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Expliquer l’apparition du nationalisme : les travaux d’Ernest Gellner et d’Eric Hobsbawm

et le début de l’invention de la tradition Newroz

B. Expliquer l’apparition du nationalisme : les travaux d’Ernest Gellner et d’Eric Hobsbawm

Ernest Gellner, historien et anthropologue britannique, publie en 1983 l’ouvrage Nations et nationalisme, qui ouvrira un vif débat sur la genèse des nationalismes. Il fut parmi les premiers à s’ériger contre les visions dominantes dites « primordialistes » de l’apparition du nationalisme (fondées sur l’équation simple « les nationalismes existent parce que les nations existent ». Gellner affirme « c’est le nationalisme qui crée les nations et non pas le contraire » (Gellner, 1989 : 76). Dans la société agraire, formée par des ordres repliés sur eux-mêmes, les impératifs de communication sociale entre individus sont réduits, notamment parce que la mobilité est « impensable ». Seule l’élite est lettrée. Dans la masse que constitue la paysannerie, la reproduction des groupes sociaux est réalisée au sein du groupe (famille, groupe de parenté, village, segment tribal, ou autre unité relativement petite) qui intègre le nouveau-né dans la vie communale, assure son éducation et le transforme en un adulte relativement semblable à ceux de la génération précédente. Dans ces conditions, personne ou presque n’a d’intérêt à promouvoir l’homogénéité culturelle. La société industrielle, à l’inverse, se caractérise par une mobilité sociale accrue et par l’impératif d’interchangeabilité des individus. La division du travail, mode d’organisation principale de la société industrielle, requiert que les individus qui y participent possèdent un socle commun de connaissances qui leur permette de travailler ensemble. Ce socle commun est atteint par l’homogénéisation culturelle, basée sur l’unification linguistique et le développement d’un enseignement unifié. La transmission des connaissances à un individu, transmission nécessaire à son intégration dans la nouvelle

société, repose sur l’exo-éducation, soit l’éducation de l’homme en dehors de son groupe d’appartenance (famille, groupe de parenté etc.) et l’imposition d’une « haute culture ». Gellner écrit : « La duperie fondamentale du nationalisme consiste à imposer globalement à la société une haute culture, au nom de la défense de la culture populaire » (Gellner, cité par Babadzan, 1999 : 17). En somme, pour Gellner, la coïncidence entre souveraineté politique et communauté de culture répond à un ensemble d’impératifs inhérents au fonctionnement de la société industrielle ou pour reprendre ses termes exacts : « Les racines du nationalisme plongent très profondément dans les exigences structurelles caractéristiques de la société industrielle ». La critique majeure que l’on oppose au modèle d’analyse Gellnerien de l’apparition du nationalisme dans sa variante ethno-culturelle est son incapacité à rendre compte de l’apparition de cette idéologie politique dans les sociétés étrangères à la division du travail, des sociétés où l’industrialisation est faible. Comme le rappelle Alain Babadzan, Gellner a lui-même reconnu que c’était là le talon d’Achille de sa théorie (Babadzan, 1999 : 18).

Les travaux de Hobsbawm insistent moins sur l’avènement de la société industrielle et son besoin de communication sociale que sur l’apparition d’une nouvelle forme de lien entre l’appareil d’État et l’individu. Pour Hobsbawm, la fréquence du lien entre l’individu et l’État qui, dans les formes d’organisations politiques antérieures avaient été de l’ordre de l’exceptionnel, est considérablement augmentée :

« Avec la mise en place de l’État moderne, la " domination

bureaucratique-légale " s’applique à chaque citoyen directement, sans que des corps intermédiaires, "hiérarchies religieuses ou sociales ", " communautés ou corporations autogouvernées " ne fassent écran à

l’autorité de l’État. La conscription, la scolarisation, les recensements et l’organisation centralisée de l’état civil traduisent, jusqu’aux villages les plus reculés, ce lien direct entre l’État et les citoyens. Jamais auparavant " la loyauté et l’identification à l’État (…)

n’avaient été demandées à l’homme du peuple – sans même parler de la femme du peuple" » (Hobsbawm, cité par Babadzan, 1999 : 18).

Revenons un instant sur la généalogie de ce lien inédit en nous concentrant sur le cas de la France. La monarchie de l’Ancien régime a initié un mouvement général d’administration qui a échappé à toute conception idéologique (Ohnet, 1996 : 32). Ne rentrons pas dans le débat de savoir si ce mouvement correspond à une centralisation

ou à une décentralisation administrative8 mais mentionnons simplement que c’est bien

à la fin de l’Ancien régime que se mettent en place les prémices de la domination rationnelle telle que définie par Max Weber9. Cette domination rationnelle devient le principe d’organisation de l’État sous la République, mais c’est sous le consulat et l’Empire que le projet sera pleinement réalisé. En effet, après la révolution française, l’instauration de l’État civil a connu de nombreuses résistances dues en partie à la rareté des moyens de communication. Comme le dit très bien Gérard Noiriel :

« L'application de la loi supposait également la collaboration de près de plusieurs dizaines de milliers d'officiers d'état civil en grande partie disséminés dans les campagnes, compte tenu de la logique inhérente à la représentation municipale. Pour que le pouvoir central puisse ainsi « agir à distance » sur des dizaines de millions d'individus, encore fallait-il qu'il existe des liaisons susceptibles de mettre en rapport l'ensemble des citoyens. Max Weber a insisté sur le fait qu'« à côté des présuppositions fiscales, il existe pour l'administration bureaucratique, des conditions essentiellement liées à la technique de communication. Sa précision exige les chemins de fer, le télégramme, le téléphone et elle est liée à ceux-ci de façon croissante » (Noiriel, 1993 : 17).

Or, au lendemain de 1789, cette «infrastructure communicationnelle » n'est pas encore en place (Noiriel, 1998 : 18). Elle le sera cependant à la fin du XIXe siècle après

que la révolution industrielle et technologique ait doté les États de nombreuses lignes de chemin de fer et d’outils de communication à distance : la domination bureaucratique légale n’est plus théorique, elle est effective ; elle n’est plus l’exception, elle devient la règle. C’est donc réellement lorsque les avancées

8 La thèse Tocquevilienne selon laquelle "la centralisation administrative est une institution de

l'ancien régime, et non pas l’œuvre de la Révolution ni de l'Empire, comme on le dit ", est récusée par d’autres historiens. Voir par exemple l’ouvrage d’Olivier- Martin François, 1997, L’administration provinciale à la fin de l’Ancien Régime, Paris, LGDJ, Livre III.

9 J’emprunte à Weber sa typologie des formes de domination légitime, exposée comme suit

dans son ouvrage Économie et Société : « Il y a trois types de domination légitime. La validité de cette légitimité peut principalement revêtir : 1) Un caractère rationnel, reposant sur la croyance en la légalité des règlements arrêtés et du droit de donner des directives qu’ont ceux qui sont appelés à exercer la domination par ces moyens (domination légale). 2) Un caractère traditionnel, reposant sur la croyance quotidienne en la sainteté de traditions valables de tout temps et en la légitimité de ceux qui sont appelés à exercer l’autorité par ces moyens (domination traditionnelle). 3) Un caractère charismatique, [reposant] sur la soumission extraordinaire au caractère sacré, à la vertu héroïque ou à la valeur exemplaire d’une personne, ou encore [émanant] d’ordres révélés ou émis par celle-ci (domination charismatique). » (Weber, 1971 : 65)

technologiques dans les domaines des transports 10 et des communications se

concrétisent, que le lien entre l’individu et l’État se resserre et que la nouvelle citoyenneté républicaine devient effective. Mais elle prend place dans une société en proie à une transformation profonde des rapports sociaux, née de l’avènement de la société industrielle, sur laquelle il est fondamental de revenir : exode rural, apparition d’un prolétariat et de classes moyennes, transformation du rôle économique et politique de la bourgeoisie. Il est ici important de noter que jusqu’alors libéralisme politique et libéralisme économique dérivaient d’une matrice commune : la liberté d’entreprendre étant considérée comme un droit à part entière et les théoriciens du libéralisme économique tant français (je pense à l’école des physiocrates avec Quesnay en chef de file) que britanniques (Smith et Ricardo) avaient fait accepter l’idée que le libéralisme politique contribuait au bonheur des nations et des individus en favorisant l’accumulation des richesses. Or, au milieu du XIXe siècle, et de manière plus marquée

en Grande Bretagne, il devient évident que la société industrielle produit de l’inégalité et que l’accroissement des richesses contribue certes au bonheur de certains, mais pas de tous. Rappelons que le livre de Engels The condition of the working class in

England est publié en 1844 et dresse un tableau alarmant de la situation de ces

« labouring poor » qui, ayant quitté la campagne pour les villes dans l’espoir de lendemains qui chantent, se retrouvent dans des situations de grande précarité. En France, le développement de la société industrielle est plus lent qu’en Grande Bretagne, la constitution d’un prolétariat urbain y est moins fulgurante. Le socialisme utopique, tel que développé notamment par Saint-Simon et Charles Fourier, ne rencontrent pas de grands échos chez un prolétariat naissant, mais les premiers mouvements ouvriers conséquents apparaissent vers 1830 (la Révolte des Canuts) et prennent pour cible les mesures prises au lendemain de la révolution sous l’influence des physiocrates, limitant le droit d’association et la formation de syndicats (Loi le Chapelier). Le mouvement social sera réprimé mais il a tout de même effrayé l’État et une partie de la bourgeoisie, certains observateurs contemporains ayant par exemple décrit les ouvriers comme « des barbares qui menacent la société11 ». Le Manifeste du

10 François Caron nous rappelle les chiffres : « Les ingénieurs ont construit et exploité un

réseau dont la longueur passa de 38 kilomètres en 1830 à 9500 en 1860 et 17 000 en 1869. Les trains parcouraient alors environ 120 millions de kilomètres dans l’année » (Caron, 1998 : 862).

11 Marc Girardin, critique littéraire contemporain des faits, publie dans le Journal des Débats,

Parti communiste d’Engels et Marx est publié en 1848 : il appelle à l’alliance des

ouvriers de tous les pays dans un internationalisme qui fait fi des frontières nationales considérées comme des produits de la société bourgeoise12. Ces premiers mouvements ouvriers prennent place au lendemain des Trois Glorieuses qui ont mis fin à la Restauration, mené à l’abdication de Charles X et à l’instauration d’une monarchie constitutionnelle, autrement dit dans une période d’instabilité politique. A côté du prolétariat, ou au-dessus pour être plus spécifique, apparaissent également des classes moyennes composées par les petits artisans et commerçants, comme par les fonctionnaires d’États toujours plus nombreux (instituteurs etc). Ce groupe, dont les effectifs sont en hausse constante en France comme en Grande Bretagne et en Allemagne, est inédit : sa relation avec l’État doit donc également faire l’objet d’une définition.

« L’apparition de groupes sociaux, d’environnement et de contextes sociaux relativement nouveaux ou anciens mais dramatiquement transformés rendaient nécessaires des nouveaux dispositifs pour assurer et exprimer la cohésion sociale, l’identité, et structurer les relations sociales. En même temps, une société changeante rendait les formes traditionnelles de gouvernement des États plus difficile ou impossible, ainsi que les hiérarchies sociales et politiques » (Hobsbawm : 1983 :263).

La question se pose donc de manière assez urgente : comment obtenir « l’obéissance, la loyauté et la coopération » (Hobsbawm, 2005 : 265) de millions d’individus à l’État centralisé ? Les doctrines humanistes et le patriotisme d’État manipulés par l’élite républicaine n’ont pas suffi à créer la cohésion dans une société où les intérêts de groupes distincts se traduisent par des prises de positions politiques

lutte intestine qui a lieu dans la société entre la classe qui possède et la classe qui ne possède pas. De plus, au fur et à mesure que l’industrie se développe "la population prolétaire", croît le nombre des mécontents. (…) Chaque fabricant vit dans sa fabrique comme les planteurs des colonies au milieu de leurs esclaves, un contre cent ; et la sédition de Lyon est une espèce d’insurrection de Saint-Domingue. Les barbares qui menacent notre société ne sont point du Caucase ni dans les steppes de la Tartarie ; ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières » (Saint- Marc Girardin, 1831 : 33).

12 On peut lire dans le Manifeste du parti communiste: « En outre, on a accusé les communistes

de vouloir abolir la patrie, la nationalité. Les ouvriers n'ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu'ils n'ont pas. Comme le prolétariat de chaque pays doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s'ériger en classe dirigeante de la nation, devenir lui-même la nation, il est encore par là national, quoique nullement au sens bourgeois du mot. »

opposées, parfois déjà exprimées dans des grammaires nationalistes. Eric Hobsbawm écrit :

« Quelle qu’ait été la relation entre le nationalisme et les États en voie de modernisation du XIXe siècle, l’État se retrouvait face au

nationalisme, force politique distincte de lui, différente du « patriotisme d’État », et avec laquelle il devait compter. Cependant le nationalisme peut devenir un avantage extrêmement puissant pour le gouvernement si celui-ci parvenait à l’intégrer au patriotisme d’État, dont il devenait la composante émotionnelle centrale ».

Ainsi les États du XIXe siècle doivent composer avec « le principe des

nationalités » d’un côté et des mouvements de sédition internationaliste de l’autre. Il devient impératif pour eux de reprendre « le monopole de dire le monde social et ses divisions », comme le formule Pierre Bourdieu (1992). Ils trouveront la porte de sortie dans l’identification entre le peuple, l’État et la nation en termes ethniques et culturels. C’est ainsi que les États en place au XIXe, républiques ou monarchies, se mettent, sous

l’influence des courants romantiques, à chercher dans le passé et dans la culture qui en est l’incarnation, les éléments pour faire « tenir ensemble » des sociétés où sont apparus des groupes sociaux dont les intérêts divergent dramatiquement. Car il est aisé de le comprendre : ancrer la nation dans une communauté culturelle permet de jeter un voile sur les inégalités sociales persistantes dans la société et de dire que, quels que soient les antagonismes issus de leur appartenance à des classes sociales différentes, les hommes sont unis derrière une même appartenance culturelle : paysans, ouvriers, patrons, bourgeois ou anciens nobles, ne sont-ils pas tous Français, Anglais ou Allemands ?

Dans ce cadre particulier de construction des identités nationales et face à des besoins pressant de légitimation, les États vont recourir massivement à un phénomène bien particulier, celui de l’invention de la tradition, sur lequel va maintenant se tourner mon attention.

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