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La consolidation du nationalisme turc dans la seconde période constitutionnelle ottomane et l’apparition de la première « société kurde »

et le début de l’invention de la tradition Newroz

B. Les réformes administratives de l’empire au XIX e siècle, l’exil des élites provinciales kurdes et l’apparition d’un discours sur la spécificité culturelle

5. La consolidation du nationalisme turc dans la seconde période constitutionnelle ottomane et l’apparition de la première « société kurde »

Deux ans après l’adoption de la Constitution, le sultan la suspend et dissout le Parlement. Ce virage despotique est bien sûr fustigé par l’élite bureaucratique et miliaire issue des réformes de Tanzimat et originaire des différentes provinces de l’empire. Au tournant du siècle, apparaît alors sur la scène politique un nouveau groupe. Hamit Bozarslan explique :

« Dès 1895, une opposition, qui allait être connue en Europe sous l’appellation “jeune turque”, commença à se former. Durant plus de deux décennies, elle fut plus une mouvance, divisée entre de multiples factions, qu’une réelle menace pour le Palais. Les opposants, en effet, se trouvaient essentiellement à Paris ou dans d’autres villes européennes (voire en Égypte) et, malgré l’admiration qu’ils suscitaient au sein de l’intelligentsia militaire et civile, ne disposaient que d’une manœuvre étroite à l’intérieur de l’empire » (Bozarslan, 2004a : 10).

Quelques années plus tard, Damad Mahmud Celâleddin, beau frère du sultan,

s’exile avec deux de ses fils et rejoint le mouvement d’opposition53. Il lui apporte à la

fois le prestige de sa position sociale et des ressources financières qui faisaient jusqu’alors défaut (Georgeon, 2003). Son fils, Prince Sabahaddin, sera amené à jouer un rôle central dans l’opposition au sultan, puis dans l’opposition, au comité Union et Progrès après sa prise du pouvoir en 190854.

53 Damad Mahmud Celâleddin est un haut fonctionnaire ottoman marié à une des sœurs du

sultan Abdullhamid. Le motif de la rupture avec le sultan serait, pour François Georgeon, d’ordre économique. Proche des diplomates britanniques, Celâleddin soutient la concession du projet de chemin de fer vers le golfe Persique aux Britanniques, mais le sultan l’attribue au groupe rival de la Deutsche Bank en novembre 1899. Furieux, Celâleddin s’exile et rejoint l’opposition (Georgeon, 2003). Il sera particulièrement surveillé par les services de renseignements du sultan (Gürpinar, 2014 : 151).

54 Le Prince Sabahaddin crée l’« Organisation de l’initiative privée et de la décentralisation » et

Le sultan, inquiet de la tournure des événements, cherche à amadouer les membres de l’opposition en leur proposant promotions et distinctions honorifiques. En parallèle, il mène une campagne de répression brutale à leur égard55. Une censure drastique s’abat sur la vie intellectuelle, d’une manière inédite : les publications des Jeunes Ottomans et des Jeunes Turcs sont interdites et, dans les écoles où le français est enseigné, les mots « république » et « liberté » sont rayés des dictionnaires56. Dans l’empire, la fin du siècle est notamment marquée par différents épisodes de violence généralisée en Anatolie du Sud-Est où les populations chrétiennes, en particulier arméniennes, sont prises comme cibles. Outre les cheikhs, différents segments de la société kurde de cette fin de siècle sont hostiles aux communautés chrétiennes qui bénéficient de mesures spéciales (exemption du service militaire, écoles particulières, etc.). L’arrivée massive en Anatolie de populations musulmanes en provenance des Balkans et du Caucase57 (ces derniers désignés par le terme muhadjir qui signifie « immigrés ») contribue à renforcer l’animosité ambiante à l’égard des communautés chrétiennes. Les conditions de vie de la paysannerie arménienne se sont progressivement détériorées au cours du XIXe siècle, notamment parce qu’elles sont

soumises à de lourdes taxations de l’État mais aussi des chefs des tribus kurdes (et arméniennes, précisons-le). Ces conditions difficiles, dénoncées par les franges les plus aisées de la population, deviennent la base des revendications de mouvements

l’opposition anti-hamidienne mais s’oppose de manière de plus en plus évidente au comité Union et progrès.

55 La répression de 1897 à l’encontre des étudiants de l’École militaire d’Istanbul est un bon

exemple de cette campagne répressive, qui va contraindre certains membres des Jeunes-Turcs à l’exil. Beaucoup se réfugient à Paris, où ils fondent de nouvelles branches qui s’ajoutent à celles d’Égypte, de Roumanie, de Grande-Bretagne ou encore de Suisse.

56 François Georgeon revient sur cette censure avec pour angle d’approche les éditions du

dictionnaire franco-turc. Il écrit : « La censure atteint des sommets, l’autocensure aussi. Les journaux se fabriquent des listes de mots et d’expressions à éviter pour ne pas subir les foudres de la censure. Quels sont ces mots interdits ? Les éditions successives d’un dictionnaire, le Dictionnaire français-turc du lexicographe d’origine albanaise Sami Bey très connu à l’époque, il était utilisé par tous les jeunes Ottomans qui apprenaient le français à l’école –, permettent de le préciser. La première édition, parue en 1882, semble n’avoir subi aucune censure : on y trouve les termes plus “sensibles” avec leurs équivalents ottomans, tels que “anarchie”, “communisme”, “démocratie”, “république”. Ces termes ont déjà disparu en 1898, dans la deuxième édition, même s’il reste dans celle-ci une bonne dose de vocabulaire politique comme “despote”, “liberté”, “constitution”, “parlement”, “révolution”, “socialisme”, “terrorisme”, “tyran”. Aucune de ces entrées ne figure plus dans les éditions suivantes, en 1901 et en 1905. La “révolution” n’y est plus qu’astronomique, et “tyran” ne désigne plus qu’un oiseau d’Amérique » (Georgeon, 2003).

57 À ce sujet, voir l’ouvrage de Mc Carthy, « Death and exil : the ethnic cleansing of Ottoman

politiques structurés58. Dans un ouvrage récent, l’historien Raymond Kevorkian explique :

« Les premiers mouvements politiques arméniens sont nés de ce terreau de pression foncière mais aussi de pratiques quotidiennes de la violence. Ils ont été d’abord locaux, comme le mouvement Armenakan à Van (1885), puis plus radicaux, d’inspiration révolutionnaire et socialiste, comme le parti social-démocrate Hentchak (1887) et la Fédération révolutionnaire arménienne ou Dachnaksoutiun (1890) » (Kevorkian, 2015).

En septembre 1895, une manifestation est organisée à Istanbul par le parti Hintchak pour protester contre les nombreuses violences perpétrées en Anatolie et demander la consolidation des mesures de protection des Arméniens par l’adoption de nouvelles réformes. La répression féroce de cette manifestation déclenche la désapprobation sévère des puissances occidentales, qui force la main au sultan. Selon François Georgeon, c’est l’annonce de l’adoption de ces nouvelles mesures qui marque le début des massacres généralisés des populations arméniennes (et assyriennes) dans les campagnes, comme dans les villes comme Diyarbakır et Erzurum59, massacres qui feront plusieurs dizaines de milliers de victimes60. Les activistes du mouvement arménien, divisés par des lignes idéologiques et opposés sur la stratégie à mener, renouvelleront leur opposition au sultan et intègreront progressivement – quoique de manière assez critique – les Jeunes Turcs, même si, pour des questions stratégiques, ceux-ci sont dans un premier temps plus proches de la faction menée par le Prince Sabahaddin.

L’activité du groupe « Jeune Turcs » se limite dans un premier temps à des campagnes de presse anti-hamidiennes, mais en 1906, son organe principal, le comité Union et Progrès (ci-après CUP), devient un organisme structuré et efficacerecrutant principalement chez les officiers et les soldats des armées ottomanes. Une mutinerie des officiers contraint le sultan à rétablir la Constitution qu’il avait suspendue au début

58 Rappelons ici qu’environ 75 % des Arméniens de l’empire vivent alors dans cette région de

l’Anatolie.

59 À ce sujet, voir l’article de Jelle Verheij, « Diyarbakır and the Armenian crisis of 1895 »

(Verheij, 2012).

60 Akgündüz écrit : « Le fait que ces pogroms se soient propagés comme des épidémies et la

participation d’officiels locaux dans l’agitation indiquent un certain degré d’organisation, mais il est difficile de prouver que le gouvernement central les ait initiés » (Akgündüz, 2012 : 259).

de son règne : le retour à la monarchie constitutionnelle est annoncé. Le CUP arrive donc au pouvoir, à la suite de ce que l’on appellera « la révolution Jeune Turque », saluée par beaucoup en Europe comme la « révolution orientale » ou la « deuxième Révolution française »61. Précisons que ces derniers développements sont perçus de

manière ambivalente en particulier par les Britanniques, inquiets de l’avènement d’un « précédent » turc qui pourrait servir d’exemple aux colonies62.

L’installation d’un Parlement à Istanbul représente une opportunité majeure pour les notables des provinces qui désirent se poser en représentants reconnus du groupe. On retrouve dans les élections parlementaires en Macédoine ottomane les différentes factions nationalistes actives. Ici, le CUP choisit de s’allier avec les partis minoritaires afin de bloquer l’accès à la députation des partis nationalistes majoritaires, optant aussi parfois pour la création d’alliance mixtes rassemblant divers groupes nationaux et diminuant le pouvoir de chacun63. En Anatolie, les postes de députés reviennent aux plus hauts fonctionnaires issus des classes dominantes de la société locale, caractérisées comme nous l’avons vu par la propriété foncière, l’intégration dans l’administration et, de plus en plus, l’activité commerciale. À Diyarbakır, par exemple, ce sont surtout les membres des grandes familles proches du CUP (parfois actifs dans sa fondation) qui se font élire au Parlement64, sur fond de conflits liés à la possession de la terre, conflits dont ils sont parfois responsables65. Bien sûr, les

61 Il faut néanmoins être attentif aux différences radicales qui caractérisent les deux processus.

Hamit Bozarslan insiste : « L’objectif principal des Jeunes Turcs ne fut pas la Liberté, mais sauver l’État, et ajoutons-le, la turcité. C’est cet objectif qui rend extrêmement difficile une comparaison entre les expériences de 1789 et 1908 » (Bozarslan, 1989 : 160).

62 Sir Edward Grey, ministre anglais des Affaires étrangères, écrit ainsi à l’ambassadeur anglais

de Constantinople : « Si la Turquie établit réellement une Constitution, parvient à la garder debout et devient ainsi plus forte, les conséquences seraient bien plus grandes qu’aucun de nous ne peut pour le moment prévoir. Ses effets en Égypte seront immenses et ils se feront également sentir en Inde. Jusqu’à maintenant, partout où nous avons eu des sujets du Mahomet, nous avons pu leur dire que les sujets gouvernés par le chef de leur religion étaient sous un despotisme malveillant ; alors que nos sujets étaient sous un despotisme bienveillant […] mais si maintenant la Turquie établit un Parlement et améliore son gouvernement, alors la demande pour une Constitution en Égypte gagnera une grande force et notre capacité à y résister sera fortement diminuée » Ce texte est tiré d’une lettre personnelle datée du 31/07/1908, citée par Kostopoulos, 2012 : 10.

63 À ce sujet, voir l’article de Tassos Kostopoulos, « Entre vote et marchandage, partis

nationaux et groupes ethniques aux élections parlementaires de 1908 » (Kastopoulos, 2012).

64 À ce sujet, voir l’article de Joost Jongerden, « Elite encounters of a violent kind, Milli

İbrahim Paşa, Ziya Gökalp and Political Struggle in Diyarbekir at the Turn of the 20th Century » (Jongerden, 2012).

65 Pour une analyse des conflits autour de la terre dans la région de Diyarbakır, voir l’article de

stratégies et positionnements sont multiples : si certains notables locaux sont motivés à s’affilier au CUP par conviction politique, et dans le but de rétablir la monarchie constitutionnelle, d’autres ne cherchent qu’à préserver leur pouvoir et les avantages qu’ils trouvent à se placer du côté des gouvernants. D’autres encore sont surtout séduits par le discours sur la décentralisation du Prince Sabahaddin, car celle-ci était synonyme d’une plus vaste délégation du pouvoir central vers les élites locales, et donc, ici aussi, d’une consolidation de leur pouvoir.

Avant d’aborder la création de la première « organisation kurde », il est nécessaire de revenir sur d’importantes modifications idéologiques survenues au sein du CUP sous l’influence des idées d’intellectuels tatars exilés de Russie, qui tendent à promouvoir progressivement l’idée de la « nation turque », aux dépens de la « nation ottomane ». L’Empire ottoman de la fin du XIXe siècle connaît une véritable

effervescence intellectuelle et politique : l’idée d’une fraternité entre tous les peuples turcs du monde y trouvera sa place66. L’édition turque du livre de Léon Cahun,

Introduction à l’histoire de l’Asie. Turcs et Mongols des origines à 1405, publié en

1896, connaîtra un franc succès parmi les élites intellectuelles de l’empire et deviendra une source d’inspiration pour la constitution d’un discours glorificateur sur les Turcs. L’activisme contemporain de Gaspirali en Crimée et au Turkestan recevra aussi beaucoup d’attention67. Certains Tatars pourfendeurs de cette union sont déjà actifs à Istanbul. C’est le cas notamment de Yusuf Akçura68. Né en Crimée, il émigre à Istanbul alors qu’il est encore enfant et y intègre la prestigieuse école

Empire : Land disputes in the peasants petition in post-revolutionary Diyarbekir » (Özok- Gündoğan, 2012).

66 Voir l’article de François Georgeon, « La montée du nationalisme turc dans l'État ottoman

(1908-1914). Bilan et perspectives » (Georgeon, 1988).

67 Ismail Gaspirali est le premier idéologue du panturquisme. Né en Crimée, Gaspirali

(Gasprinski en russe) devient proviseur d’un établissement scolaire puis maire d’une petite ville. Cette fonction lui permet de mettre en place quelques réformes de l’enseignement en faveur de la langue tatare. Son journal, Tercuman, est diffusé à partir de 1883 dans l’Empire ottoman et en Asie centrale, et influencera de nombreux intellectuels (Copeaux, 1996 : 225). Le journal, qui s’adresse à l’ensemble des populations turcophones, a pour slogan Dilde,

fikirde, birlik, soit « l’unité dans la langue, la pensée et l’action ». Dans les faits cependant, le

turc utilisé dans le journal est très proche du turc de l’Empire ottoman, mais demeure difficilement compréhensible au Turkestan. Les premières idées panturques pénètrent donc l’empire dès 1883.

68 Pour une analyse détaillée du rôle de Yusuf Akçura dans la formation du nationalisme turc,

militaire Harbiye Mektebi (la même que fréquentent les fils des élites provinciales kurdes mentionnées dans la première partie de ce travail). Ses activités politiques lui vaudront d’être envoyé en exil avant d’avoir terminé ses études. À Paris, il participe au mouvement d’opposition au sultan avant de gagner la Russie où il assiste aux différents « congrès des musulmans de Russie ». Il y prononcera un discours resté célèbre, « Les trois sociétés », dans lequel il propose à l’Empire ottoman d’adopter un discours panturc clair. Poursuivi par le régime tsariste pour « violations des lois de la presse », Yusuf Akçura passe dans l’Empire ottoman, où le CUP est au pouvoir après la révolution Jeunes-Turcs de 1908. Gaspirali et Akçura fondent des revues et publient dans les tribunes habituelles des intellectuels ottomans69 : dans cette phase cruciale pour l’avenir du nationalisme turc, l’idéal panturc a le vent en poupe. En 1911, Ziya Gökalp, un des principaux théoriciens du nationalisme turc (originaire de Diyarbakır), écrivait dans la revue Genç Kalemler de Salonique :

« La patrie des Turcs, ce n’est ni la Turquie, ni le Turkestan : mais une terre vaste et immortelle, le Touran » (Gokalp, Genç Kalemler, 1911, cité par Georgeon, 1988 : 38).

L’idée du Touran comme vaste terre immortelle des Turcs est très populaire. Alors que les armées ottomanes sont défaites dans les batailles résultant directement des aspirations nationales dans les Balkans et que le nationalisme arabe se consolide, l’idée de regarder vers l’est et de déplacer la focale sur une grande nation turque gagne du terrain. Les termes de turcité et de panturcité commencent à être utilisés de manière interchangeable70. Le discours intitulé « Les Turcs à la recherche d’une âme nationale », écrit par l’idéologue Jeune-Turc Tekin Alp représente une source privilégiée pour observer le rôle joué par le panturquisme dans la « régénération de l’âme turque ». On peut y lire :

« Les Turcs ont enfin trouvé une âme nationale. Le domaine de leurs recherches et de leurs expériences est allé en se rétrécissant. Après

69 Pour une analyse de la revue Türk Yurdu, voir Dumont, (Dumont, 1974).

70 Selon Landau, la proximité phonologique entre ces termes facilite d’autant plus ce

glissement : turcité se prononce « Türkülük » et panturcité : « Türkçülük » (Landau, 1995 : 34). Pour une exploration plus approfondie de la diffusion du panturquisme dans l’Empire Ottoman, voir le chapitre « Pan-Turkism in the Ottoman Empire : Genesis and flowering », de l’ouvrgae de Jacob M. Landau (Landau, 1995 : 29-73).

avoir, au début, englobé tous les éléments de l’empire, sans distinction de confession, de race ni de langue avec l’ottomanisme, il s’est circonscrit aux seules populations musulmanes, avec l’ottomanisme renforcé de panislamisme ; et en dernier lieu, se rapetissant encore, il s’est vu limité au turquisme, étayé par le panturquisme du Turk Yurdu. Désormais, le tourbillon turquiste entraîne tous les Turcs de l’empire. On ne lui résiste plus. Les fonctionnaires, du haut en bas de l’échelle hiérarchique, les hommes d’État, les riches beys, la jeunesse des écoles, tout ce qui dans le pays compte, pense, agit est gagné à la cause du Yeni Hayat » (Tekin Alp, “Les Turcs à la recherche d’une âme nationale”, Mercure de France, 1912 : 703).

Le « tourbillon turquiste » a donc touché « tout ce qui compte dans ce pays » et les Turcs se sont « enfin trouvé une âme nationale », après avoir considéré l’ottomanisme et « l’ottomanisme teinté d’islamisme ». Plus qu’un projet immédiat du nationalisme turc, le panturquisme est décrit ici comme « une exagération d’un sentiment national fort légitime » qui constitue « un programme maximum » : il permet « d’orienter les efforts vers un but déterminé et en cela il est très utile ». On note une hiérarchisation des projets : d’abord le sentiment national turc dans l’Empire ottoman et ensuite le projet plus vaste de rassembler tous les Turcs dans une grande nation. Rappelons cependant avec Jean-François Bayart que ce nationalisme turc sera progressif :

« La Révolution de 1908 elle-même n’a pas été à proprement parler une mobilisation nationaliste. Ceux que l’on a malencontreusement appelés “Jeunes Turcs” en Occident étaient en réalité des libéraux constitutionnalistes, s’inscrivant dans la continuité des Jeunes Ottomans de 1876 et comprenant dans leurs rangs de nombreux Arabes, Albanais, Juifs et même, les premières années, des Arméniens et des Grecs. Le comité Union et Progrès, loin de mettre en œuvre une politique de “turquification” de l’empire, comme on l’en a rétrospectivement accusé, est resté fidèle à une conception supranationale de l’ottomanisme, y compris lorsque ses principaux leaders ont instauré une dictature en 1913. Simplement la perte des provinces balkaniques et la dissidence de plus en plus patente des élites arméniennes l’ont amené à voir dans l’islam un pilier essentiel de l’unité de l’empire, certains évoquant le modèle austro-hongrois pour envisager un ensemble arabo-turc dont la capitale aurait pu être Alep, à l’abri de la menace militaire étrangère » (Bayart, 2005 : 142).

Si le discours d’une partie de l’intelligentsia glisse vers le panturquisme, l’ottomanisme est cependant toujours « officiellement » d’actualité au lendemain de la révolution Jeunes-Turcs.

C’est dans ce cadre particulier, quelques mois après la révolution Jeunes-Turcs, que sont déposés les statuts officiels de la Kurd Teavun ve Teraqqi Jamiyati, « Société kurde pour l’aide mutuelle et le progrès » (ci-après KTTJ). Cette société reflète une nouvelle configuration du mouvement nationaliste kurde : à l’inverse du journal

Kurdistan qui avait été en grande partie le fruit du travail de la famille Bedir Khan,

cette organisation rassemble plusieurs familles influentes du Kurdistan. Les conditions d’accès à la société sont intéressantes : résider à Istanbul et savoir lire et écrire en turc. Ceci révèle, selon Özoğlu, la volonté d’attirer des individus intégrés dans le paysage intellectuel ottoman (Özoğlu, 2004 : 79). Des sous-sections sont ouvertes au Kurdistan, notamment à Bitlis, Muş, Diyarbakır, Mossoul et Erzurum (Yilmaz, 2013 : 36). Penchons-nous sur le profil de ses trois membres fondateurs, en nous basant principalement sur l’ouvrage de Hakan Özoğlu (Özoğlu, 2004).

Emin Ali Bedir Khan, fils de l’émir Bedir Khan, naît au cours de l’exil de son père en Crète. Il étudie le droit à Istanbul et devient procureur puis juge à Adana, Selanik, Ankara et Konya. Accusé d’avoir participé au meurtre d’un pacha maire d’Istanbul, il est contraint à l’exil en 1906 par le sultan Abdulhamid, exil dont il ne reviendra qu’après la révolution Jeunes-Turcs et la prise de pouvoir du comité Union et Progrès. Le deuxième membre fondateur est Mehmet Serif Pasha, né à Istanbul en

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