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Newroz sous la domination ottomane et les représentations associées au nouvel an dans la littérature kurde

et le début de l’invention de la tradition Newroz

A. Évolution des représentations du nouvel an Newroz dans l’histoire antique du Moyen-Orient et de la Perse

3. Newroz sous la domination ottomane et les représentations associées au nouvel an dans la littérature kurde

Abordons maintenant l’évolution des célébrations de nouvel an sous la domination ottomane. Nous avons mentionné que les dates des prélèvements fiscaux omeyyades et abbassides avaient été calquées sur les pratiques de l’administration sassanide. J'ai mentionné que les dates des prélèvements fiscaux omeyyades et abbassides avaient été calquées sur les pratiques de l’administration sassanide. Lorsque les Turcs Seldjoukids reprennent le califat islamique aux Abbassides147, le jour de Newroz reste lié à la perception des impôts et le mois de mars continue de marquer le début de l’année fiscale. L’adoption du calendrier Jalāli, nous l’avons vu, avait achevé de séparer la fête de Newroz de son substrat religieux originel, alors qu’elle continuait d’être le lieu de pratiques séculières liées au pouvoir royal. Ce calendrier, qui commence donc en mars, est adopté par les différentes dynasties ottomanes dans la gestion des affaires administratives, notamment fiscales148 : Newroz marque ainsi la date de réalisation des bilans et de l’ouverture des nouveaux budgets ottomans149. Özgür Türesay rappelle, dans un exposé sur les différents calendriers en vigueur dans l’empire :

145 Malheureusement, mes recherches ne m’ont pas permis de savoir quelle a été la réception

de ce hadith par les populations.

146 Pour le detail de ces festivités, voir l’entrée « Nowruz in the islamic period » d’Alireza

Shapur Shahbazi, dans Encyclopedia Iranica (Shahbazi, 2009)!#

147 Les Turcs Seldjoukides, également de confession sunnite, prennent la ville de Jérusalem aux

Abbassides en 1073. Ils en modifient le statut et en interdisent l’accès aux chrétiens, ce qui sera le casus belli pour le déclenchement de la première croisade.

148 Pour une exploration de l’année fiscale ottomane, voir Richard Rose (1991).

149 Il semble cependant que seul le budget des recettes ait commencé à l’équinoxe de

printemps, celui des dépenses commençant lui à l’équinoxe d’automne. Cette curiosité administrative a notamment provoqué des difficultés lors du paiement des salaires des fonctionnaires.

« Quant aux différents styles du début d’année, même s’il est encore question de la pluralité des choix, il est néanmoins possible de dégager une règle. Dans l’écrasante majorité des almanachs ottomans, l’année débute au mois de mars, souvent le 1er et parfois le

8 ou le 9 mars150 » (Türesay, 2012 :143).

Une nouvelle réforme du calendrier au XVIIe siècle ne modifiera pas le

dispositif Newroz, puisque le calendrier dit « Maliye » est également un calendrier solaire commençant le 21 mars. Notons aussi l’adoption d’un autre calendrier dit « Rumi » en 1840, pendant la période des réformes de Tanzimat, basé sur le calendrier julien mais dont le compte des années suit le calendrier hégirien, qui fait débuter l’année le 1er mars, soit plusieurs jours avant l’équinoxe. Des cérémonies à la cour

comportant l’échange de présents, la préparation de mets particuliers et la déclamation de poèmes spécifiques appelés « nevruzziye » ont vraisemblablement perduré pendant la période du sultanat ottoman, la fête étant appelée « Sultan nevruz », soit « le nouvel an du sultan », ce qui montre bien les liens étroits entretenus par sa célébration avec le pouvoir ottoman (on trouve aussi le terme de Sersal, mais qui désigne plus la date que les festivités). Certains éléments attestent l’organisation de repas en plein air, mais mes recherches ne m’ont pas permis de découvrir si ces pratiques étaient largement répandues, ni s’il existait des cérémonies publiques organisées par les officiels ottomans et réunissant le sultan et ses sujets, sous la forme des défilés mentionnés par les historiens pour la période antique. Une autre pratique qui mérite également d’être mentionnée est la réception par le sultan, le jour de l’équinoxe, du principal astrologue de la cour. Celui-ci présentait au sultan le takvim, l’informant des différents événements astronomiques qui se dérouleraient dans l’année (éclipses de la lune ou du soleil, éventuels passages de comètes) et fournissait également une interprétation de ces manifestations. Ces différents usages de la cour ottomane ont semble-t-il perduré jusqu’à la disparition de l’empire, au lendemain de la Première Guerre mondiale. Elles étaient donc très probablement connues des hauts fonctionnaires kurdes proches du pouvoir ottoman, engagé au début du XIXe siècle, comme nous l’avons vu, dans un

effort de définition de la spécificité culturelle kurde. Mentionnons aussi que la dernière réforme du calendrier entreprise dans l’empire sous les Jeunes-Turcs, survient en 1917, lorsque ce calendrier solaire est remplacé par le calendrier grégorien. Cependant,

150$%&'()* précise : « Les 8 et 9 mars de l’année financière ottomane correspondent aux 20 et

21 mars du calendrier grégorien, donc au jour de l’équinoxe du printemps » ($%&'()*+!,-.,!/! .001#

comme le montre le texte de la « loi relative à l’adoption du calendrier occidental », parue dans le Journal officiel de l’Empire ottoman, cette réforme n’affecte pas la date du début de l’année. On peut y lire :

« Le gouvernement ottoman adopte pour l’usage administratif le calendrier occidental, sauf en ce qui concerne le commencement de l’année et sauf à maintenir le millésime lunaire de l’hégire […]. L’année budgétaire comprendra, comme précédemment, la période allant de mars à la fin février » (Art. 1 et 4. Loi du 23 février 1917, n.2803, cité par Deny, 1921 : 47).

Le choix de la date de l’équinoxe comme « jour national kurde » lors de l’élaboration du répertoire symbolique du nationalisme kurde ne tient cependant pas uniquement à son existence dans la cour impériale ottomane. La littérature de cour qui se développe dans les principautés kurdes au fur et à mesure de leur consolidation a également participé à véhiculer un certain nombre de représentations attachées à la célébration du nouvel an, avec une prédominance des thèmes de l’amour, de la fertilité, et du feu151. Très largement influencée par la littérature orale abondante de la région comme par la littérature arabe et persane, sa rédaction a influencé en retour la littérature orale régionale par l’intermédiaire des figures des ménestrels, bardes itinérants, souvent proches de la cour. Le premier texte que nous allons aborder est un poème de Melayê Cizîrî (1570-1640). Né à Cizre (Botan), dans l’actuel Kurdistan turc, il est membre de l’ordre soufi naqshbandi, proche de la cour. Inspiré par les poètes perses classiques, Cizîrî est une figure centrale de la première école de poésie classique kurde en dialecte kurmandji. Voici un de ses poèmes sur Newroz :

« Without the light and the fire of Love.

Without the Designer and the power of Creator. We are not able to reach Union.

151 Par « littérature kurde », j’entends la production littéraire écrite qui se développe à partir du

XVIe siècle, souvent commanditée par les émirs kurdes à la tête des principautés décrites dans le chapitre précédent. Farhad Shakely explique : « There is general agreement that the emergence of Kurdish art poetry is connected to the establishment of Kurdish principalities of the sixteenth century. » (Shakely, 2009) Le travail qui suit n’est pas une analyse extensive du traitement de Newroz dans la littérature kurde, qui dépasserait largement le cadre de cette recherche. Je me contenterai donc de citer quelques exemples, des auteurs les plus reconnus. Pour de nombreux articles traitant de cette littérature kurde, voir les contributions au numéro « La littérature kurde », Études kurdes n. 11, mars 2012, l’Harmattan. Pour un article sur la littérature orale, voir Allison (2010).

(Light is for us and dark is the night) This fire massing and washing the Heart. My heart claims after it.

And here come Newroz and the New Year. When such a light is rising »

La dimension lyrique de la célébration de nouvel an est également présente dans le célèbre texte Mem u Zin du poète Ahmed Khani (1651-1707). Écrite en 1692 et souvent appelée « le Roméo et Juliette kurde », Mem u Zin est une épopée lyrique qui relate l’histoire d’un amour impossible entre deux jeunes gens, Mem et Zin, dont les conditions sociales irréconciliables rendent les noces impossibles. Dans les premières pages du récit, Ahmed Khani décrit le cadre de la rencontre des jeunes amants, qui a lieu le jour de Newroz. Il écrit :

« It was the custom of earlier times When the knight of the East

Would arrive in the month of March

That is, when it had attained the cycle of the New Year From every corner and place

No one would stay at home They would all leave their homes Even the old and the disabled When the day marked Newroz

They would all revere that Sacred Time

Would turn the plains and rivers to picnic areas

Would transform wild places and mountain sides to flowerbeds Especially single men and unmarried women

Those rare diamonds

Would all dress up and get smart

They were free to flirt to the full desire of their hearts But not with the aim of deception and seduction

[But] For (marriage) according to religious law and customs. »

Ahmed Khani décrit la célébration du nouvel an comme un moment privilégié de rapprochement entre les sexes, où les jeunes gens sont « libres de flirter » (même s’il précise tout de suite que le but de ce flirt est bien sûr le mariage, conformément aux lois religieuses et à la coutume).

Pour conclure, on voit bien à travers ces différentes remarques que la célébration du Newroz au Moyen-Orient et en Perse antique est labile et multiforme. Les célébrations de nouvel an dans cette aire culturelle, qu’il s’agisse de l’Akitu ou du

Navasarda, sont dans un premier temps des survivances de systèmes religieux étroitement imbriqués avec le cycle agricole, célébrations liées à des divinités personnifiant des forces de la nature. Cependant, dès l’histoire antique et à mesure que prennent forme des grandes dynasties avec de nouveaux besoins de ressources et de légitimation, les célébrations sont liées à la démonstration de la puissance royale et à la perception des impôts. Le dispositif symbolique complexe bâti autour de la fête attache les hommes à la divinité, mais aussi à leur souverain : acte de fondation du monde par l’organisation du cosmos et acte de fondation du social par l’organisation des hommes en différentes classes, le Newroz est donc une fête politico-religieuse. Nous avons également vu que dans l’histoire préislamique de la région, la célébration du nouvel an a connu des réajustements successifs dus aux contacts entre civilisations, amenant des formes de syncrétisme religieux, l’apparition de besoins de légitimation politique, comme aux aléas d’un calendrier défaillant, qui semble avoir progressivement déstructuré l’ordre symbolique établi, appelant donc de nouveaux ajouts sémantiques152.

Une dimension essentielle de la célébration contemporaine de Newroz par le mouvement national kurde de Turquie reste absente de cette première exploration sur les origines de la fête : celle de la bataille mythique entre Kawa le forgeron et Dehak. Or, comme nous l’avons vu dans notre introduction, cette lutte mythique est centrale dans le discours du mouvement national kurde.

B. La bataille mythique entre Kawa et Dehak dans la littérature arabe

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