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Christine ALVES DE SOUZA

INTRODUCTION

Le 10 août 1573, Théodore de Bèze se voit refuser par le Conseil de Genève l'autorisation de publier dans la cité de Calvin le petit ouvrage qu'il vient d'achever, le Du Droit des Magistrats sur leurs sujets. Traité très nécessaire en ce temps, pour avertir de leur devoir, tant les magistrats que les sujets. Celui-ci paraît, cependant, anonyme, l'année suivante, à Lyon,

selon certains, à Heidelberg et à Genève, selon d'autres1

Au lendemain de la Saint-Barthélemy, l'auteur cherche à y légitimer, par la doctrine, la résistance des protestants au roi de France.

Ce n'est d'ailleurs pas l'unique opuscule en son genre. Le Franco-Gal-lia de François Hotman (1573), l'anonyme Réveil-Matin (1574), les Vindi-ciae contra tyrannos de Brutus (1579) et bien d'autres témoignent de l'indignation des protestants français suite à la Saint-Barthélemy.

De quel droit le prince lève-t-il le glaive sur ses sujets? Telle est la question à laquelle répond la théorie de la résistance.

1 A. CARTIER, «Les idées politiques de Théodore de Bèze», Bulletin de la Société d'his-toire et d'archéologie de Genève, 1898-1904: « ... c'est dans une autre ville, à Lyon pro-bablement, que fut imprimé, vers la fin de 1573, le traité du Droit des magistrats, p. 203. Les autres renseignements sur l'histoire du manuscrit et de la publication du Droit des Magistrats se trouvent dans Robert M. KINGDON, auteur de l'introduction au Du Droit des Magistrats de Théodore DE BÈZE, Librairie Droz, Genève 1970, et dans A.A. SCHELVEN, auteur de l'introduction au Concerning the Rights of Ru/ers Over Their Subjects Towards Their Ru/ers, of Theodore BEZA, edited by AH. Murray, B. litt., D. phil., H.A.U.M., Capetown, Pretoria.

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Curieusement, cette théorie qui, dans la mouvance de la Renaissance, puise aux sources antiques et médiévales, resurgit sous la plume des pro-testants qui, quelques années auparavant, préconisaient la soumission au pouvoir royaF.

Mais les idées qui alimenteront le discours des écrivains protestants après la Saint-Barthélemy germaient3 Car, tandis que la royauté mar-chait depuis le

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siècle vers le pouvoir absolu, elle se heurtait à l'oppo-sition grandissante des Etats généraux qui de plus en plus revendiquaient leurs anciennes prérogatives et invoquaient les droits des représentants de la nation et les limites de la souveraineté royale.

Et bien qu'à l'origine la Réforme ne se dressât que contre l'autorité papale, elle servit rapidement en France de ferment à ces idées «démo-cratiques» et à l'idée d'une résistance opposable au souverain.

Ainsi la Réforme dévie-t-elle de son objectif premier sous la pression des événements historiques4

Sous les règnes de François rer et d'Henri II, les protestants sont faibles et acceptent l'autorité royale sans conteste. En revanche, les minorités de François II et de Charles IX leur permettent certaines libertés. D'une part, l'Eglise réformée de France s'organise solidement, dès 1556; d'au-tre part, les huguenots prétextent de la puissance illégitime des Guise, aux mains desquels les jeunes rois, sans armée ni finances, ne sont que des instruments, pour invoquer dans de nombreux pamphlets le manque-ment du respect aux lois et statuts du royaume.

2 Notamment CALVIN, voir ses lettres de 1560-1561, in: A. PICARD, Théodore de Bèze, ses idées sur le droit d'insurrection et son rôle pendant la première guerre de religions, Imprimerie A. Coueslant, Cahors 1906.

3 «On aurait grand tort de croire que les idées démocratiques, pour se faire jour, avaient nécessairement besoin du mouvement créé par la Réforme.» H. LuREAU, Les doctrines démocratiques chez les écrivains protestants français de la deuxième moitié du XVI• siècle, thèse, Bordeaux 1900, p. 20.

4 M.E. CHENEVIÈRE, La pensée politique de Calvin, thèse, droit, Editions Labor, Genève, Editions «Je sais», Paris 1937.

«Les monarchomaques protestants n'ont guère été des calvinistes orthodoxes, mais encore dans la mesure où ils ont défendu les idées libérales et démocratiques, ils n'ont fait que développer des idées, nées bien avant la Réforme, en plein Moyen Age», p. 11.

«Les doctrines professées par les monarchomaques protestants au lundi matin de la Saint-Bathélemy n'ont rien de spécifiquement réformé: elles répondent avant tout aux circonstances», p. 12.

Mais les catholiques ne tolèrent guère l'audace des protestants et leur déclarent la guerre trois mois après que Catherine de Médicis leur a accordé, à l'issue du Colloque de Poissy, la liberté de culte.

Les protestants ripostent. Dirigés par deux princes de sang, Henri de Bourbon et son frère Condé, ainsi que par un grand, l'amiral de Coligny, ils forment un véritable Etat dans l'Etat. Cependant, même si sous cou-vert de querelle religieuse ils mènent une lutte d'influence, aucun d'entre eux n'oserait toucher à la personne du roi.

La situation change radicalement le 24 août 1572 avec la Saint-Barthé-lemy. Celle-ci portera un coup fatal à l'autorité de Charles IX, majeur depuis 1567 et tenu pour seul responsable du massacre.

Désormais, il faut résister au tyran, d'une part pour des motifs d'ordre religieux: fidèles sujets, les réformés veulent pouvoir protester de leur adhésion à la «vraie» religion; d'autre part pour des motifs d'ordre poli-tique: les magistrats ont le droit légitime d'organiser une lutte armée contre le souverain devenu tyran.

Reste à donner aux protestants la base légale qui légitimerait leur action au regard de Dieu et au regard du droit. La tâche incombe aux monarchomaques5 «Une discussion d'un genre nouveau leur sert à concilier le respect de la monarchie et l'audace contre le monarque: au roi, pasteur du peuple orné de toutes les vertus, ils opposent le tyran cou-vert de tous les crimes. Seulement ce roi doit se faire de ses fonctions une idée si haute, posséder tant de qualités, se soumettre à tant de règles pré-cises que sa puissance est réduite à presque rien»6

Parmi ces monarchomaques, auteurs mystérieux, souvent anonymes ou à l'abri du pseudonyme, Théodore de Bèze, le successeur de Calvin en la cité de Genève, l'âme du parti réformé en France.

L'homme est né à Vézelay, le 24 juin 1519, de parents nobles. Après des études juridiques à Orléans puis à Bourges, en partie sous la

5 Auteurs d'une théorie du droit de la résistance à la fin du XVIe siècle, les monarcho-maques doivent leur surnom à Guillaume BARCLAY, qui les désigna ainsi dans son De regna et regali potestat adversus Buchnum, Brutum, Bucherum et reliquos monar-chomacos, publié en 1600.

6 G. WEIL, Les théories sur le pouvoir royal en France pendant les guerres de religions, thèse, lettres, Paris 1891, p. 82.

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direction de Melchior Volmar7, humaniste qui l'initie à la Réforme, il mène une vie de dilettante et de poète, vivant des revenus d'un prieuré à Longjumeau et d'une abbaye dans le Beaujolais.

En 1548, relevant d'une grave maladie, Théodore de Bèze rompt avec cette vie mondaine et se rend en Suisse où il adhère formellement et publiquement au protestantisme. Là, il est successivement nommé pro-fesseur de lettres grecques à l'Académie de Lausanne (1548-1558), puis recteur à l'Académie genevoise (1559).

En même temps, chef spirituel des huguenots, Théodore de Bèze use de ses qualités de diplomate pour favoriser les intrigues des grands acquis à la Réforme8 et doter l'Eglise réformée de France d'une solide organi-sation.

Lorsque l'échauffourée de Vassy déclenche la guerre civile entre catho-liques et protestants, Théodore de Bèze, aumônier et trésorier du prince de Condé, encourage la publication de pamphlets justifiant les pre-mières prises d'armes des protestants. Et l'année qui suit la Saint-Barthélemy, il lance un véritable appel contre la tyrannie: le Du Droit des Magistrats.

Après la publication de ce traité, l'influence de Théodore de Bèze dimi-nue en France. Successeur de Calvin, il s'adonne surtout au gouverne-ment de la ville de Genève, concilie la vie politique et ecclésiastique de la cité et doit mettre en œuvre, une fois encore, ses talents de diplomate pour faire échapper la ville aux convoitises de son voisin, le duc de Savoie9

Cette courte biographie n'est pas sans importance. Elle révèle pour-quoi Théodore de Bèze expose avec prudence sa théorie de la résis-tance.

7 Voir D.J. DE GROOT, «Melchior Volmar. Ses relations avec les réformateurs français et suisses», Bulletin de la Société de l'histoire du protestantisme français, 6• série, Librairie Fischbacher, Paris 1934.

8 En dépit des affirmations de Théodore de Bèze, plusieurs historiens attribuent notamment à l'auteur Du Droit des Magistrats l'instigation de la Conjuration d'Amboise, tentative d'enlèvement de François II pour le soustraire à l'influence des Guise.

9 Pour la biographie de Théodore de Bèze, se référer, entre autres, au Dictionnaire his-torique et critique de Pierre BAYLE et à Paul-F. GEISENDORF, Théodore de Bèze, Labor et Fides, Genève, Librairie Protestante, Paris 1949.

En effet, collaborateur et successeur de Calvin d'une part, chef spiri-tuel des protestants français de l'autre, l'auteur Du Droit des Magistrats ne peut dévier ouvertement de l'enseignement théologique du réforma-teur.

Si le contexte historique en France se prête à l'évolution de la doctrine réformée, il convient d'analyser, au travers Du Droit des Magistrats, les bases qui permettent à Théodore de Bèze d'élaborer une théorie de la résistance active alors que les premiers protestants ne concevaient guère qu'une résistance passive.

Théodore de Bèze traite du droit légitime de résister au tyran en dix points. Dans chacun d'eux, il oppose les droits des sujets face aux abus du tyran (2e partie).

Mais pour définir quels sont ces abus, il convient de poser des limites au pouvoir du prince. Ces limites trouvent leur fondement dans la double origine divine et populaire du pouvoir, laquelle oblige le prince et le lie à Dieu ainsi qu'au peuple par un double contrat. Ces limites transgressées, le prince perd sa légitimité (1re partie).

I. LE POUVOIR DU PRINCE ET SES LIMITES

1. La double origine du pouvoir

Homme de la Réforme, Théodore de Bèze puise dans la Bible pour voir en Dieu la source du pouvoir, mais homme de la Renaissance et juriste, il s'éloigne à maintes reprises de ses maîtres protestants pour renouer avec le Moyen Age, lequel attribue également une origine popu-laire au pouvoir du prince.

a) Dieu source de pouvoir

«Ümnis potestas a Deo», les paroles de saint Paul résonnent à travers le Moyen Age où nul ne conteste l'origine divine du pouvoir. Cependant, les théories médiévales accordent toutes un rôle au fait humain dans la formation ou l'organisation de ce pouvoir10

10 Ainsi que l'exprime J. DE LAGARDE, in: Recherches sur l'esprit politique de la Réforme, éd. Auguste Picard, Paris 1926, p. 226: « ... la cause première du pouvoir était en Dieu, mais d'innombrables causes secondes concouraient à sa formation».

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C'est précisément cet élément que va combattre la Réforme pour défendre le «droit divin de l'ordre établi», selon l'expression de Lagarde.

Elle développera sur le plan politique la théorie de la prédestination. Est légitime ce que Dieu veut, l'homme entaché du péché originel ne peut être juge des règles de Dieu, aussi faut-il se soumettre à la volonté divine. Dès lors, «toute puissance qui est établie et dont les ordres ont force de loi est établie par l'ordonnance divine, et c'est elle qui donne force de loi à ses commandements»11. Cette idée exprimée ici par Luther est reprise quel-ques années plus tard par Calvin qui écrit: «Combien que chacune loi en particulier n'oblige point les consciences, toutefois nous sommes tenus de les garder en général pour le commandement de Dieu qui a approuvé et établi l'autorité des magistrats» 12

Ainsi, aux yeux des réformateurs, Dieu seul dirige le bras du prince et l'Ecriture enseigne aux fidèles de se soumettre à lui.

Pour lutter contre le mauvais prince, Luther ne préconise aucun moyen. Car si le bras du prince est dirigé par Dieu, s'opposer au prince revient à s'opposer à Dieu. Seule est admise, et en matière de religion uni-quement, une résistance passive au tyran, ce dernier ne pouvant forcer les consciences.

Calvin prêche également la résistance passive. «Nous, certes, pro-clame-t-il, comme brebis dévouées à la boucherie, seront jettés en toute extrémité: tellement neantmoins qu'en notre patience nous posséderons nos âmes et attendrons la main-forte du Seigneur»13C'est à Dieu lui-même de punir le tyran, soit pas l'intermédiaire de magistrats spéciaux, chargés du respect du Décalogue, soit par la main d'un «héros», dési-gnés à cet effet. Aussi la seule voie possible est-elle l'obéissance à Dieu et aux magistrats «lieutenants de Dieu»14

Comment alors justifier un droit à la résistance? Théodore de Bèze va revenir aux théories médiévales afin de développer une doctrine adaptée aux événements historiques.

11 LUTHER, Ob Kriegsleute auch in einem seligen Stan de sein konnen (1526), Ed. de Wei-mar, t. XIX, p. 626.

12 CALVIN, Institution de la religion chrétienne, édition de Paris, 1911, d'après la pre-mière édition française de 1541 (ci-après Institution chrétienne), p. 778.

13 CALVIN, Institution chrétienne, op. cit., Epître au roi François 1er, p. XLII.

14 CALVIN, Institution chrétienne, op. cit., p. 42.