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La transformation du nouvel an Newroz en « fête révolutionnaire »

A. La construction symbolique partagée d’une « différence à l’Est » : réflexion sur les processus d’établissement de la frontière ethnique entre

1. Formation du nationalisme turc

Après la création de la République turque, Mustafa Kemal et les intellectuels nationalistes s’engagent sur le chemin déjà débroussaillé par les mouvements nationalistes européens du XIXe siècle, et en suivent scrupuleusement la « check-list »

identitaire (Thiesse, 2000 : 59). En 1925, Ismet Inönü, alors Premier ministre de Mustafa Kemal, déclarait à un diplomate britannique :

« Nous sommes franchement nationalistes et le nationalisme est notre facteur de cohésion. Devant la majorité turque, les autres éléments n’ont aucune sorte d’influence. Nous devons à tout prix turquifier les habitants de notre pays. Nous allons annihiler ceux qui s’opposent aux Turcs et au turquisme. Ce que nous recherchons chez ceux qui veulent servir le pays, c’est avant tout d’être Turcs et d’être turquistes » (Bozarslan, 2004 : 36).

Avec la création de la République turque et afin de réaliser le programme édicté précédemment, une relation toute nouvelle entre l’État et l’individu se construit et tranche avec le lien qui, jusqu’ici, unissait les populations au pouvoir en place. La « réforme des anthroponymes » qui enjoint chaque citoyen à porter un nom de famille incarne parfaitement cette nouvelle relation. Cette réforme est présentée comme la réhabilitation d’une coutume oubliée, d’un patrimoine ancestral : « La réforme n’est qu’un retour aux origines après une longue période d’amnésie onomastique et la paysannerie anatolienne endosse à nouveau son rôle de réservoir de la turcité éternelle160 » (Szurek, 2013). Les autorités invitent les Turcs à se choisir un patronyme. L’espace des possibles a toutefois été balisé et le port d’un nom de famille « qui comprendrait des suffixes ou des mots impliquant l’idée d’une autre nationalité » (ibid. : 24) est interdit. On peut penser que cette réforme n’a pas d’effets significatifs sur la vie quotidienne des populations rurales sans grands contacts avec la bureaucratie, mais rappelons avec Emmanuel Szurek que les catégories linguistiques sont aussi des catégories de pratiques, « des praxèmes dont la manipulation affecte notre vision du monde social autant que celle-ci se réfracte en eux » (Siblot, 1999 : 29, cité par Szurek, 2013 : 36). C’est dans cette effervescence onomastique que Mustafa Kemal se choisira le nom « Atatürk », soit « père des Turcs ».

L’entreprise de turquisation des Turcs passe par un travail de réécriture de l’histoire. La Türk Tarihinin Ana161, « thèse d’histoire turque », publiée en 1931, présente la nouvelle mythologie nationale : les ancêtres des Turcs sont les « Turcs anciens des steppes », Turcs « originaux » et « purs » vivant dans l’Ergenokon. Grâce à leur migration vers l’Anatolie, ils ont apporté la « civilisation » à la Chine, l’Inde, la Perse, la Mésopotamie et l’Égypte ancienne. Le passé ottoman est une phase obscure de l’histoire qui a conduit à la « dégénérescence » du peuple turc et lui a fait oublier ses véritables origines et sa splendeur passée. La mission de la République est donc de rétablir cette « turquité ancestrale ». Ainsi, le kémalisme se propose de réaliser un saut entre l’Ergenokon, conçu comme l’âge d’or de la turquité, et la République,

160 Emmanuel Szorek précise que cet oubli onomastique ne concerne que les intellectuels des

villes puisque les véritables paysans ont toujours gardé leur nom. Il cite une publication de Rıza Nour datant de 1935 dans la Revue de turcologie : « On croit généralement que les Turcs n’ont pas de noms de famille. C’est une erreur. Les anciens Turcs en avaient, et actuellement les paysans et les citadins d’Anatolie les ont encore. Seuls les habitants d’Istanbul oublièrent les leurs et les intellectuels de la Turquie, suivant leur exemple, les négligèrent » (Nour, 1935 : 65, cité par Szorek, 2013 : 23)

« annonciatrice d’un avenir radieux » (Bozarslan, 2004 : 20). Dans cette entreprise, il est parfois nécessaire de « moderniser » les anciens éléments afin d’aider la nouvelle nation turque à se hisser au niveau des autres nations.

La langue devient l’objet de toutes les attentions. En 1928, la « Révolution de l’alphabet » destitue l’alphabet arabe dont l’usage est désormais interdit et installe à sa place l’alphabet latin. Quelques années plus tard, la Société pour l’étude de la langue turque voit le jour lors du premier congrès linguistique de Turquie. Sa tâche est de nationaliser la langue en la purgeant des influences extérieures. De nombreux mots d’origine arabe ou persane (et donc étrangers au génie de la langue nationale turque) sont écartés et des mots anciens tombés en désuétude réhabilités : le résultat de cette entreprise d’épuration est une langue presque incompréhensible. Devant l’incompréhension générale de cette langue cryptique, dans laquelle Atatürk donnera tout de même quelques discours (Zurcher, 1984 : 84)162, le projet de purification de la langue est remplacé par la Günes Dil Teorisi, « la théorie de la langue soleil » qui postule que toutes les langues dérivent du turc. Puisque tous les mots dérivent du turc, il n’est plus nécessaire de purifier la langue…

Le « génie du Turc » s’exprime aussi dans le folklore : les danses, la musique, les contes et légendes. Comme les Turcs avaient été spoliés durant l’époque ottomane, il fallait faire un tri au sein des éléments culturels observables et distinguer entre les éléments réellement turcs et les autres. Ces éléments de folklore turc « purs »,devaient ensuite, dans certains cas, être occidentalisés. La nouvelle République turque crée alors un système d’enseignement unifié et rend la scolarisation en école primaire obligatoire. Ces écoles seront le principal pilier de la diffusion de cette nouvelle « haute culture » nationale. Des milliers d’écoles quadrillent le territoire, encadrant de près les enfants de la nouvelle nation turque163. Les adultes sont énergiquement invités à participer aux activités des « Maisons du Peuple » massivement subventionnées par l’État et dans lesquelles ils suivent des cours d’alphabétisation, apprennent la nouvelle mythologie nationale turque ainsi que l’ensemble des nouvelles « attitudes » qu’ils se doivent désormais d’adopter. Il faut comprendre que la modification du lien qui unit l’individu à l’État s’accompagne d’un remaniement profond de la relation que les individus

162 Erik Jan Zurcher rappelle que cette théorie est tombée doucement dans l’oubli à partir de

1938 et explique : « De nos jours, la théorie est considérée avec un peu d’embarras et elle est présentée comme un épisode historique curieux » (Zurcher, 1984 : 84).

163 Le taux d’alphabétisation croit régulièrement au niveau national, comme l’indique le

doivent entretenir entre eux, et envers leur propre corps. L’inégalité entre les hommes et les femmes, vue comme une marque de l’obscurantisme de la société, est remise en cause : la femme doit être considérée comme l’égale de l’homme. La polygamie est interdite, de même que le port du fez, et on « suggère » aux femmes de ne plus porter le voile. Les hommes et les femmes qui sont désormais invités à se considérer comme Turcs doivent adopter l’ensemble de ces nouvelles attitudes.

Posons maintenant la question centrale de la relation de ce nouvel État avec l’islam. Dans les faits, la laïcité de Mustafa Kemal ne décrit pas une séparation nette des sphères politiques et religieuses, mais plutôt une mainmise de l’État sur les affaires religieuses. La « Direction des affaires religieuses », institution publique dont le directeur est nommé par le président de la République, administre les affaires internes du culte : la nomination du clergé, le contenu des prêches, les pèlerinages à La Mecque. L’appel à la prière et le prêche doivent se faire en turc et non plus en arabe, et le jour de repos hebdomadaire passe du vendredi au dimanche. Les écoles coraniques sont fermées et les medrese passent du contrôle des oulémas à celui du ministère de l’Éducation nationale. Comme le résume fort bien Élise Massicard : « Producteur de normes religieuses qu’il essaye d’imposer à la société, l’État turc se veut titulaire exclusif des affaires religieuses. » (Massicard, 2005 : 21) Le sunnisme hanéfite sera désigné comme la « confession officielle par défaut » (Bozarslan, 1994 : 225, cité par Massicard, ibid. : 23) et intégré dans l’appareil idéologique de l’État « à l’exclusion de tendances plus hétérodoxes : les alévis, les chaféites kurdes, certaines confréries plus mystiques mais moins ritualistes » (Abel, 1995 : 39, cité par Massicard,

ibid. : 123). Ainsi, « loin de signifier l’équidistance de l’État par rapport aux

différentes confessions, la laïcité devint le mode de régulation de l’islam par un pouvoir qui assumait son islamité exclusive » (Bozarslan, 2005 : 47). Le kémalisme déclare le soufisme « hérétique », et reste méfiant à l’égard des grandes confréries (tarikat) comme de l’islam chaféite pratiqué par la majorité de la population de l’Est. Les seuls imams financés par l’État sont ceux qui prêchent dans la tradition hanéfite : les communautés de croyants doivent accepter ce courant pour bénéficier des financements publics. L’islam devient donc un trait de l’identité turque et le discours sur l’homogénéité musulmane de la nation est rendu possible par la disparition de la quasi-totalité de la communauté arménienne lors du génocide de 1915, et par les échanges « orthodoxes contre musulmans » organisés par Atatürk : de fait au début des années 1930, l’Anatolie est musulmane à plus de 99 %.

Au cours de la décennie 1930, Mustafa Kemal, tout en restant « Gazi » (commandant victorieux), devient « chef éternel » par une loi spéciale de 1934, la même qui interdit l’usage du nom de famille « Atatürk » par le commun des mortels164.

Dans le livre d’or de son mausolée à Ankara, on trouve souvent des formules telles que « pardonnez-moi mes péchés », et les discours de l’époque s’achèvent souvent par des « bénis soient Lui et Son snom », signe d’un processus certain de sacralisation165.

Mustafa Kemal est omniprésent dans les manuels scolaires, tant dans les leçons d’histoire que dans les leçons de lecture. Dans ces mêmes manuels, de subtiles figures de style et choix de mise en pages entraînent des associations, voire des confusions, entre la saga de Mustafa Kemal Atatürk et celle des Turcs célestes de l’Ergenekon, très finement analysées par Étienne Copeaux (Copeaux, 1997).

2. Construction symbolique de l’Est comme « sauvage et rebelle »

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