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et le début de l’invention de la tradition Newroz

A. Peuple souverain et « âme des peuples »

La conception de la nation comme un ensemble d’individus réunis dans un État et partageant une même culture est le résultat de la fusion d’une philosophie politique contractualiste ayant forgé l’idée du Peuple souverain et d’une philosophie allemande, qualifiée a posteriori de romantique, exaltant l’existence de l’âme des peuples et des nations.

La philosophie des Lumières, forte notamment du rationalisme de Descartes, a mis l’individu au cœur de la construction du monde : l’homme doit faire table rase du passé, il doit s’arracher des ténèbres où il est enfermé par les traditions, les

superstitions et les croyances, se défaire des us et coutumes et se tourner vers l’avenir, avoir foi en le progrès. « La raison » est l’ultime garant de sa liberté. Kant, philosophe allemand, y voit le moment où l’homme a le courage de « se servir de son propre entendement », « sans la direction d’autrui » (Kant, [1784], 2007). Ses travaux en philosophie cognitive consistent en une démonstration de cette primauté du Sujet par rapport à l’Objet (la sensation, l’expérience). Dans la philosophie des Lumières, la raison est au fondement de la liberté de l’homme, elle doit aussi être au fondement de la liberté de « l’homme au pluriel » : la philosophie contractualiste sous ses trois formes (Rousseau, Hobbes, Locke) forge l’idée du peuple souverain dans lequel l’ensemble des individus décide collectivement des lois qui régulent la société qu’ils forment. La loi ne doit plus être d’origine méta-sociale, le fondement de l’autorité ne doit plus être dans l’au-delà : le peuple se donne ses propres lois. L’appartenance à la société est le fruit d’un choix éclairé des individus, la société est ainsi fondée sur un « contrat social » passé entre des individus libres et guidés par la Raison.

Les critiques de l’artificialisme du contrat social seront rapidement formulées : l’individu ne choisit pas d’adhérer à une société, il en fait organiquement partie. L’homme appartient à un groupe caractérisé par des croyances, des habitudes et des pratiques : l’individu libre de toute attache et guidé par la raison n’existe pas en dehors des spéculations philosophiques. La philosophie qui a principalement inspiré cette vision organiciste de la société est celle de Johann Gottfried Herder. Son point de départ n’est pas, comme on pourrait s’y attendre, une philosophie politique, mais une philosophe de la connaissance. Herder critique les travaux de Kant sur le fonctionnement de l’entendement humain et refuse l’idée de catégories « a priori » qui organiseraient le monde sensible. Comme le rappelle Lia Formigiari, Herder affirme que la structuration des pensées (Bau der Gedanken) dépend de la structuration intime des sentiments (innere Bau der Empfindungen), qui dépend elle-même des conditions de vie3 (Formigiari, 2003: 137). Or, dans cet environnement direct de l’homme, il y a

3 Dans une certaine mesure, on peut dire qu’Herder prolonge les théories des Lumières quant à

la détermination écologique sur le caractère des peuples humains, parce qu’il accorde une importance prépondérante au milieu dans lequel l’homme est modulé. Il écrit : « Modifiez les sensations, les habitudes, les modes de vie interne et externe d’une nation et vous en modifierez l’âme » (1778 : 304). Cette détermination de l’homme par son milieu explique par ailleurs d’un côté la diversité des cultures dans l’espace mais aussi les variabilités d’une même culture à des époques différentes. Lia Formigiari et Mathilde Anquetit expliquent : « Les considérations sur l’influence des " climats " sur le caractère et sur la langue des peuples étaient devenues un lieu commun de la culture des Lumières. On résumait sous ce terme l’ensemble des conditions écologiques générales d’une population donnée. Herder en fournit

pour Herder le groupe : l’appartenance de l’homme à une communauté culturelle, caractérisée notamment par le partage d’une langue commune, détermine sa façon de parler, de penser, d’agir, le détermine donc entièrement en imprimant sur lui une sensibilité particulière. Nous y voici : chaque peuple /nation (les termes sont interchangeables chez Herder4) détient un esprit particulier, une âme. Herder se consacrera par la suite à chercher les particularités des Volksgeists à travers des collectes de chants et de contes dans le cadre du groupe qu’il fonde, le Sturm und

Drang. Ce groupe alimentera un courant littéraire dans le sillage duquel on dit souvent

qu’est né le romantisme allemand. Cette philosophie préromantique allemande (Früh

Romantism), telle que formulée par Herder s’enracine bel et bien dans la philosophie

des Lumières et se fonde sur le postulat de base de l’émergence d’un sujet individuel (ceci vaut également pour la littérature romantique : pour pouvoir dépeindre la vie intérieure, la subjectivité ou la sensibilité du « Moi », encore faut-il que ce moi soit concevable dans son individualité). Elle partage aussi avec la Philosophie des Lumières une théorie du libéralisme : la nation, définie en terme civiques ou ethniques, est toujours souveraine (Legros, 2009 : 83).

Les évènements politiques qui suivent la Révolution française ont en quelque sorte abouti à la récupération de ce romantisme naissant dans une philosophie politique ambivalente. Puisque la classe politique qui mène la révolution en France a brandi les thèses des philosophes des Lumières comme justification idéologique, les troubles sociaux aux lendemains de 1789 qui débouchent sur une violence généralisée ont été interprétés comme une faillite du contrat social. Mais du même constat découle deux projets politiques qui, eux, sont bien antagonistes : en France divers groupes sociaux, dont le pouvoir a été remis en cause lors de la révolution, ont brandi les thèses romantiques pour défendre un christianisme malmené et un pouvoir royal marginalisé,

une justification théorique en insistant sur les racines sensitives de la pensée » (Formigiari, 2003 : 137).

4 Selon Gerhard Sauder, cette polysémie du terme de peuple chez Herder « aura été largement

responsable de l’usage fallacieux qu’on fit de Herder comme prophète de bien des attentes et comme rédempteur politique dans le discours national, nationaliste et national-socialiste » (Sauder, 2003 : § 2). Rappelons aussi les propos de Pierre Pénisson, spécialiste de la philosophie herderienne : « On s'est servi de Herder pour revendiquer le particularisme contre l'universel, le sentiment contre la raison, le romantisme contre le classicisme, le national et l'originel contre l'étranger. Par conséquent, on ne pouvait trouver en lui, bon gré, mal gré, que des discriminations. Or loin d'opposer les langues, les peuples, les nations, les cultures, toute l'oeuvre de Herder consiste à mettre en relation, à rassembler " la voix du peuple de l'humanité disséminée " » (Benisson, 1992 : page de couverture). Voir aussi Pénisson et Waszek (2003), Wimmer (2013 : pp 16-43) et Caisson (1991).

et se sont ainsi inscrits dans une logique opposée à l’idée du peuple souverain. En Allemagne, la philosophie romantique sert de source à un projet politique défendant une nation allemande souveraine, définie en termes culturels et libérée de la tutelle despotique napoléonienne5.

Quoi qu’il en soit, l’opposition entre « le contrat social » et « l’esprit du peuple » a servi et continue à servir de principe organisateur d’une typologie des nationalismes. La philosophie des Lumières, par le contrat social, aurait développé une définition civique du peuple et de la nation dans laquelle l’appartenance au groupe est le fruit de l’adhésion volontaire de ses membres. A l'inverse, Herder, et plus schématiquement le romantisme allemand, aurait forgé une conception « ethnique » ou « culturelle » de la nation dans laquelle l’appartenance au groupe reposerait sur le partage de caractéristiques culturelles. Ces oppositions ont débouché sur l’usage courant des termes « nationalisme à la française » vs « nationalisme à l’allemande ». La pertinence de cette dichotomie doit être remise en cause, comme le suggère Brubaker (Brubaker, 1999). A titre d’exemple, en France, les conceptions romantiques de la nation et du peuple transparaissent dans les discours des républicains dès le lendemain de la Révolution française. Ce sont les républicains qui, au lendemain de 1789, entérinent les premières mesures en direction d’une unification linguistique de la France. L’Abbé Grégoire, auteur d’un rapport intitulé « Sur la nécessité et les moyens d’anéantir le patois, et d’universaliser l’usage de la langue française », explique que la langue commune doit faciliter la communication entre les citoyens, souverains et appelés à participer au système représentatif. Mais au-delà de ces aspects pratiques, d’autres arguments dans le texte méritent l’attention. Grégoire écrit au sujet des dialectes qu’ils atténuent « les relations sociales par l'influence respective des moeurs

sur le langage, du langage sur les moeurs ; ils empêchent l'amalgame politique et d'un

seul peuple en font trente » (Grégoire, 1974). L’argument semble parfaitement herderien... L’influence des conceptions romantiques de l’âme des peuples est également perceptible dans les rapports réalisés par les nouveaux préfets, chargés par le ministre Chaptal de décrire les us et coutumes de leurs départements. Ces enquêtes avaient pour but de recenser les particularismes locaux afin de les abolir : certains

5 On voit bien ici toute la difficulté d’une définition du romantisme politique : ayant inspiré

aussi bien des mouvements conservateurs que libéraux, il semble bien difficile de définir le romantisme en fonction des avatars qu’il a produit.

préfets y ont décrit les paysans comme étant des « des sauvages hors de la civilisation » ce qui correspondait à l’exaltation du Progrès et de la civilisation, mais d’autres ont loué la profondeur de « L’âme des paysans ». On voit bien que, comme le formule très joliment Jean-Yves Guiomar, « Mme de Staël et ses amis arrivent sur un terrain préparé » (Guiomar, 1992 : 83).

Le XIXe siècle voit exploser une véritable curiosité ethnographique à l’égard du

monde paysan. Cette curiosité n’est pas, en soi, une nouveauté : Burguière rappelle que « le paysan est largement présent dans l’imaginaire théâtral, pictural, musical du monde lettré par la pastorale ou la bergeronnette » (Burguière, 2000 : 202). Cependant, précise-t-il, il « devient invisible dès qu'il s'agit de lui reconnaître une autonomie culturelle6». Les collectes de chants et de contes populaires menées par Herder et ses successeurs, ainsi que les entreprises similaires des Ecossais Mac Pherson et Walter Scott provoquent ce qu’Anne-Marie Thiesse nomme une « révolution esthétique » (Thiesse, 1999 : 23), basée sur une « nouvelle théorie de la culture » (ibid.). Anne- Marie Thiesse explique : « Là où l’on n'avait vu qu’absence de culture, là est situé justement le conservatoire de la culture première » (ibid. : 21). Ce sera là toute la particularité d’un courant romantique, et qui constitue en soi une révolution sociale7. Le peuple, qui est désormais clairement identifié à la paysannerie, est perçu comme le dépositaire d’un passé conçu comme collectif, le peuple a une fonction « fossile » (ibid. : 161). Les coutumes paysannes deviennent « symbole de la patrie et référents éthiques » (ibid.). On observe un mouvement général « d’esthétisation des cultures populaires » (ibid.) : costumes, chants, danses, objets d’usage quotidien sont répertoriés et deviennent, sous la plume des intellectuels, des emblèmes de la nation.

6 Le simple fait que les croyances qui peuplent les campagnes deviennent dignes d’intérêts

marque un changement d’époque : au temps de la christianisation des campagnes, une partie des croyances populaires, qualifiées de « superstitions », avaient étés dénoncées comme « œuvres du malin » et devaient donc disparaître ; au XVIIe et XVIIIe on cherchait à rationnaliser ces « superstitions », mais également à les faire disparaître dans la marche vers le Progrès (Fabre, 2010 : 26). Dans le mouvement romantique, écrit Daniel Fabre, les superstitions « entérinent une différence à laquelle on n'adhère pas, mais dont on évoque la séduction, le charme, le frisson de terreur ou de songe qu’elles suscitent, le parfum de passé » (Fabre, 2010 : 26). Ainsi, plutôt que de vouloir les effacer de la surface du globe, l’enjeu consiste à les collecter avant qu’elles ne disparaissent, ce qui marque bien un changement radical de perspective.

7 Lenoir, fondateur du Musée des Monuments français, rappelait à l’époque que l’histoire

s’attache toujours aux « riches et aux puissants » , laissant de côté « la masse des familles qui subsistent presque en entier de leur travail » soit la « multitude des pauvres » alors que celle-ci est « ce qui forme véritablement l'espèce humaine » (Belmont, 1975 : 30).

Dans un premier temps, ce travail de définition culturelle de la nation n’est pas dicté par les États mais réalisé de manière éparse par des hommes de lettres. Or, cette configuration en vient à changer, et petit à petit se sont bel et bien les États qui reprennent à leur compte ces démarches de définition des identités collectives et se sont d’eux qu’émanent les projets de collecte de folklore : l’engouement pour le

Volksgeist devient affaire d’État, le nationalisme d’État sous sa forme ethno-culturelle

est né. Comment expliquer ce retournement de situation ?

B. Expliquer l’apparition du nationalisme : les travaux d’Ernest

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