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Des « gens de l’Est » aux « Kurdes du Kurdistan, colonie de la Turquie »

La transformation du nouvel an Newroz en « fête révolutionnaire »

A. La construction symbolique partagée d’une « différence à l’Est » : réflexion sur les processus d’établissement de la frontière ethnique entre

3. Des « gens de l’Est » aux « Kurdes du Kurdistan, colonie de la Turquie »

C’est à la fin des années 1960 que se déroulent les premières manifestations formulant des demandes politiques en faveur des populations de l’Est, et ce nouveau mode d’action sera décisif pour l’avenir de la mobilisation ethno-nationale kurde de Turquie203. La première série de protestations a lieu entre le 13 août et le 18 novembre 1967, dans différentes régions du Kurdistan de Turquie : Silvan, Siverek, Batman, Dersim et Ağrı, mais aussi à Ankara204. Ces mobilisations collectives ont été

déclenchées par une série d’articles publiés dans la revue Öztüken, alors une des principales tribunes des ultra-nationalistes turcs, regroupés dans un parti qui prendra bientôt le nom de MHP205. Présentons cette nouvelle force politique en Turquie, qui entretient une relation particulièrement violente avec le nationalisme kurde.

Concentrons-nous sur Alparsan Türkeş, figure centrale de la droite ultra- nationaliste et artisan de l’intégration d’un discours panturc dans son kit idéologique à partir des années 1960. Né à Chypre en 1917 de parents originaires d’un village de Kayseri, en Anatolie centrale, il déménage à Istanbul à l’âge de 15 ans. À l’issue de ses études secondaires, il s’inscrit dans une école militaire d’où il sortira avec le rang de colonel. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il participe à de nombreuses manifestations anticommunistes, protestant contre les déplacements forcés de

203 Empruntant sa définition à Olivier Fillieule, je comprends la manifestation comme « une

occupation momentanée par plusieurs personnes d’un lieu ouvert public ou privé et qui comporte directement ou indirectement l’expression d’opinions politiques » (Fillieule, 1997 : 44).

204 Les dates exactes sont les suivantes : Silvan, 13 août 1967 (environ 10 000 personnes) ;

Diyarbakır, 3 septembre 1967 (environ 25 000 personnes) ; Siverek, 24 septembre 1967 ; Batman, 8 octobre 1967 ; Dersim [en turc, Tunceli], 15 octobre 1967 ; Ağrı, 22 octobre 1967 ; Ankara, 18 novembre 1967 (Cengiz, 2013 : 61).

205 Le MHP sera fondé par 14 militaires du Comité d’union nationale, comité à l’origine du

populations tatares en Russie. Il est de ceux qui enjoigirent Inönü de s’engager dans la guerre aux côtés de l’Allemagne nazie. Il semble d’ailleurs qu’à cette époque, il ait été surnommé le « Führer des panturcs » par Hitler lui-même. On le retrouve ensuite dans le comité de Sécurité nationale responsable du coup d’État de 1960, qui destitue le gouvernement civil et renverse le Parti démocrate. Tandis que des juristes universitaires rédigent la nouvelle Constitution, Türkeş est envoyé en exil par le général Gürsel. Lorsqu’il revient en Turquie quelques années plus tard, le pouvoir a été rendu aux civils : il décide de se lancer dans la vie politique en intégrant un parti politique déjà formé, le Parti républicain paysan national, Cumhuriyetçi Köylü Millet

Partisi, dont il prend rapidement le contrôle. Aux élections législatives de 1965, le

parti réalise un score de 2,24 %, lui permettant d’envoyer onze députés au Parlement (il arrive donc juste derrière le Parti des travailleurs de Turquie, TIP, que nous avons rencontré dans la partie précédente et auquel il est farouchement opposé).

Une des stratégies du mouvement panturc à cette époque est de se présenter comme le « cœur » du nationalisme turc : dans l’éditorial du premier numéro de la revue Otuken, dirigée par Nihal Atsız, on peut lire que le « panturquisme est le nom du nationalisme turc », « un synonyme d’aimer les Turcs » (Landau, 1995 : 130). Les publications ont un ton clairement anticommuniste, les « Turcs de l’extérieur » étant souvent définis comme des frères « captifs du communisme ». Des pratiques collboratives se mettent en place avec des panturcs en Asie centrale et en Europe : les articles des uns sont publiés dans les journaux des autres. En dehors des journaux, un réseau d’associations panturques se forme dans toute la Turquie, unies dans une organisation mère appelée Milliyetcile Birligi Fereasyonu (Fédération des unions du nationalisme). Lors du massacre de Turkmènes par les troupes kurdes de Barzani en Irak (1959), les réactions violentes des panturcs trouvèrent un écho dans la presse et au Parlement. C’est ainsi qu’un député demande au gouvernement s’il « pensait user de représailles contre les Kurdes de Turquie ». Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, cette déclaration entraîna une forte réaction de la part de la communauté nationaliste kurde (nous avions souligné l’importance de cette mobilisation pour l’avenir de la contestation kurde de Turquie).

C’est une nouvelle déclaration d’un ultra-nationaliste turc, Nihal Atsız, qui sera l’élément déclencheur des premières grandes manifestations populaires à l’Est de la

Turquie. Dans un article d’avril 1967, Nihal Atsız, pantouraniste convaincu, tient les propos suivants :

« S’ils insistent pour demeurer kurdes, s’ils veulent parler et publier dans leur langue primitive qui n’a [que] 4 000 mots, fonder un État, alors ils peuvent partir. Nous avons endeuillé cette terre en faisant couler le sang des Géorgiens, des Arméniens et des Grecs et en les exterminant [...] Qu’ils partent [les Kurdes] avant qu’ils ne causent des problèmes à la nation turque et avant qu’ils ne se fassent annihiler. Où ? Qu’ils partent aussi loin que leurs yeux peuvent voir et où ils le désirent, en Iran, au Pakistan, en Inde ou vers Barzani. Qu’ils fassent une demande aux Nations Unies pour un créer un État en Afrique » (Atsız, 1967, cité par Gündoğan, 2011 : 410).

L’auteur utilise bel et bien l’ethnonyme « kurde » à la place du syntagme en vigueur de « gens de l’Est ». Il invite ainsi les Kurdes à « partir » s’ils le désirent avant d’être « annihilés » comme le furent les Géorgiens, les Grecs et les Arméniens avant eux, et leur propose même quelques destinations.

Laissons de côté l’incroyable violence des propos tenus par Nihal Atsız car l’essentiel me semble ailleurs. Insistons : envisager l’élimination d’un peuple kurde revient de facto à postuler l’existence de ce peuple. « La catégorie nominale », nous dit Paul Siblot en s’appuyant sur les analyses de Benveniste, « postule l’existence de ce qu’elle nomme » (Siblot, 1997 : 46). Le nom, ajoute-t-il, donne à se représenter l’objet désigné comme « hors du temps, des personnes et de la circonstance » (ibid.). Si l’on reprend ces affirmations, on peut dire que l’utilisation du substantif « kurde » dans l’article cité précédemment implique deux choses : à la fois reconnaître leur existence dans le monde, et faire le postulat que cette existence est anhistorique et en quelque sorte essentielle.

Pour Bourdieu, les luttes à propos de l’identité ethnique ou régionale sont un cas particulier des luttes de classements. Luttes pour le monopole de faire voir et de faire croire, de faire connaître et de faire reconnaître. L’enjeu est d’imposer une définition légitime des divisions du monde social (Bourdieu, 1980 : 65). Bourdieu souligne également la propriété performatrice du langage :

« L’acte de catégorisation, lorsqu’il parvient à se faire connaître ou qu’il est exercé par une autorité reconnue, exerce par soi un pouvoir : les catégories “ethniques” ou “régionales”, comme les catégories de

parenté, instituent une réalité en usant du pouvoir de révélation et de construction exercé par l’objectivation dans le discours » (Bourdieu, 1980 : 65).

Le discours contribue bien à faire advenir ce qu’il énonce. Par le simple acte de dire le groupe, le groupe est. C’est ainsi que l’article de Nihal Atsız, qui fait usage de l’ethnonyme « kurde », fait advenir ce peuple kurde alors même que, nous l’avons vu, l’objet de l’article est de proposer son annihilation. La réaction sera immédiate.

En mai 1967, soit un mois après la publication de l’article, les 19 associations d’enseignement supérieur au sein desquelles militent des jeunes kurdes (Yilmaz : 2013 : 113) publient le communiqué suivant : « Qui chasse qui ? Allez-y si vous en avez le courage ! » (ibid.) Dans les mois qui suivent, des manifestations de protestation s’organisent au sein du réseau nationaliste. Mehdi Zana agrafe l’article de Nihal Atsız sur les tracts d’appel à la manifestation distribués dans les différentes villes du Sud-Est turc206. La chaîne événementielle est claire : l’article d’un ultra-nationaliste a été

déterminant pour déclencher le mouvement de mobilisation collectives de l’Est. En affirmant si violemment l’existence d’une frontière ethnique, Nihal Atsız incite finalement ceux qu’il voulait supprimer à se rendre non en Iran, en Inde ou au Pakistan, mais sur les places des grandes villes du Kurdistan turc. Reprenant cet acte de division du monde social, les manifestants ne défileront bientôt plus en tant que « gens de l’Est » mais en tant que « Kurdes ».

Azat Zana Gündoğan explique :

« Organisés comme des “manifestations de protestation contre le sous-développement de l’Est et du Sud anatolien”, les meetings de l’Est se distinguent par le fait qu’ils représentent l’apparition d’une nouvelle forme de contention avec les autorités centrales qui diverge de celles des périodes antérieures » (Gündoğan, 2011 : 390).

Les Meetings de l’Est sont organisés conjointement par les associations estudiantines, les membres du TIP et du PDKT. Parmi les figures importantes de l’organisation se trouvent Mehdi Zana, alors directeur de la branche TIP de Silvan ; Tarik Ziya Ecinki, secrétaire général du TIP et député pour la région de Diyarbakır ;

206 C’est aussi à cette époque qu’il commence à utiliser l’équivalent kurde de son nom turc,

Edip Karahan, éditeur de livres et de revues pro-kurdes ; Kemal Burkay, écrivain et organisateur du TIP dans les régions de l’Est ; et Sait Elçi, membre du PDKT.

Les demandes exprimées dans les manifestations portent essentiellement sur le développement social et économique de la région de l’Est. Le sociologue Ismail Beşikçi a établi une liste des différentes pancartes qu’on pouvait y voir, qui montre qu’à côté des revendications à caractère économique et social, l’arrêt de la répression en est un enjeu majeur.

· Civilisation pour l’Ouest, ignorance pour l’Est, pourquoi ?

· Compatriotes de l’Est, défends tes droits ; réclamer ses droits ne perturbe pas l’unité. · Notre but est de réaliser la fraternité, l’égalité et le bonheur.

· Le destin de l’Est est la faim, le chômage et le dédain. · L’Ouest est votre patrie, qu’en est-il de l’Est ?

· Des usines et des routes pour l’Ouest, des postes de police pour l’Est. · Des infrastructures pour l’Ouest, l’abus pour l’Est.

· Revenu national : Manisa 2350, Ağrı 500, Aydn 2500, Hakkâri 250 [livres turques]. · Nous voulons des mains tendues, pas des crosses de fusils.

· Réveillez-vous, compatriotes de l’Est !

· Les plans quinquennaux ne sont rien que des mensonges ! · Du pain dans mon ventre, une chemise sur mon dos.

· Nous ne sommes pas des séparatistes, nous voulons l’égalité. · L’Est n’est pas le lieu des exilés.

· Nous voulons des usines, pas des bazookas.

· Nous voulons des enseignants, pas des gendarmeries. · Nous voulons des écoles, pas des postes de police. · Ils ont des villas, nous avons des grottes.

· Nous nous tenons aux côtés de ceux qui luttent contre le fascisme et l’impérialisme. · Nous avons été leurrés à penser qu’il n’existe pas d’Est et d’Ouest.

· Arrêter le trio Agha, Cheikh, Comprador. · Où est la démocratie ?

· Ils coupent des rubans dans l’Ouest pendant qu’ils ferment des routes dans l’Est. · Tout le monde va sur la lune, les gens de l’Est y vont à pied !

· Nous avons les ressources, vous avez la vie. · L’Est est la honte de la Turquie du XXe siècle.

· Les gens de l’Est tirent en temps de guerre et se font tirer dessus en temps de paix. · Un jour, nous aurons des raisons de sourire.

· Voici qu’arrivent ceux qui vivent dans leurs tombes.

· J’écoute ; je résiste ; je m’accroche à mon droit et je le regagne.

· Mépriser les gens de l’Est revient à dynamiter les fondations de la Turquie.

· Mon ami, l’unité est seulement possible avec l’égalité.

Une deuxième vague de « Meetings de l’Est » a lieu en 1969, en réponse cette fois-ci à une volonté du gouvernement de modifier la Constitution de 1961 pour restreindre les libertés civiles (Yilmaz, 2013 : 113). C’est au cours de cette deuxième vague que l’on observe des glissements qualitatifs importants dans l’analyse du problème kurde : certains acteurs nationalistes délaissent le syntagme « gens de l’Est » pour l’ethnonyme « kurdes ». Le sous-développement du Kurdistan est décrit comme une stratégie coloniale de la Turquie. On dénonce la politique impérialiste de la Turquie : pourquoi les matières premières extraites du sous-sol du Kurdistan sont-elles transformées à l’Ouest du pays ? Pourquoi la région ne bénéficie-t-elle pas des retombées économiques de cette exploitation ? Autre changement discursif de taille : les grands propriétaires terriens kurdes sont accusés de collaborer avec l’État et d’exploiter les paysans, il faut venir à bout de ce système féodal qui asservit la population de cette région. Comment expliquer cette formulation soudainement marxiste et anticolonialiste du sous-développement du Kurdistan ?

Il est évident que la montée d’un discours marxisant pourrait être expliquée par l’industrialisation de la société, l’avènement de nouveaux rapports salariés de production, ou encore la politisation due à une participation syndicale élevée. Feroz Ahmad explique :

« À la fin des années 1960, l’économie turque était presque méconnaissable. Avant les années 1960, la Turquie était majoritairement agricole avec un petit secteur industriel dominé par l’État. À la fin de la décennie, un secteur industriel privé conséquent a émergé, de telle manière que la part de l’industrie dans le PIB avait presque égalé celle de l’agriculture, et la dépasse en 1973. Ceci s’accompagna d’une urbanisation rapide, les paysans affluant vers les petites et grandes villes pour chercher un emploi et des meilleures conditions de vie » (Ahmad, 200 3: 134).

Si tout ceci est valable dans une certaine mesure à l’Ouest, ce n’est pas le cas dans l’Est.

À titre d’exemple, la part de population active employée dans les industries manufacturières au Kurdistan reste très faible, comme le montre la carte suivante.

Légende : Part de la population active employée dans les industries manufactutières en 1960 .

Source : Bazin et De Tapia, 1997 : 124 . Cartes adaptées par Ö. Yilmaz et C. Fragnière à partir d’Isik, Sevket, “Turkiye de Kentlesme ve Kentlesme Modelleri” (Urbanisation and Urbanisation Models in Tukey). Ege Cograpya Dergisi (Aegean Geographical Journal), vol. 14, 2005, pp.69- 71

Les chiffres de la population active employée dans les secteurs secondaire et tertiaire étaient (et restent toujours) largement inférieurs à l’Est. Au Kurdistan, le secteur agricole continue de dominer l’économie et l’organisation de l’activité y est toujours majoritairement traditionnelle, gravitant autour des aghas. Les revendications formulées dans les Meetings de l’Est sont plutôt, nous l’avons vu, des aspirations à l’industrialisation et au développement économique. Pour comprendre la formulation soudainement marxiste du discours des nationalistes kurdes, il faut se pencher sur les mutations socio-économiques vécues par les régions de l’Est à partir des années 1950. Voici une première carte qui localise les villes de plus de 50 000 habitants en 1950.

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