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par Olivier PATIO

Les années pendant lesquelles Jacques Godefroy exerça son activité scientifique et politique à Genève, 1619 à 1652, sont des années de crise.

Pour les qualifier, les historiens emploient les expressions de «sombre xvne», «période d'anxiété, voire d'angoisse», «longue veillée d'armes»,

«guerre froide», «mobilisation permanente». Roger Stauffenegger voit même dans cette période une longue nuit de l'Escalade que Genève n'en finit pas de vivre1Il n'a pas tort.

La crise se manifeste d'abord par le dépeuplement de la cité. Même si elle reste une ville plus peuplée que celles du Corps helvétique, Genève n'en perd pas moins, en quarante ans, près du quart de ses habitants, passant de seize mille en 1615 à douze mille trois cents en 1654. Respon-sables de cette hémorragie, la peste, l'inclémence des temps, une écono-mie déprimée. En 1615, de 1629 à 1631, à nouveau de 1636 à 1640, la peste fait ses ravages. Sa dernière attaque touche plus du tiers des habi-tants de la ville, et si l'on songe qu'un cas sur quatre est mortel, Genève perd dans la seule année 1636 le dixième de sa population2

Epidémie et disette font trop bon ménage: un printemps pluvieux, ou froid, c'est une moisson médiocre, la hausse du prix du blé, celle du pain, un pouvoir d'achat réduit, la privation du nécessaire pour une part crois-sante de la population désormais plus exposée à la maladie et à la sur-mortalité. On connaît ce cycle qui aboutit à la chute des naissances, à la récession économique et au chômage. Cycle de la misère qui frappe Genève en 1622-1623, 1629-1631, et encore en 1649-1650. Impuissants

1 Roger STAUFFENEGGER, Eglise et société, Genève au XVII" siècle, t. 1, Genève 1983, p. 147.

2 Cf. Anne-Marie Pruz, «De la Réforme aux Lumières» (XVIIe-XVIIIe siècles)», in:

Histoire de Genève, publiée sous la direction de P. Guichonnet, Toulouse-Lausanne 1974, pp. 201-202.

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face aux fléaux naturels, il ne reste aux hommes accablés qu'à recevoir l'explication providentialiste des événements que leur délivre un corps pastoral qui sait à la fois exploiter et limiter leurs angoisses: si le mal s'abat, c'est que Dieu est courroucé, car le peuple n'a chéri ni recueilli la Parole de Dieu comme il le devait. Il faut se repentir et renoncer aux tavernes, jeux, danses, luxe et à tout ce qui est scandale aux yeux du Seigneur. Alors il viendra dans sa «grâce», ne se lasse pas de répéter la Compagnie des pasteurs.

Impuissants, les hommes le sont sans doute, mais pas inactifs. Pour tenter de remédier à la disette et à la trop grande cherté du blé, on crée en 1628 la Chambre des blés, administration permanente chargée d'assurer un meilleur ravitaillement de la cité en constituant des réserves pendant les bonnes années et en alimentant le marché lors des pénuries. A la lon-gue, la Chambre des blés donnera des coups de pouce à la Providence et deviendra de surcroît une sorte d'établissement de crédit en l'absence d'une banque d'Etat.

Aux misères endémiques des pestes et disettes, s'ajoutent celles d'une économie en régression. Le marché de la soie, qui avait fait, entre les mains des réfugiés italiens et celles de leurs descendants, les beaux jours de la cité au début du siècle, s'éteint dès 1620, supplanté par le marché lyonnais. Le commerce avec l'étranger est en récession. Certes, il reste encore des gens fortunés: le «palazzo» que Francesco Turrettini, le soyeux enrichi, se fait construire à la rue de l'Hôtel-de-Ville en 1620 et les maisons édifiées par les Pictet, Micheli et autres Burlamachi en témoi-gnent aujourd'hui encore. Certes, on voit poindre entre 1620 et 1625 les pratiques capitalistes caractéristiques de la Genève prospère du siècle sui-vant: investissements à l'étranger- en l'occurrence dans les compagnies hollandaises des Indes - plutôt qu'investissements fonciers et immobi-liers. Mais il faudra attendre trente ans, 1650, pour que la conjoncture se redresse, que la dorure et la passementerie, puis l'horlogerie et l'orfèvre-rie connaissent un développement impressionnant et que le dynamisme manufacturier, commercial et bancaire des Genevois se révèle sur un marché allemand et nordique en pleine expansion.

Pour l'heure, Genève doit régler le coût de son indépendance sans pou-voir compter sur les revenus d'une économie florissante. Mais les diffi-cultés quotidiennes qui ramènent régulièrement les classes moyennes au seuil de la misère n'entament en rien sa volonté d'indépendance. Elles la stimulent au contraire. Il n'empêche que le prix à payer est très lourd. La cité vit dans le peur d'une nouvelle attaque savoyarde et se tient dans un quasi-état de guerre. Ses dépenses militaires sont exceptionnellement

élevées pour une ville de sa taille et le chantier des fortifications est constamment ouvert. Fortifier cette ville est le seul moyen de «conserver notre religion», répète-t-on à l'envP. Aussi ingénieurs et experts mili-taires huguenots, allemands, hollandais, suisses, Agrippa d'Aubigné lui-même, réfugié à Genève dès 1620, se succèdent-ils pour améliorer le sys-tème des murailles. Pour couvrir une partie des dépenses considérables entraînées par ces travaux, Eglises et princes réformés marquent leur solidarité en envoyant des fonds, comme le rappelle le nom donné aux nouveaux bastions, Hesse, Hollande, par exemple.

L'indépendance ne se défend pas uniquement avec des remparts et des garnisons. L'activité diplomatique joue dans son maintien un rôle pré-pondérant. Avec prudence, habileté, obstination aussi, les syndics et Conseil plaident en vrais professionnels leur dossier auprès de leurs voi-sins. Genève doit constamment tirer son épingle d'une partie qui se joue entre la Savoie qui la menace, mais de moins en moins, la France qui la protège, mais de plus en plus lourdement, le Corps helvétique qui la soutient, mais sans vouloir ou pouvoir l'accueillir en son sein.

La Savoie reste la source première des grandes inquiétudes et des petites vexations vécues par les Genevois. Malgré l'échec de l'Escalade et malgré la paix de Saint-Julien de 1603, Charles-Emmanuel reste «si aheurté à la conqueste de Genève, qu'il la prefererait à celle d'un royaume»4Les plans savoyards, il est vrai, deviennent de plus en plus chimériques à mesure que le duc et ses successeurs tournent davantage leurs intérêts vers la politique italienne. Pourtant, au jour le jour, Genève vit une sorte de guerre froide à l'initiative d'officiers subalternes savoyards, guerre froide qui se marque par des entraves à l'approvision-nement de la cité, des contestations territoriales ou juridictionnelles dans lesquelles le facteur confessionnel n'est jamais complètement absent: «le péché originel de la ville est la religion qu'elle professe», rappelle le duc de Rohan lors de son passage en 16375Ces noises incessantes deman-dent des ambassades à Turin, des mémoires juridiques abondants pour tenter de sauver les droits des Genevois dans un mode de vivre réticent, mais en définitive bien réel par intérêt réciproque et parfois même par affinités coutumières.

3 Cf. ibidem, p. 214.

4 Cf. ibidem, p. 221.

5 Cf. Jean-Antoine GAUTIER, Histoire de Genève des origines à l'année 1691, t. 7, Genève 1909, p. 250.

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Le péril savoyard trouve ses limites dans la protection du roi de France. Henri IV avait protégé Genève comme un père. Après lui, Marie de Médicis, Richelieu et Mazarin continuent, mais plutôt conduits par la nécessité de l'équilibre européen qui serait rompu si Genève tombait dans l'orbite hispano-savoyarde, que par amitié pour une ville dont ils suppor-tent de plus en plus malle rôle de «mère et nourrice» de ces huguenots dont ils ont réduit non sans mal la puissance militaire avec la Paix d'Alès de 1629.

Protectorat de moins en moins rentable - Louis XIII supprime en 1626 l'aide financière annuelle que son père avait accordée en 1601. Pro-tectorat menaçant, entouré de bruits de complots, qui oblige à de longues et fréquentes députations à Paris, comme celle de Godefroy de janvier à juillet 1643, pour rappeler la bonne foi des Genevois. Protectorat qui aboutira à une sorte de proconsulat avec l'établissement d'un résident permanent du roi en 1679.

Au sein de ses difficultés, Genève a au moins l'avantage d'avoir deux protecteurs qui se craignent et se respectent, et non pas un, comme Stras-bourg qui sera prise par Louis XIV, en 1681, sans personne pour lui prê-ter main-forte. Contre le roi, et contre le duc bien entendu, Genève peut faire jouer ses combourgeois helvétiques. Car, comme le dit Jean Sarasin au Conseil de Berne en 1611, «en la perte de vostre pays se présente bien-tost celle de Genève et en celle de Genève, celle de vostre pays»6 Assis-tance militaire réciproque entre la cité de Calvin et les cantons évangéli-ques, qui se matérialise par l'envoi de troupes que les Genevois voient arriver avec soulagement en 1603 ou en 1611 et voient repartir sans doute avec le même soulagement, car on ne peut s'empêcher ici de se méfier des appétits de l' «Ours» .. .?. Assistance diplomatique également, à Paris ou à Turin, mais, malgré le désir des Genevois, pas de «cantonnement» de Genève, c'est-à-dire d'entrée de plein droit dans le Corps helvétique.

L'hostilité des petits cantons catholiques et de l'ambassadeur de France à Soleure font une fois de plus échouer le projet en 1641, et ce en dépit d'un plaidoyer remarquable présenté par un syndic de qualité du nom de Jacques Godefroy ... Le motif qui unit Genève aux quatre cantons

évangé-6 Cité par STAUFFENEGGER, op. cit., p. 175.

7 Cf. Jérôme SAUTIER, «Politique et Refuge - Genève face à la Révocation de l'Edit de Nantes», in: Genève au temps de la Révocation de l'Edit de Nantes (Mémoires et documents de la Société d'histoire et d'archéologie, t. 50), Genève 1985, p. 7.

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Vue de Genève au XVIIe siècle. Ce dessin de Claude Chastillon, où Genève est vue du sud, date de 1595 et a été publié agrandi dans divers ouvrages, notamment dans la Topographia Helvetiae Mattaeus Merian, dont il existe plusieurs éditions, la première est celle de Francfort, 1642.

liques - «la substance de notre commune religion et liberté» - est celui-là même qui meut les cantons catholiques à lui refuser l'entrée dans le Confédération.

C'est pourtant à cause de ce motif que Genève vit pendant cette période sous l'ombre portée de la Guerre de Trente Ans et subit le contre-coup de ses misères. Malgré la distance, malgré sa prudence, la Seigneu-rie demeure participante de ce long conflit, impliquée non pas tant par quelque exigence occasionnelle de vivres et de soldats que par la pro-pre nécessité qu'elle ressent d'assumer sa fonction de cité-église de la réforme calviniste.

Maintenir la pure religion, contre les ennemis du dehors et ceux du dedans, fonde ainsi une sorte de consubstantialité de l'Etat et de l'Eglise et établit une société unitaire. Société à la fois hantée par la menace de la reconquête diocésaine de François de Sales et confirmée dans le senti-ment mystérieux de sa prédestination à salut en constatant sa propre sur-vie au travers de tant de dangers. «Avouons», dit Frédéric Spanheim lors du jubilé de la Réformation de 1635, «que notre ville et République est tout entière un miracle, sa fondation, son rétablissement, sa réformation, sa conservation, sa protection et la sûreté qu'elle trouve au milieu de tant d'intrigues, de dangers ... ». La prédication du pur Evangile a donné la liberté à la cité et la cité n'a d'autre raison d'être que servir cette prédica-tion, si adverses que fussent les circonstances. «Ü Dieu», dit encore Spanheim, «Genève était une ville sans nom, tu l'as rendue célèbre; elle était païenne, tu l'as appelée au christianisme; elle était livrée aux super-stitions du papisme, mais tu l'as réformée ... Fais qu'elle soit à l'avenir le siège perpétuel de ta grâce»8

Exaltation d'une réformation qui se maintient en dépit de la rage de ses ennemis, mais exaltation sur le mode raisonnable, voire rationnel, et non sur le mode enthousiaste. Aussi, maintenir cette cité-église placée comme une citadelle à l'extrême sud des terres protestantes, exige non seulement de bâtir de bonnes fortifications et de renforcer la garnison, mais surtout de s'en tenir fermement à l'orthodoxie calviniste arrêtée au synode de Dordrecht en 1619, véritable concile réformé où Théodore Tronchin et Jean Diodati, les délégués genevois, jouent un rôle central.

8 Cité par Olivier FAno, «Quelle Réformation? Les commémorations genevoises de la Réformation à travers les siècles», in: Revue de théologie et philosophie 118 (1986), pp. 112-113.

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Cela exige de faire prêter à tout candidat au ministère pastoral, dès 1642, un serment de conformité aux canons du synode, de polémiquer sans relâche avec la plume contre les jésuites. Cela demande aussi de repren-dre constamment le problème de l'instruction du peuple - en 1620 on établit des maîtres d'école à la campagne - , de rappeler sans cesse les ordonnances somptuaires pour tenter d'empêcher que les mœurs ne contreviennent à la Parole de Dieu et de créer, en 1646, une chambre de la réformation chargée de réprimer les manifestations du luxe.

Maintenir la foi réformée, c'est établir une «république humiliée devant l'Eternel», dont les magistrats se comprennent comme les lieute-nants de Dieu. Cette race d'hommes trouve sa meilleure illustration en Jacques Lect et en son filleul Jacques Godefroy, secrétaire d'Etat en 1632, syndic à quatre reprises. Hommes de foi et hommes de raison, ils assurent à la cité sa stabilité au sein de la crise qui sévit. Par leur œuvre académique notamment, ils évitent que cette ville anxieuse, enserrée par nécessité dans ses étroites murailles, ne se replie trop sur elle-même. Ils n'évitent pourtant pas que les inquiétudes existentielles induites par la dureté des temps ne se dévoient trop souvent en exécution de sorcières -la dernière a lieu l'année même de -la mort de Godefroy, en 1652. Ils n'empêchent pas non plus que le maintien de la pure religion exige la mise à mort en 1632 de Nicolas Antoine, ce malheureux pasteur qui s'était mis à judaïser.

La Genève de Godefroy traverse un temps de crise matérielle grave;

elle partage avec les contemporains ces débordements de violence et d'intolérance que suscite le sentiment que les fléaux de Dieu sont

«débordés»; elle est confrontée à l'une des situations diplomatiques les plus délicates de son histoire. Pourtant, comme si ces vicissitudes dont chacun sent le poids quotidien n'étaient que de surface, rien ne semble entamer la certitude qu'ont les Genevois d'assumer une vocation particu-lière dans l'histoire. Au contraire, les circonstances adverses sont l'occa-sion pour eux de mieux se soumettre à la Providence et de scruter sa Parole. La précarité des temps n'empêche nullement une religion, qui a fait de la pietas litterata l'une de ses caractéristiques, de durer, voire de s'approfondir. L'étude érudite continue d'être à l'honneur dans la Genève calviniste de ce XVIIe siècle: Jacques Godefroy nous le rappelle, lui qui représente une synthèse frappante de l'homme réformé de ce temps, savant, croyant, militant.

L'HUMANISME JURIDIQUE A GENÈVE