indiscutable et univer-selle, que l'on entourait de gloses et commentait savamment sans pour autant lui enlever son caractère de norme absolue.

Les humanistes quant à eux, unanimes à vouloir rompre avec cette tra-dition, prônent un retour nouveau aux sources pures et authentiques.

Dans cette optique l'œuvre de Justinien n'est que la fixation temporaire, par écrit, d'un produit de l'évolution historique, que les gloses et com-mentaires du Moyen Age auront rendu illisible et indigeste. Le vrai droit doit se trouver «au-delà». Mais où chercher cet «au-delà» incarnant la source du vrai droit et de la justice?

1 François Hotman, professeur à l'Académie pendant les années 1572-1578 et rentré de Bâle à nouveau de 1584 à 1589, mais à titre privé. Hugo Donellus ne séjourna à Genève que pendant les années 1572-1573. Il quitta la ville contre son gré, désireux de rester là «où il se trouvait au milieu de ses amis et comme en sa patrie» (lettre du 22 novembre 1572 au Recteur et Sénat de l'Université de Heidelberg), mais préféra suivre l'appel du prince Palatin. Jacques Godefroy, né à Genève en 1587- son par-rain était Jacques Lect - partit avec son père à Heidelberg et revint à Genève en tant que professeur en 1619.

Voir Charles BoRGEAUD, Histoire de l'Université de Genève, tome 1, L'Académie de Calvin, 1559-1798, Genève 1900; sur Doneau pp. 123 ss, Hotman pp. 130 ss, 277 ss et 287 ss, sur J. Godefroy pp. 368 ss.

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Les réponses de nos trois humanistes seraient fort différentes et mon-treraient que tout en partant de la même critique de l'œuvre de Justinien, ils visaient des buts différents. Hotman, le plus turbulent des trois, met-trait au-delà des sources justiniennes les coutumes de France, lesquelles, enrichies par la pratique et l'expérience: quam ex usu rerum sibi peperint2,

devaient être réunies dans un code universel de la Res Publica Galliae. A son avis, le Corpus Iuris est un monument dépassé par l'histoire, et il illustre son propos par la remarque caustique qu'il n'est pas nécessaire de connaître les chants et les danses des prêtres saliens pour apprendre le droit d'aujourd'hui.

Doneau, de son côté, plus modéré, nous soumettrait, à la place du texte de Justinien, son système auquel il a travaillé toute sa vie durant3Le Cor-pus Iuris Civilis y est remplacé par un droit systématisé selon un nouvel

ordre. Partant des Institutiones de Gaius, Doneau les a transformées en un système des droits subjectifs réels et obligationnels, dont la clé de voûte est la notion de «la personne, sujet de droit». Le droit de Jus-tinien y est présent mais, comme l'affirme Doneau lui-même, non plus en tant que source immuable mais en tant qu'expression du lus Gentium que la raison naturelle dicte aux hommes de tous les temps et de tous les lieux4

Les conceptions de Hotman et de Doneau n'ont jamais convaincu Godefroy, qui suit la ligne de Cujas, son maître, et de Pierre Favre, desquels il déclare: «Principes semper mihi»5 Pour Godefroy, il n'est nullement question de quitter le terrain solide des textes romains, mais il faut s'en approcher avec une nouvelle méthode: «historicae et phi-lologicae lumine cognitionis))6, tout en étendant le champ des

investi-2 Franciscus HoTOMANus, Antitribonianus sive dissertatio de studio legum, c. XVIII, in:

Historia iuris romano-iustinianei, éd. par Christian Gottfried HoFFMANN, Leipzig 1718.

3 Hugo DoNELLUS, Commentarii de lure Civili (éd. par Jean Christian KoNIG et Charles BucHER), Nuremberg 1822-1834, vol. 1-16.

4 Hugo DONELLUS, op. cit., tom. 1, lib. 1, cap. 1, par. 12; lib. 2, cap. 2-8.

5 Jacobus GoTHOFREDUS, In titulum Pandectarum de diversis regulis iuris antiqui com-mentarius, Genève 1659 (cité ci-après regg.). Prima regularum collectio seu systema:

Sabinianae reg. XLIV, Reg. Sabinianarum, pars VI. de contractibus, p. 99: «et cum multi hanc !egem illustrare adgressi sint, qua vetustiores, qua recentiores, non tan-tum commentariis in hune integrum titulum scripits, in quibus principes semper mihi Cujacius et Petrus Faber ... ».

6 Jacobus GOTHOFREDUS, Manuale iuris seu parva mysteria,

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éd., Genève 1710 (cité ci-après Manuale), 1. Historia, caput IX.

gations à d'autres sources préjustiniennes, ainsi et surtout aux Douze Tables, à l'Edit du préteur, aux différentes Leges et au Code Théo-dosien.

La devise du retour aux sources classiques contraint Jacques Godefroy au travail concret du philologue et historien qu'il est par vocation et passion, et qui lui interdit toute évasion dans les pamphlets politiques d'un Hotman ou encore les constructions systématiques de Doneau. Il ne s'agit pas d'écarter ou de transformer les sources romaines mais de rechercher leur forme originale, au-delà des mutilations et des dégrada-tions qu'elles ont subies par la compilation de Justinien. La tâche du juriste-humaniste est de les rendre lisibles et compréhensibles dans leur expression authentique.

C'est la voie que Jacques Godefroy a choisie délibérément et qu'il sui-vra dans toute son œuvre et pendant toute sa vie. Cependant, lui aussi n'échappe pas à la question cruciale qui reste sous-jacente et qu'Albe-riens Gentilis, grand adversaire du mouvement humaniste, a formulée d'une façon tranchante: ((Historias non est cur legat iuris interpres»7Ce n'est pas l'histoire que cherche le juriste, ce qu'il faut trouver c'est le droit.

L'observation d' Albericus Gentilis explique pourquoi cette troisième voie de l'humanisme juridique suivie par Jacques Godefroy et tendant à renouveler le droit par le renouvellement des sources, à l'aide de la philo-logie et de l'histoire, n'était pas à l'abri des doutes. N'est-il pas significa-tif que dans le domaine de la pratique le vieux mas Italicus ait prévalu?

Hotman, plus proche du for que Jacques Godefroy, le rappelle en remar-quant âprement que parmi les praticiens se trouvent des opinions fermes qui valent «choses jugées». Si, au tribunal, vous vous risquez à alléguer l'autorité d'un Papinien ou d'un Scaevola, vous ne serez pas seulement accueilli avec chahut et sifflements mais aussi couvert d'injures: ((non modo sibilis, verum etiam conviciis exploderetur»8

7 Albericus GENTILIS, De iuris interpretibus, dialogus quintus, Pomponius; éd. par Guido Asrun, Turin 1937, pp. 149 ss; voir aussi Helmut COING, «Philologie und Jurisprudenz, eine Analyse der Dialoge des Gentilis », in: Gesammelte Aufsiitze zu Rechtsgeschichte, Rechtsphilosophie und Zivilrecht, Francfort 1982, vol. 2, pp. 212 ss, 219.

8 Franciscus HoroMANus, Consilia, tum in civilibus, tum in criminalibus causis exposita, Genève 1586, praefatio: «Praeterea receptae sunt, atque etiam inveteratae et quae-dam inter Pragmaticos opiniones, quas domo in forum quasi res praeiudicatas adfe-runt, quibus si quis Papiniani, aut Scaevo1ae auctoritatem obiicere auderet, non modo sibilis, verum etiam conviciis exploderetur.»

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