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L'HUMANISME JURIDIQUE ENTRE L'ÉRUDITION ET LA PRATIQUE

Le retour aux sources, devise des humanistes, est lié à la nouvelle méthode philologique et historique, dénommée mos Gallicus. Cette méthode permettait de dépasser, aussi bien en étendue qu'en profondeur, les limites du Corpus Iuris de Justinien. Au mos Gallicus s'opposait le mos

29 Jacobus GoTHOFREous, Introductio ad Bibliothecam iuris civilis Romani, Manuale, p. 37.

Italicus qui prédominait dans la pratique et débouchait victorieusement dans le droit commun. Sur cet arrière-fond, le mouvement humaniste apparaît comme une période transitoire30

Transitoire ne veut pas dire éphémère, comme une mode ou un courant marginal disparaissant dans une voie sans issue. On risquerait de mécon-naître le vrai travail des juristes humanistes si on le qualifiait exclusive-ment de travail de philologue et d'historien. Leur intention première n'était pas seulement de rétablir les sources en tant que textes littéraires et historiques, mais aussi d'amener par là au renouvellement du droit et de la pensée juridique.

Dans cet effort, ils rejoignent d'une certaine manière la théologie de la Réforme qui partage ce souci du retour aux sources selon le principe sola scriptura valable dans les deux domaines. Mais ce parallélisme est trom-peur. Nous touchons là justement au point sensible qui sépare les juristes des théologiens. La Sainte Ecriture incarnait pour les théologiens de la Réforme l'autorité incontestée du Dieu vivant, et leur souci était de réta-blir et d'interpréter la pure vérité révélée en écartant la tutelle de la vieille Eglise et de la tradition scolastique qui, selon leur opinion, avait obscurci le texte authentique.

Les jurisconsultes humanistes, de leur côté, essayaient également de dépasser la codification de Justinien, la considérant comme une forme du droit romain dégradée par la compilation de Tribonien. Il fallait détruire l'autorité des Glossateurs et des Bartolistes qui avaient faussement figé la source justinienne dans la forme historique donnée par sa compilation.

Le texte du Corpus Iuris de Justinien se transformait en une source de connaissance du droit soumise à la critique philologique et historique.

Cette tentative amenait inévitablement à la question fondamentale:

quelle est la vraie source normative?

30 Sur l'opposition du mos Gallicus et du mos Italicus voir la riche littérature dans l'ouvrage cité de Hans Erich TROJE (supra note 18). S'il est vrai que les représentants du mos Gallicus ne sont pas en dehors de toute pratique, comme les Consilia de Hotman en donnent la preuve, il faut quand même se rendre compte que les huma-nistes aussi pratiquent un droit romain substantiel sans y mêler le décor historique et philologique; les remarques de Hotman à l'égard de l'humanisme dans la préface de ses Consilia le mettent en évidence. Certes, l'humanisme juridique s'est aussi ouvert aux problèmes pratiques qui se posent entre le droit, la justice et l'équité, mais il ne touche pas directement à la pratique judiciaire; autre avis TROJE,

op. cit. p. 617 qui se fonde sur Domenico MAFFEI, Gli inizi dell'umanesimo giuridico, Milan 1956.

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Voilà l'humanisme en face de son problème crucial, auquel il n'a pas trouvé de solution uniforme satisfaisante. Les critiques philologiques et historiques avaient sapé les bases du droit justinien. Où fallait-il désor-mais puiser les moyens de consolider les sources normatives du droit? A la différence du texte théologique qui incarnait toujours la voix révélée de Dieu, les juristes humanistes ne savaient plus où fixer l'au-delà normatif des textes de Justinien.

Mais la pratique juridique continuait d'exiger un texte sûr et fiable, tel que le matérialisait la glose. La scission entre la jurisprudence humaniste et érudite et la pratique concrète et solide du for était inévitable. Hotman nous en a laissé un témoignage précieux dans sa préface à ses Consilia, dans laquelle il décrit avec verve et engagement les difficultés qu'il aren-contrées lui-même en tant que praticien.

«Duplex, Lector humanissime, tractandi iuris nostri ratio iam in usum vitae recepta est: un a, scholarum fere propria est, altera, fori ac iudicio-rum. Ilia quae in scholis uswpatur (ab hominibus quidem bene de mente constitutis) ad Iustinianici Iuris libros, eorumque interpretatio-nem accommodata est: quorum praescripta sequitur (ut illius verba usurpem) xarâ rc6oa: neque minus accu rate singulas ipsius sententias, suo quasque momento ponderat atque examinat, quam heredes aut legatarii singula testamenti verba observant. Quae vero passim iam omnium prope gentium institutis in foro et iudiciis versatw~ immane quantum ab ilia discrepet...

«Double, lecteur érudit, est la méthode de traiter notre droit, admise par l'expérience de la vie. L'une est d'ordinaire propre aux savants, l'autre propre aux tribunaux et aux jugements. La première est prati-quée dans les écoles (par des hommes, certes, doués de bon sens);

leur recherche est consacrée aux livres du droit de Justinien: on suit leurs préceptes (pour employer leur propre terme) à la lettre; on apprécie et examine des sentences, selon leur importance, avec pas moins de diligence que ne l'observent les héritiers ou légataires pour chaque mot d'un testament. La deuxième est celle instituée pour les procédures et les procès et que l'on trouve habituellement chez pres-que tous les peuples sans distinction: il est extraordinaire de consta-ter combien elle diffère de la précédente. ( ...

«Nam si al! ego textum, dicunt advocati diversae partis, et etiam Judices.

Credis tu quod glossa non ita viderit illum textum, sicut tu? et non ita bene intellexerit, sicut tu? Ego record or (et sit istud pro novo) quod dum essem scholaris, eram satis acutus: et dum seme! essemus mufti socii in un a collatione, ausus fui unum textum al! egare contra sententiam Doc-loris mei: tantam audaciam habui. Dixit unus socius, Tu loqueris contra glossam quae dicit sic. Et ego respondi. Etsi glossa dicit sic, ego

dico sic: ignarus auctoritatis glossatorum. Credebam enim quod essent communes apostillae, quales sunt in libris Grammaticae, sicut super Virgilio et Ovidio. Sed tamen non ita est. Fuerunt enim glossatores maximae scientiae viri et auctoritatis. Etsi aliud non esset quam glossa-rum ordinatio, et de quibus potest dici id, quod arbitror de nullo dici posse, videlicet quod totum corpus iuris viderunt. Magis ergo standum

est eis qui viderunt, quam nobis qui non vidimus.»

«Car si je produis le texte, les avocats de la partie adverse et même les juges disent: Crois-tu que la glose n'ait pas déjà vu le texte comme toi, et qu'elle ne l'ait pas aussi bien compris que toi? Je me souviens (et cela vaut toujours) que bien que je ne fusse qu'étudiant, j'avais l'esprit assez subtil: une fois alors que de nombreux confrères et moi-même étions à une réunion, j'osai alléguer un propos contre l'opinion de mon maître; j'eus une si grande audace. Un de mes col-lègue dit: tu parles contre la glose qui dit ceci. Et moi je répondis:

bien que la glose dise ceci, moi je dis cela: je suis ignorant de l'auto-rité des glossateurs. Je croyais en effet qu'il s'agissait de simples apostilles telles qu'elles apparaissent dans les livres de grammaire, et dans les commentaires consacrés à Virgile ou à Ovide. Mais pourtant il n'en est pas ainsi. Il y a eu en effet parmi les glossateurs des hommes de grande science et d'autorité. Et même, s'il n'y avait rien d'autre que la disposition des gloses, on peut tout de même dire qu'apparemment, ils ont parcouru tout le Corpus Iuris, ce qui, je crois, ne peut être dit d'aucune autre personne. Donc, il faut s'en tanir davantage à eux qui ont tout vu qu'à nous qui n'avons pas vu.»

Si nous mettons Godefroy devant le dilemme dans lequel se trouve l'humanisme juridique, dilemme soulevé par Hotman et qui oppose la méthode philologique et historique de la reconstitution des sources à l'application pratique du droit, nous constatons avec surprise que ce pro-blème ne le préoccupait pas outre mesure. Il conseille à ses étudiants de persévérer et de s'en tenir avant tout auxfontes iuris civilis et, s'ils se per-dent dans un commentaire plus récent, de revenir au plus vite au point de départ pour retrouver pied ferme dans les sources.

Mais quel appui solide aurait-il pu trouver dans des textes aussi recu-lés et difficiles que le sont les Douze Tables, la Lex Julia Papia ou l'Edit du préteur, pour résoudre les cas pratiques de la vie juridique de son temps? Contrairement à son collègue Hotman, il n'a jamais publié des

«Consilia» qui prouveraient qu'il a pris une part active à la pratique juri-dique. Qu'il ait donné des avis de droit dans la ville où il a occupé tant de fonctions publiques et qu'on lui ait demandé son opinion, est fort proba-ble. Il n'a pourtant jamais déployé une activité aussi riche et variée que son illustre collègue Hotman. Le jeune Jacques Godefroy n'était pas 77

passionné par le for et les disputes des avocats, mais bien plutôt par les archives, comme avait déjà pu le constater son père Denys Godefroy31 qui lui reprochait d'y consacrer plus de temps qu'au Palais de justice.

Peut-on lui en faire grief?

Le mérite des humanistes n'est pas d'avoir remplacé une pratique par une autre, hâtivement et selon le goût du moment. Ils eurent le courage de prendre leurs distances et de reposer les questions de fond: quelles sont les sources d'où dérive notre droit? Le recul leur a permis de jeter un regard nouveau sur les sources traditionnelles et d'en dégager une nou-velle orientation. Fort heureusement, elle ne pouvait pas être intégrée immédiatement dans la pratique et c'est ainsi qu'a germé une nouvelle jurisprudence dont nous sommes les héritiers. L'idée d'une nouvelle codi-fication, l'élaboration d'un nouveau système universel de droit et une approche historique des sources en ont résulté et se sont victorieusement imposées dans les siècles suivants. Il a fallu pour cela bien du temps, mais on ne peut reprocher aux juristes humanistes de n'avoir pas pu changer immédiatement la face de la pratique juridique bien établie. Les secousses provoquées par 1 'humanisme juridique atteignirent la pratique bien plus tard. Le mos Italicus s'est dissous mais les idées des juristes humanistes, elles, ont survécu.

L'humanisme juridique apparaît comme une phase annonciatrice et préparatoire d'autres courants déjà en gestation. Jacques Godefroy y mérite une place d'honneur: extérieurement, c'est un savant modeste qui, intérieurement, domine tout un monde. Peut-être est-ce à lui qu'a pensé Hotman quand il a décrit, dans sa préface aux Consilia, le portrait du juriste érudit en le mettant en contraste avec le juriste d'affaires courant

après l'argent sans se soucier du droit.

«Eo accedit vitae communis corruptela. Nam qui purioris iurispruden-tiae pro/essores vident in pulvere scholastico consenescere, alios vero nonnullos Satraparum prope opes sibi paucis annis conciliare, taciti caput peifricant, et vetus illud Neoptolemi secum admurmurant: Prae-clarum est philosophari, sed paucis.»

31 Voir la lettre du père Godefroy à propos de son fils, du 12 mars 1614, au président de Thou: « ... je n'ose vous importuner pour mon jeune fils, lequel je scay avoir asses bien profité au droict et à l'histoire, singulièrement Franque. Il m'a esté sur les bras par de là l'espace de trois ans, sans ce mectre, comme il debvoit au Palais ... » (cité selon Denis-Charles marquis de GooEFROY-MÉNILGLAISE, Les savants Godefroy, Mémoires d'une famille, Paris 1873, p. 69.

«A quoi vient s'ajouter la dépravation générale de la vie. Car ceux qui voient certains professeurs de droit dépérir dans la poussière sco-laire et d'autres, plutôt nombreux, se procurer des richesses de satrapes en quelques années, se grattent la tête, songeurs, en mar-monnant le vieil adage de Neoptolemus: il est excellent de philoso-pher, mais pour peu de monde.»

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JACQUES GODEFROY,