• Aucun résultat trouvé

et le début de l’invention de la tradition Newroz

A. Organisation politique et administrative de l’Empire ottoman au début du XIX e siècle

1. Structure sociale et organisation politique

La société ottomane est divisée en deux ordres : asker et re’aya, soit « militaires » et « paysans ». L’ordre asker, contrairement à ce que son nom suggère, ne regroupe pas uniquement des hommes d’armes, mais l’ensemble des serviteurs de l’État (Veinstein, 1978 : 15). On y trouve donc des fonctionnaires civils (gouverneurs et sous-gouverneurs par exemple), des clercs assurant divers offices et des hommes d’armes. Les fonctionnaires civils sont de plusieurs nature : ils travaillent à la cour impériale ou sont installés dans les différentes provinces de l’empire. Deux groupes assurent les fonctions militaires : d’un côté les sipahi, soldats chevaliers qui détiennent des fiefs, timar, et vivent en partie des rentes de la terre (précisons qu’ils pouvaient être chrétiens), de l’autre les fameux janissaires, soldats recrutés parmi les enfants chrétiens, convertis de force à l’islam et instruits à la maîtrise des armes dans les palais impériaux. Ils forment le gros des armées ottomanes mais peuvent aussi devenir des fonctionnaires administratifs de haut rang. Le champ religieux est composé par divers acteurs. Le sunnisme hanéfite est le rite le plus répandu, même si, nous le verrons, des formes de chiisme et des pratiques héritées du soufisme persistent notamment dans les grandes confréries. Martin Van Bruinessen écrit :

« En haut de l’échelle des dignitaires religieux, on trouve les qadis et les muftis. Dans l’Empire ottoman, il y avait une hiérarchie de qadis parallèle à l’administration civile et largement indépendante. Jusqu’aux réformes mises en place au XIXe siècle, la juridiction

entière était, en théorie du moins, entre leurs mains » (Van Bruinessen, 1992 : 208).

On trouve bien sûr les imams responsables du culte dans les villes et villages : ils prêchent à la mosquée et assurent souvent l’enseignement du Coran dans les écoles religieuses (alors les seules écoles qui existent). Dans le champ religieux, on trouve aussi les cheikhs qui sont des dirigeants de confréries entretenant des relations assez ambiguës avec les religieux sunnites ainsi qu’avec l’État : ils diffusent des formes plus hétérodoxes de l’islam, inspirées des courants soufis, et, profitant de leur autorité

charismatique, deviendront parfois de véritables leaders de mouvements de contestation. On trouve également les sadats ou sayyids, descendants du prophète15. Au-dessous de cet ordre se situe celui des reayas, qui regroupe marchands, artisans et paysans. Assujettis à de nombreuses taxes et compensations, c’est à eux qu’incombe la charge de renflouer les caisses de l’État. Les membres les plus aisés de la reaya, tels les marchands aisés ou les banquiers, pouvaient assurer des fonctions administratives (Veinstein, 1978 : 18). La légitimité de cet ordre politique et social est avant tout religieuse : le sultan est « Sultan Calif16 », il est le chef de la communauté des

musulmans, l’umma. Les rapports entre le pouvoir central et le pouvoir religieux ne peuvent cependant pas être lus en terme de subordination : le champ religieux ne fut jamais entièrement subordonné à l’État et le contrôle de l’autorité religieuse était l’un des soucis majeurs du pouvoir politique ottoman17 (Clayer, 2004 : 46). L’islam sous sa forme sunnite est la religion dominante au sein de la population de l’empire, même si des formes de chiisme existent et sont tolérées. Le christianisme apparaît sous différentes formes, avec la présence de communautés orthodoxes, arméniennes, catholiques et plus tard protestantes. Le judaïsme comprend des communautés romaniotes, karaïtes, sépharades, ashkénazes (Veinstein, 1989 : 67). Les populations non musulmanes sont soumises au versement d’une taxe spéciale, dite cize, soit « taxe de capitation », en contrepartie de la protection que leur offre l’empire (Bozarslan, 2013 : 69). Désignées par le terme de millets18, les groupes non musulmans sont collectivement responsables de leurs membres (Bozarslan, 2013). Leur chef, souvent nommé par l’État, dispose d’une certaine autonomie dans les domaines de l’état civil, de l’organisation religieuse et de la justice (ibid.), assurant également des fonctions de police au sein de la communauté. L’accès des chrétiens aux postes dirigeants est complexe mais reste possible moyennant des paiements aux fonctionnaires. Un ensemble d’activités est théoriquement interdit aux non musulmans, allant de la

15 Être descendant du prophète assure un prestige charismatique mais ne détermine pas la

condition sociale. À ce sujet, voir Van Bruinessen (1992 : 206-208).

16 Calif signifie le « successeur » en arabe, comprendre ici « successeur de Mahomet ».

17 Hamit Bozarslan écrit : « Lorsqu’on arrive au XVIIe siècle, onze familles, liées entre elles

par des alliances matrimoniales, constituent le cœur de l’establishment religieux ottoman sur lequel elles exercent un contrôle quasi total » (Bozarslan, 2013 : 60 s’appuyant sur Kreiser et Neumann, 2003 : 255).

18 Ce terme, qui recouvre initialement celui de communauté religieuse devient progressivement

construction de lieux de cultes au droit de porter des armes ou de monter à cheval (ibid. : 70).

L’Empire ottoman, qui s’est constitué au gré des diverses conquêtes militaires19, rassemble des populations hétéroclites : il s’agit d’un État multiethnique où il n’existe, jusqu’au XXe siècle et la montée du nationalisme turc, aucun programme

d’homogénéisation culturelle. Si le droit ottoman repose en grande partie sur la

shari’a, celle-ci laisse la liberté au prince de promulguer une nouvelle loi chaque fois

que le droit religieux musulman ne lui permet pas de résoudre des situations inédites. Pour Beldiceanu :

« Les sultans profitent de cette liberté accordée par la loi divine pour proroger d’autres formes de droit en vigueur dans les territoires conquis, n’hésitant pas à recourir à des éléments de législations profondément ancrées dans des structures d’origine romaine, byzantine, slave, germanique ou mamelouke » (Beldiceanu, 1989 : 207).

L’autorité juridique repose donc sur une subtile alternance entre la loi islamique, la législation impériale et le droit coutumier, ce qui ici renforce le pouvoir des élites provinciales. Penchons-nous justement sur la question des relations entre le centre et la périphérie.

À partir du XVIe siècle, on assiste à la consolidation progressive de dynasties

locales comme à l’émergence de notables locaux appelés ayans, ces derniers ayant prospéré à la suite d’une série de réformes du système de taxation entreprise par la Sublime Porte. Jusqu’alors, l’attribution et l’exploitation des terres étaient régies par un système de timar dans lequel la terre restait la propriété de l’Empire, mais était mise à disposition principalement des sipahis20 – composé de soldats chevaliers équipés avec des armes traditionnelles et mobilisables par le sultan. Ceux-ci l’exploitaient ou la faisait exploiter par des membres de la paysannerie moyennant les produits ou les revenus nécessaires à leur propre subsistance. Ces droits sur la terre n’étaient pas héréditaires et l’État conservait le droit d’y mettre fin (Beldiceanu, 1987 : 780),

19 Voir ANNEXE 2.

20 Pour une description approfondie de ce système et de ses bénéficiaires aux XIVe et

XVe siècles, voir l’article de Beldiceanu « Le timar dans l’État ottoman (XIVe-XVe siècle) »

préservant ainsi son pouvoir sur les provinces. Or, dans un désir de réformer ses armées et d’alimenter la trésorerie de l’État, la Sublime Porte remplace le système de

timar par un système d’affermage dit ilitizam21 (Inalcik, 1980). Des individus désormais nommés mültezim passent un contrat avec l’État et obtiennent le droit d’exploiter la terre (et surtout de la faire exploiter) en échange d’une rente fixe dont la fréquence des versements est fixée par l’accord (Ibid. : 327). Un autre système apparaîtra plus tard, le système de Malikâné dans lequel les droits acquis sur la terre se renforçent. Ces réformes ont consolidé les noblesses existantes, mené à la constitution de nouvelles noblesses provinciales urbaines puissantes et conditionné l’apparition du statut d’agha (ibid. : 329), propriétaire terrien contrôlant parfois l’intégralité des terres d’un village. En somme, la réforme du système de taxation a favorisé l’émergence et la consolidation des élites provinciales, urbaines et rurales. Antonis Anastapopoulos écrit :

« Les élites provinciales ottomanes étaient caractérisées par l’identification de leurs intérêts à une région précise, la tendance à la formation de dynasties locales, la création de ou l’inclusion à des réseaux politiques, le contrôle de la terre, des impôts et en général des ressources locales, l’obtention de titres ou de positions attribués par l’État et la philanthropie comme une forme de patronage et un moyen d’augmentation du prestige du donateur et de sa famille. En outre, il faut tenir compte du fait que les élites provinciales ottomanes défendaient leur position privilégiée et aspiraient à léguer leur statut supérieur à leurs enfants, mais qu’elles n’étaient pas immuables au cours du temps, ce qu’accentuait l’absence d’une aristocratie provinciale officielle » (Anastapopoulos, 2011 : 51).

Précisons-le : si on observe bien la formation de dynasties locales, l’État se réserve le droit de destituer des mültezims en révoquant leur contrat. Bien sûr, cela renforce la dépendance et donc, dans une certaine mesure, l’allégeance de ces dynasties au pouvoir central. Comme le rappelle Albert Hourani :

« Les deux aspects du pouvoir des notables sont évidemment étroitement liés. C’est parce qu’il a accès à l’autorité qu’il peut agir comme un leader, et c’est parce qu’il a un pouvoir distinct sur sa propre société que l’autorité a besoin de lui donner l’accès [au

21 Pour une description extensive du système dit Ilitizam, voir Inalcik (1977 et 1980), Barkler

(2008 : 226-262), et Cvetkova (1960). Pour une étude de cas spécifique à une région, voir Cvetkova (1964).

pouvoir]. Mais pour cette raison, ses modes d’action doivent être, dans des circonstances normales, prudents et même ambigus […] ils doivent être prudents pour ne pas perdre le contact avec les deux pôles de ce pouvoir. Ils ne doivent pas apparaître […] comme les simples instruments de l’autorité ; mais ils ne doivent pas non plus apparaître comme les ennemis de l’autorité » (Hourani, 1981 : 42).

Après ces quelques remarques d’ordre général sur l’organisation sociale et politique de l’empire, concentrons-nous sur le cas des élites provinciales kurdes.

Outline

Documents relatifs