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Renouvellement des élites existantes, émergence des classes moyennes et apparition de nouveaux antagonismes dans la société ottomane

et le début de l’invention de la tradition Newroz

B. Les réformes administratives de l’empire au XIX e siècle, l’exil des élites provinciales kurdes et l’apparition d’un discours sur la spécificité culturelle

3. Renouvellement des élites existantes, émergence des classes moyennes et apparition de nouveaux antagonismes dans la société ottomane

Commençons par dire que les réformes du cadastre entreprises dans le cadre des Tanzimat et des nouvelles réformes de 1856 n’ont pas mené à une démocratisation de l’accès à la terre, mais plutôt à un renforcement des notables locaux et à une nouvelle consolidation des élites locales. En effet, si cette politique connut quelque succès dans les villes, elle ne rapporta que de maigres résultats dans les campagnes (Shaw, 1975 : 422). Dans les faits, l’affermage perdure pendant de nombreuses années. Donald Quataert explique :

« Certains historiens pensent que [ce système] a persisté malgré les efforts de l’État d’imposer son contrôle et donc indique une centralisation défaillante. Mais d’autres pensent que c’est le résultat d’une volonté de partage du pouvoir entre les élites du centre et des provinces et constitue donc un indicateur de la nature du régime ottoman tardif » (Quataert, 2005 : 64).

Cette dernière perspective me semble plus probable, dans la mesure où la cohésion de l’État ottoman dépend largement des groupes sociaux dominants qui le composent : dans le contexte ottoman contemporain (intégrité territoriale menacée, interférence grandissante des puissances européennes dans ses affaires, difficultés financières, etc.) , il semblerait peu prudent de la part de l’État de vouloir remettre en cause les assises provinciales de son pouvoir. De surcroît, la rationalité qui guidait les réformes fiscales n’était pas l’égalitarisme social, mais bien celle de la rentabilité financière de l’opération pour le Trésor public. En ce sens, il est donc peu surprenant que, dans les régions où l’affermage a été concrètement aboli, ce soient les groupes sociaux dominants dans les villes comme dans les campagnes qui rachètent les terres à l’État (les élites provinciales, qui détiennent le capital économique nécessaire,

de tout temps et en la légitimité de ceux qui sont appelés à exercer l’autorité par ces moyens (domination traditionnelle). 3) Un caractère charismatique, [reposant] sur la soumission extraordinaire au caractère sacré, à la vertu héroïque ou à la valeur exemplaire d’une personne, ou encore [émanant] d’ordres révélés ou émis par celle-ci (domination charismatique) » (Weber, 1971 : 65).

parviennent à faire inscrire leur nom au cadastre parfois sur de très vastes étendues de terre). Du côté ottoman, cette pratique garantit et facilita la collecte de l’impôt (en comparaison d’une situation de morcellement infini des parcelles et leur attribution à des groupes sociaux inférieurs, au capital économique moindre). En somme, les mesures des Tanzimat ont certes démantelé des unités politiques importantes, comme c’est le cas dans les régions kurdes, mais elles n’ont pas provoqué une remise en cause généralisée du pouvoir des élites provinciales. De plus, celles-ci ont trouvé dans l’extension sans précédent de la bureaucratie ottomane de nouvelles modalités de reproduction de leur statut ou d’ascension sociale : en inscrivant leurs fils dans les nouvelles écoles administratives et militaires, elle s’assurent de ne pas rester sur le banc de touche des transformations profondes de l’empire45. Dans son ouvrage, Aux

origines du nationalisme albanais, Nathalie Clayer étudie les modalités de cette

reproduction dans plusieurs sancaks ottomans des Balkans et remarque que le niveau de qualification à la sortie des grandes écoles ottomanes est proportionnel au statut d’origine : les fils de bey, d’aghas ou d’oulémas réalisent de longues études et sortent très qualifiés du système scolaire. Ils intègrent plus facilement la haute administration ottomane, obtenant des postes prestigieux dans l’administration locale ou régionale (avec parfois des déplacements dans d’autres régions). À l’inverse, les fils des notables moins bien placés sur l’échelle sociale occupent des postes subalternes, moins prestigieux dans l’administration locale (Clayer, 2007 : 359). Les effectifs de cette dernière catégorie sont importants et, dans les faits, dépassent celle des hauts fonctionnaires : une « classe moyenne » serait donc née46 qui rivalise avec les groupes sociaux dominants, cumulant alors propriété foncière et titres universitaires (cumulant donc légitimité traditionnelle et légale). À côté de ces classes moyennes caractérisées par leur relation avec l’État central, il faut aussi noter la consolidation au cours du

XIXe siècle d’une bourgeoisie commerciale et financière qui se développe à mesure que

grandit l’interpénétration de l’économie ottomane et occidentale. Dans un article sur l’ascension de la bourgeoisie urbaine au Liban, Antoine Hokayem explique comment celle-ci est favorisée par la participation aux échanges internationaux qui se développent à mesure que les Occidentaux parviennent, en interprétant à leur avantage le texte des capitulations, à transformer les concessions volontaires faites par le sultan

45 Citons aussi les écoles de médecine et les écoles d’ingénieur.

46 Nathalie Clayer pointe l’hétérogénéité de cette classe sociale en précisant que les groupes

en « droits inaliénables dont le champ d'application s'élargissait sans cesse » (Hokayem, 1992 : 207). Si ces nouvelles classes partagent un certain capital social et économique, elles sont cependant divisées par des lignes de fracture qui finiront par fournir un cadre idéal pour l’expression de leur antagonisme. En effet, la bourgeoisie commerçante de la fin du XIXe siècle ottoman est principalement (mais pas

uniquement, précisons-le) constituée par les minorités non musulmanes qui se spécialisent progressivement dans l’import-export et le capitalisme financier, dominant donc les secteurs du commerce et de l’industrie47. Ces antagonismes expliquent en partie le glissement progressif de la philosophie politique qui a forgé le terme d’ottomanisme : à mesure qu’on avance dans le XIXe siècle, celui-ci se teinte de plus en

plus de références à l’islamité. On observe ce glissement particulièrement chez une partie de la nouvelle génération de réformateurs formés dans les écoles Tanzimat sur laquelle nous allons désormais revenir.

Hamit Bozarslan explique :

« Les réformateurs voyaient dans les écoles militaires et civiles “à la française”, dont la fameuse Mülkiye (École d’administration), le pilier central d’une nouvelle bureaucratie fidèle et efficace. Le résultat fut l’émergence d’une intelligentsia très différente des alims [savants] ottomans : en rupture avec le Palais, elle fut plus attirée par l’action révolutionnaire que par le devoir d’obéissance et, comme le dit Cemil Meriç, s’attacha plus à l’idée de “progrès” qu’à celle de l’“ordre” » (Bozarslan, 2004 : 7).

Nourri par la philosophie politique européenne, largement initié à la franc- maçonnerie, un nouveau groupe social se constitue donc, au sein duquel apparaîtra une force d’opposition : « les Jeunes Ottomans ». S’inspirant du modèle italien des Carbonaris, les Jeunes Ottomans48 se constituent en société secrète en 1867. La lutte

contre l’absolutisme doit passer par l’adoption d’une Constitution, portée par les mots

47 Antoine Hokayem écrit : « À la veille de la Première Guerre mondiale, 75 % du capital

investi dans le dernier de ces deux secteurs appartenait à des minoritaires ottomans. Le reste, soit 25 %, se répartissait entre les Turcs et les étrangers » (Hokayem, 1992 : 206, s’appuyant sur Mantran, 1989 : 552-553).

48 Le nom que se donne ce groupe est par ailleurs révélateur d’un certain changement social : il

marque l’émergence d’une jeunesse éduquée issue des classes dominantes et désirant disputer une place dans l’arène politique. François Georgeon explique : « Le nouveau système de formation des élites par l’école, fondé sur la compétence et le mérite, commence à entrer en conflit avec le système traditionnel, reposant sur l’apprentissage, l’expérience, mais aussi les relations d’influence, le népotisme, le favoritisme » (Georgeon, 2003 : 230).

d’ordre de « Patrie » (Vatan) et de « Liberté » (Hürriyet). L’arrivée au pouvoir du sultan Abdulhamid crée un climat politique favorable et exauce leurs vœux : le passage à une monarchie constitutionnelle a lieu en 1876. L’article 8 de la Constitution stipule que « tous les sujets de l’empire sont indistinctement appelés Ottomans, quelle que soit la religion qu’ils professent ». Ainsi, tous les sujets sont considérés comme citoyens et disposent des mêmes droits et libertés (égalité devant la loi, liberté individuelle, droit de propriété, sûreté, droit d’association, liberté de la presse, liberté de l’enseignement et égalité d’accès aux fonctions publiques). Cette Constitution marque une rupture fondamentale avec le despotisme ottoman : le sujet devient citoyen ottoman et la « nation ottomane », dont les contours n’avaient été que vaguement esquissés, est de nouveau convoquée sur la scène historique. La mise en place du Parlement apporte bien sûr de nouvelles opportunités d’intégration dans le jeu politique, par l’accès de fonctionnaires aux postes représentatifs de leur région.

4. Un ottomanisme teinté d’islamisme : patriotisme d’État et

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