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Bertrand BOUVIER

A(ntonius) Legerus Ill(ustrissi)mo ac Doctiss(i)mo J(uris) C(onsulto) D(omino) D(omino) Gothofredo Gen(evensis) Reip(ublicae) Consuli otà fliov utendum obtulit 19 Martij 1645 suae erga Amplissimam Doc-trinam observantiae JlVIJJIÔavvov Chalcedone A(nno) D(omini) 1636 allatum.

«Antoine Léger au très illustre et très docte jurisconsulte monsei-gneur Godefroy, syndic de la République de Genève, a offert le 19 mars 1645, en signe de déférence pour sa vaste science, pour qu'il en use sa vie durant, [cet ouvrage] apporté de Chalcédoine l'an du Seigneur 1636.»

Telle est la dédicace autographe inscrite, au haut de la marge extérieure, sur le premier feuillet d'un manuscrit juridique byzantin conservé de nos jours à la Bibliothèque publique et universitaire de Genève. Avant d'exa-miner le contenu du volumineux codex enfermé dans sa reliure orientale d'origine, en maroquin brun foncé orné de fers, il vaut la peine de s'arrê-ter aux s'arrê-termes de l'envoi dont il s'est enrichi le 19 mars 1645.

L'auteur de la dédicace, Antoine Léger (premier du nom), est une figure marquante de l'Eglise de Genève au XVIIe siècle. Descendant d'une famille de_Villeseiche dans le Piémont, il fait ses études à l'Acadé-mie de Calvin, puis exerce le saint ministère dans les Vallées vaudoises, avant d'être nommé en 1628 chapelain de l'ambassadeur des Pays-Bas près la Sublime Porte; il séjourne à Constantinople jusqu'en 1636, tra-vaillant au rapprochement des Réformés et de l'Eglise grecque ortho-doxe, avant de reprendre ses fonctions pastorales dans le Piémont; en 1645, exilé de sa patrie, il est nommé à la chaire extraordinaire de théo-logie dans la ville de ses études, dont il deviendra bourgeois en 1652.

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Titulaire dès 1654 de l'enseignement de l'hébreu, recteur de l'Académie de 1657 à 1659, il meurt en 1661, à l'âge de soixante-quatre ans, dans l'exercice de ses fonctions professorales1

Pendant les huit années de son séjour en Orient, Antoine Léger fut en contact étroit avec les milieux du patriarcat œcuménique, notamment avec le grand prélat crétois Cyrille Lucar (1572-1638), qui accéda au trône de Constantinople en 1621, après avoir été patriarche d'Alexandrie.

Acquis aux idées de la Réforme, Lucar fut, avec Léger, l'instigateur de la première traduction grecque moderne du Nouveau Testament; confiée au moine Maximos de Gallipoli, cette traduction, admirable monument de la prose néohellénique du XVIIe siècle, fut imprimée à Cologny près Genève en 1638, avec le texte original en regard, sur les presses de Pierre Aubert, aux frais des Etats-Généraux de Hollande2Léger suivit l'entre-prise de près, des premières phases de l'élaboration à sa réalisation typo-graphique, survenue cinq ans après la mort du traducteur; ce fut pour lui l'occasion d'acquérir une bonne connaissance du grec moderne, aussi bien du grec parlé dans la vie quotidienne que du grec littéral écrit par les érudits, et de se familiariser avec la tradition liturgique et dogmatique de l'Eglise d'Orient. A son retour à Genève, en 1636, il avait dans ses bagages, outre la traduction autographe de l'Evangile par son vénéré ami Maximos, plusieurs précieux manuscrits grecs, qui allaient former le noyau de la collection publique de notre ville3

1 Charles BoRGEAUD, Histoire de l'Université de Genève, t. I: L'Académie de Calvin, 1559-1798, Genève 1900, pp. 357-359, 636, 640.

2 Emile LEGRAND, Bibliographie hellénique, ou description raisonnée des ouvrages publiés par des Grecs au dixseptième siècle, t. 1, Paris 1894, n° 267, pp. 363388. -Samuel BAuo-BoVY, «Antoine Léger, pasteur aux vallées du Piémont et son séjour à Constantinople, d'après une correspondance inédite, 1622-1631», Revue d'histoire suisse, t. XXIV, fasc. 2, 1944, pp. 193-219. - La Fondation culturelle de la Banque nationale de Grèce prépare, sous la direction d'Emmanuel Casdaglis, une réimpres-sion de la verréimpres-sion grecque moderne du N.T. par Maximos de Gallipoli. Sur les cir-constances de la traduction et la personnalité de Maximos, d'importants éléments nouveaux sont apportés par Manoussos J. MANoussAKAS, «Néa cr'totXEta ytà n']v npciHTJ !lE'tàq>pacrT) 1:fjç KatVfjç Ata~h1KTJ~ crn'] ÜTJ!lO'ttKTJ yÀrocrcra ànà 1:0 Mal;t!lO KaÀÀtounoÀi'tT)», MsaazmVLKà Kai Néa EÂÂ1JVtKa, t. II, Athènes 1986, pp. 7-70.

3 Henri OMONT, «Catalogue des manuscrits grecs des Bibliothèques de Suisse: Bâle, Berne, Einsiedeln, Genève, Saint-Gall, Schaffhouse et Zurich», dans Centralblatt/ür Bibliothekswesen, t. III, Leipzig 1886, pp. 385452 et t. VIII, 1891, pp. 2226. -Bertrand BouviER, «Manuscrits grecs», dans L'enluminure de Charlemagne à Fran-çois!". Manuscrits de la Bibliothèque publique et universitaire de Genève, Musée Rath, Genève, 17 juin-30 septembre 1976 [catalogue rédigé par Bernard GAGNEBIN], pp. 203-206 (en particulier n° 96, p. 206).

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Pl. 1: Nomocanon byzantin, Constantinople, fin XIVe s. (Bibliothèque publique et universitaire de Genève, ms. grec 23), folio F: début du recueil de lois de Matthieu Blastaris. En haut à droite, dédicace d'Antoine Léger à Jacques Godefroy.

Le gros manuscrit juridique, aujourd'hui coté Ms. gr. 23, était du nom-bre. A sa manière, à côté des manuscrits de l'Ecriture sainte, des rouleaux liturgiques et des commentaires des Pères de l'Eglise, il représentait un élément important de la bibliothèque d'un prélat orthodoxe: un de ces recueils connus à Byzance sous le nom de «nomocanon», qui combinent les dispositions du droit romain, renouvelé par les empereurs législateurs, avec la législation ecclésiastique, constituée par les canons apostoliques et les décisions des conciles.

En 1645, nommé à la chaire de théologie, Antoine Léger eut l'idée d'offrir, en prêt viager, le nomocanon à l'illustre Jacques Godefroy, dont il devenait le collègue à l'Académie. Les termes de la dédicace respirent bien l'admiration respectueuse du modeste ministre de l'Evangile, auréolé cependant du prestige que lui avait conféré sa mission en Orient, fraîchement promu aux honneurs du professorat, envers le grand person-nage, son aîné de neuf ans, qui exerçait pour la troisième fois la magistra-ture suprême et illustrait depuis vingt-six ans, bien au-delà de ses murs, l'Ecole de droit de la cité de Calvin. En s'adressant au savant commenta-teur du Code théodosien, Léger rendait aussi hommage au philologue et à l'helléniste: non sans une pointe de complaisance, il fleurit son latin de deux expressions grecques, la première pour faire passer la précision, somme toute restrictive, du prêt viager (8tà f3iov utendum), la seconde pour exprimer le témoignage de déférence (observantiae J.lV1JJ.lOavvov)4.

Quant à la mention de Chalcédoine, la ville située en face de Byzance, sur la rive asiatique du Bosphore, il se peut qu'il faille la prendre au pied de la lettre (le manuscrit portant en effet, au folio 17v, l'ex-libris d'Isaac, métropolite de Chalcédoine), mais nous avons des raisons de penser que Léger a voulu, en l'occurrence, évoquer le célèbre concile de 451, et que Constantinopoli allatum serait plus conforme à l'exactitude des faits.

Quoi qu'il en soit, le dédicataire a dû être sensible à l'attention de son nouveau collègue, et tout porte à croire qu'il s'est penché avec intérêt sur ce monument de science juridique byzantine qu'il l'invitait à prati-quer. A l'exemple de son père Denis, qui dans son édition classique du Corpus iuris civilis avait inclus maints textes de loi postjustiniens, qui avait publié la traduction grecque des Institutions de Justinien par Théo-phile Antecessor et s'était occupé du manuel rédigé en 1345 par

4 Notons que dans le contexte, J.LVTJJ.LÜcruvov «souvenir», «marque commémorative», n'est pas le mot le plus heureux, et qu'un Grec eût sans doute préféré 't:EKJ.LTjptov.

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Constantin Arménopule5, Jacques Godefroy avait depuis sa jeunesse répudié l'adage médiéval Graeca non leguntur. Non seulement il lisait le grec, mais il était capable de faire dans cette langue œuvre de philologue:

on lui doit deux éditions de Libanius, parues à Genève en 1631 et 1634, et celle des fragments de l'Histoire ecclésiastique de Philostorge, continua-teur d'Eusèbe de Césarée, publiée en 16426Sa passion, toutefois, était le droit, ou pour mieux dire les deux droits, utrumque ius, le civil et le cano-nique, et les circonstances historiques qui les avaient vus se constituer et s'affermir.

A plusieurs titres, donc, le nomocanon offert par Antoine Léger méri-tait de retenir l'attention de Jacques Godefroy. Paléographe, il devait

-5 Paul CHAIX, Alain DuFOUR et Gustave MoECKLI, Les livres imprimés à Genève de 1550 à 1600. Nouvelle édition, revue et augmentée par Gustave MoECKLI, Genève 1966 [Travaux d'Humanisme et Renaissance, LXXXVI], pp. 106-107, 121, 120. Sur l'apport décisif de Denis Godefroy aux études juridiques et l'influence durable de son édition du Corpus iuris civilis, voir Peter E. PIELER, «Byzantinische Rechtslitera-tur», dans Herbert HuNGER, Die hochsprachliche profane Literatur der Byzantiner, vol. II, Munich 1978, p. 479 et Hans Erich TRoJE, Graeca leguntur. Die Aneignung des byzantinischen Rechts und die Entstehung eines humanistischen C01pus iuris civilis in der Jurisprudenz des 16. Jahrhunderts, Cologne et Vienne 1971, pp. 90-103.

6 LIBANII ... Antiocheni Orationes quatuor ... super magistratuum officia, suasoriae ...

Nunc primùm editae à Iacobo Gothofredo I.C. & Senatore Geneu .... Genevae, Ex Typographia Petri Chouët. M.DC.XXXI. - LIBANII Antiocheni Pro templis gen-tilium non excindendis, ad Theodosium M. Imp. oratio... Nunc primùm edita à Iacobo Gothofredo IC .... M.DC.XXXIV. Cette édition ne mentionne pas l'adresse, ni le nom de l'imprimeur; elle porte cependant la marque à l'olivier des Estienne, semblable à celle utilisée par Sam. Crespin en 1611 et par Sam. Chouet en 1658 (voir Paul HEITZ, Genjèr Buchdrucker- und Verlegerzeichen im XV., XVI. und XVII. Jahrhun-dert, Strasbourg 1908, p. 30, n° 96 et reproduction p. 31). - PHILOSTORGII Cappado-cis ... Ecclesiasticae Historiae ... libri XII ... Nunc primum editi à Iacobo Gothofredo ... Genevae, Sumptibus Iacobi Chouët. M.DC.XLII. Il existe un second tirage de cette édition, en tout point identique, mais sans adresse et portant le millésime de 1643.

Notons qu'en publiant, traduisant et commentant, selon toutes les règles de la phi-lologie classique, Libanius et Philostorge, Godefroy ne cesse de faire œuvre de juriste, et reste dans le «contexte théodosien».

soulignements de certains passages, traduction latine, portée dans la marge, d'un terme technique, conversion d'une date exprimée en années du monde, selon l'habitude byzantine - semblent être en effet de la main de Godefroy.

Sans vouloir détailler ici le contenu du codex, on se contentera d'en signaler les éléments principaux, pour commenter tout d'abord les deux planches jointes à cette étude.

Le manuscrit s'ouvre sur le répertoire alphabétique de droit civil et de canons ecclésiastiques dressé, en 1335, par Matthieu Blastaris. Moine au mont Athos, puis au couvent d'Isaac dans la ville de Thessalonique, Bias-taris a fondé sa compilation sur les commentaires des grands canonis-tes byzantins du XIIe siècle: Balsamon, Aristène et Zonaras. Enrichi d'annexes qui figurent également dans notre manuscrit, le L:vvrayj.la Karà Œrotxsïov de Blastaris a joui pendant des siècles d'une grande faveur auprès du clergé; il a été paraphrasé en grec populaire et traduit dans les autres langues de l'orthodoxie: le serbe, le roumain, le bulgare, le russe7

Le premier feuillet du Genevensis Graecus 23 (pl. I) porte, à l'encre rouge, un bandeau initial orné de palmettes, surmonté d'un vers iambi-que de quinze syllabes: MarfJaïor; VOJ.lOKavovov Karà Œrotxsïov nÂÉKst8 («Matthieu tisse un recueil de lois dans l'ordre alphabétique») et suivi du titre habituel. Le reste de la page est occupé par le préambule du réper-toire, écrit à l'encre noire; en marge, deux rubriques concernant les conciles œcuméniques et les conciles locaux. Dans la marge inférieure, de la main du scribe, l'indication du folio: a, et le timbre de la Bibliothèque de Genève apposé à l'époque moderne. On ne peut s'empêcher de consta-ter que la dédicace ajoutée par Léger, d'un trait assez épais retouché par endroits, rompt l'équilibre de la page.

Au verso et aux folios suivants, on trouve d'autres textes préliminaires:

la table des matières, un chrysobulle de l'empereur Alexis Comnène sur le mobilier liturgique, des règles de promotion ecclésiastique, une

7 Hans Georg BEeK, Kirche und theologische Literatur im byzantinischen Reich, Munich 1959, p. 786.

8 A première vue, on serait tenté de corriger en VOflOKUVova. Mais à côté de la forme usuelle VOflOKavcov (masculin), le neutre VOflOKavovov est attesté au Moyen Age, cf. D. DIMITRAKos, Msya ÀBÇ~Kôv rf}ç sÂÂ1JVLKf}ç yÂmaaT]ç, t. VI, Athènes 1951, p. 4922, s. v.

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définition de la foi orthodoxe. Le répertoire proprement dit commence au folio 18v avec la lettre alpha et se développe jusqu'au folio 144r (pl. II), où figurent les dernières lettres de l'alphabet: la fin de

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le \ji et l'ro. Dans l'espace resté disponible, le scribe a placé une notice sur les fonc-tions (ôqHp{Kta) de la «grande église», expression qui désigne la basi-lique patriarcale de Sainte-Sophie; cette adjonction confirme, si besoin était, que nous avons affaire à un manuscrit sorti d'un scriptorium de Constantinople. Un point mérite d'être souligné: à la hauteur du dernier dignitaire nommé dans la première section, le nplJlJllKfJpwç (sic)

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narptapXtK(i)V vorapiwv, un lecteur manifestement inté-ressé aux choses juridiques a noté en marge: Primicerius Patriarchalium Notariorum.

Si le scribe n'a pas révélé son identité dans un colophon qu'il aurait placé à la fin du codex, la date approximative de son travail nous est fournie par deux annotations de sa main. Au folio 120C, au bas d'un tableau où figurent les cycles solaires, il a observé que la prochaine Pâque principale aurait lieu en l'an du monde 6888, soit en 1380 après J.-C.:

cela constitue un terminus ante quem pour la copie de cette partie du manuscrit, qui n'est donc postérieure que de quelques décennies à la date de la composition de l'œuvre originale de Blastaris (1335). Au folio 167r, où il reproduit la liste des formules qu'emploie «aujourd'hui ... Nil, par la grâce de Dieu archevêque de Constantinople, la nouvelle Rome, et patriarche œcuménique» lorsqu'il s'adresse «à son bienheureux maître le pape, monseigneur Urbain, souverain pontife» et aux autres patriarches, archevêques, métropolites et souverains temporels, le scribe a précisé qu'il avait copié cette liste le 1er septembre de la 6895e année, dixième indiction, soit le 1er septembre 1386, ancien style9Cela s'accorde avec les années où les deux chefs spirituels de la chrétienté occupaient respective-ment les sièges de Rome (Urbain VI, 1378-1389) et de Constantinople (Nil, 1379-1388), et montre en même temps que le travail de notre copiste s'est étendu sur plusieurs années.

Passons plus rapidement sur le reste du codex, malgré l'intérêt que sentent, pour l'histoire et la géographie ecclésiastiques, les listes de pré-séance des folios 152v-1s8r; pour l'histoire du dogme, les fragments sur

9 Rappelons que pour convertir une année du monde en année post Christum natum, on en soustrait en principe 5508, mais 5509 lorsque le jour et le mois sont précisés et tombent entre le 1er septembre et le 31 décembre (l'année byzantine commençant non pas le 1er janvier, mais le 1er septembre). Voir p. ex. Linos Pouns, 'OoTJyoç; KaraÂ6-yov xszpoyprÙp(J)V, Athènes 1961, p. 20.

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Pl. II: B.P.U. Genève, ms. grec 23, folio 144': fin du recueil alphabétique de Blastaris et notice sur les dignités de l'église patriarcale de Sainte-Sophie, avec annotation marginale (probablement de la main de Jacques Gode-froy).

les hérésies insérés aux folios 156r et 15W; pour l'histoire de la langue, au folio 160, le lexique des mots latins entrés dans la terminologie adminis-trative byzantine10

Et arrêtons-nous, vers la fin du volume, aux feuillets qui ont fait sa célébrité parmi les historiens du droit et les byzantinistes. Rien ne prouve, hélas ! que Jacques Godefroy leur ait voué une attention particulière, pas plus que deux siècles plus tard le grand spécialiste du fonds grec de la Bibliothèque nationale de Paris, Henri Omont, lors du voyage éclair où il inventoria et décrivit les quelque 180 manuscrits grecs conservés en Suisse. C'est à Jules Nicole, titulaire de la chaire de grec de notre Faculté des lettres de 1874 à 1917 et fondateur de l'école genevoise de papyrolo-gie, que revient le mérite d'avoir identifié, aux folios 373r-38or, l'unique témoin d'un document capital pour l'histoire des arts et métiers et de la législation du travail: le «Livre du préfet» (' EnapxtKov f3tf3?..Jov) remon-tant à un édit de l'empereur Léon VI le Sage (886-912). De ce règlement des corporations de Constantinople soumises au contrôle du gouverneur de la capitale, remarquable par les détails techniques dont il fourmille et la modernité de certaines de ses stipulations, Nicole a donné une édition exemplaire en 1893, complétée l'année suivante par une traduction fran-çaise11.

Nous terminerons notre aperçu de cet instrument de travail du grand jurisconsulte Jacques Godefroy en retraçant le cheminement, en partie conjectural, du Genevensis Graecus 23. Composé dans le dernier quart du XIVe siècle, selon toute vraisemblance à Constantinople, à l'intention d'un haut prélat (on pense à un membre du saint synode, si ce n'est au Sage sur les c01porations de Constantinople. Traduction française du texte grec de Genève par Jules NICOLE, avec une introduction et des notes explicatives, Genève, Bâle et Lyon 1894.- A l'intention des lecteurs de la Revue générale du droit (t. 17, Paris 1893, pp. 74-82), Jules Nicole avait publié une analyse préliminaire sous le titre: «Le Livre du Préfet. Edit de l'empereur Léon VI le Sage sur les corps de métiers de Constantinople».

Les travaux des spécialistes du droit byzantin suscités par l'édition princeps de Nicole ont abouti à l'ouvrage d'Ivan DuJèEV,

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énapxtKOV [JzfJÂîov-The Book of the Eparch - Le livre du préfet, Londres 1970.

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patriarche lui-même), il a dû rester jusqu'au début du xvne siècle à la bibliothèque du patriarcat. C'est là qu'a pu le consulter, lors du séjour qu'il fit en Turquie dès 1582, le célèbre humaniste et juriste allemand Johann Lôwenklau, plus connu sous son nom latinisé de Leunclavius12

Quelques décennies plus tard, Isaac, métropolite de Chalcédoine dès 1628, inscrivit son ex-libris dans le nomocanon; mais l'ouvrage dut lui être confisqué en 1630, date à laquelle, à la suite d'un complot contre Cyrille Lucar, patriarche en titre, Isaac fut révoqué de sa charge. Dans des circonstances qu'il reste à établir, Antoine Léger, pasteur de l'Eglise de Genève et chapelain de l'ambassadeur des Provinces-Unies, acquit le manuscrit juridique, pour l'amener avec d'autres manuscrits en Occident, à la fin de sa mission en 1636. En 1645, à la suite de sa nomination à l'Académie, Antoine Léger I offrit le codex, en prêt viager, au syndic Jac-ques Godefroy, qui le conserva jusqu'à sa mort survenue en 1652. Ses héritiers, respectueux des termes de la dédicace, le restituèrent alors à Antoine Léger l'aîné, qui le légua, à son décès en 1661, à son fils Antoine, second du nom (1652-1719), lequel devait occuper de 1686 à 1713 la chaire de philosophie, de 1694 à 1698 la charge de recteur, de 1713 à sa mort la chaire de théologie. Et ce n'est qu'en 1702, selon toute probabi-lité, qu'Antoine Léger II, répondant avec d'autres propriétaires de manuscrits anciens à l'appel des autorités, fit don à la Bibliothèque de Genève du nomocanon byzantin, en même temps que d'un splendide Tétraévangile enluminé du XIe siècle et d'un rouleau liturgique du xne, orné du portrait de saint Jean Chrysostome.

12 C'est Jules NICOLE qui a suggéré, dans un article de la Byzantinische Zeitschrift (t. III, Leipzig 1894, p. 17) que Leunclavius avait tiré de l'actuel Genevensis un édit de l'empereur Alexis Comnène de l'an 1082, qui a paru dans l'édition posthume de son Jus Graeco-Romanum, Francfort 1596, t. I, pp. 124-126. Sur Leunclavius (né à Amelbeuren en Westphalie en 1533, mort à Vienne en 1593), un d~s plus éminents représentants de l'humanisme juridique au

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siècle, qui fit œuvre de pionnier comme byzantiniste et turcologue, voir TROJE, op. cit., pp. 110-114 et 264-274.

II