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Le développement du nationalisme arabe et le rôle joué par les Britanniques

et le début de l’invention de la tradition Newroz

A. La Première Guerre mondiale et les profonds bouleversements du champ politique ottoman

2. Le développement du nationalisme arabe et le rôle joué par les Britanniques

Évoquons à présent le développement du nationalisme arabe, fortement influencé par la Première Guerre mondiale car elle accélère la formulation de revendications territoriales clairement définies sur les zones à peuplement arabe de l’empire. Le divorce entre l’arabisme et l’ottomanisme fut cependant progressif. Comme dans le reste de l’empire, les provinces à majorité arabe ont été soumises au processus de centralisation administratif qui a jalonné le XIXe siècle ottoman : les

remarques précédentes sur l’interdépendance des élites provinciales et du pouvoir central sont donc valables dans les provinces arabes du croissant fertile (le cas de l’Égypte est particulier) comme dans les vilayets ottomans de la péninsule arabique. Les sujets arabes du sultan sont invités à se considérer comme sujets ottomans, et rappelons que la structuration de l’ottomanisme autour de références à l’islamité est en partie guidée par la volonté de devancer les velléités nationalistes arabes en se référant à une identification islamique plus globale. Au cours du XIXe siècle, on observe le

développement d’une réflexion sur la grandeur de la civilisation arabe et sa spécificité culturelle : un des indicateurs de cette « renaissance » (nahda82) est le développement vertigineux de la presse écrite en langue arabe83. Les définitions de la « nation arabe » sont alors multiformes, avec pour principales divergences la référence à l’islamité ou 82 Leyla Dakhil écrit : « Le terme Nahda (essor, éveil, renaissance) désigne un mouvement

intellectuel et culturel qui s’est développé à partir du début du XIXe siècle dans le monde arabe et musulman. Il désigne par extension et plus précisément sous le vocable devenu courant de

‘asr al-nahda une période d’effervescence liée notamment au développement de centres

d’édition dans la région. Cette période s’étend du début du XIXe siècle à la fin de la Première Guerre mondiale […] Le champ sémantique de l’éveil ou du réveil (sous la forme na-ha-da ou sous d’autres) est utilisé par les premiers auteurs de l’époque. Il a souvent été traduit par “Renaissance” en référence à la Renaissance européenne, avec laquelle il partage un certain nombre de traits, notamment l’attention renouvelée aux sciences et la redécouverte d’un certain “Âge d’or” considéré comme le fondement d’une civilisation : Antiquité pour les renaissants italiens, âge d’or de la conquête arabe pour les nahdaoui. Cette comparaison ne rend pour autant pas complètement compte de la spécificité du mouvement nahdaoui, né en des temps de conquête des territoires musulmans et arabes par les puissances européennes et à une époque de mondialisation des conditions économiques et sociales par l’essor du capitalisme industriel. S’il s’agit d’éveil, c’est bien en un sens qui s’apparente, dans la rhétorique des acteurs de l’époque, à une sortie de la torpeur, à un sursaut » (Dakhil, 2012 : 1).

83 Hamit Bozarsan précise : « Le monde arabe de l’époque unioniste est en pleine

effervescence et mobilise des dynamiques largement indépendantes d’Istanbul ou de l’Anatolie. Hors d’Istanbul, on ne compte que 46 journaux en turc, 5 en grec, 14 en arménien et 4 en d’autres langues ; par contre, on ne recense pas moins de 115 titres en arabe dont 19 à Bagdad, 41 à Beyrouth, 26 en Syrie » (Bozarslan, 2013 : 271, s’appuyant sur Emin, 1914 : 118).

son absence, ainsi que la croyance ou non en une nécessaire rénovation de cet islam84. Les organisations se partagent aussi sur les choix d’aménagements institutionnels qui devraient suivre la reconnaissance de la nation arabe (décentralisation au sein de l’empire, « monarchie binationale », etc.). Quoi qu’il en soit, l’opposition reste majoritairement pacifique : à peine quelques épisodes d’agitation dans les provinces arabes, les mouvements insurrectionnels étant, selon Kayali, « isolés et menés par des leaders locaux en réaction au contrôle croissant du centre sous la forme de la mise en place de registres, de la levée des taxes, et du chemin de fer » (Kayali, 1997 : 109). En 1908, des députés arabes sont élus au Parlement ottoman et participent donc à la vie politique de l’empire. En parallèle, ces députés et de nombreux intellectuels commencent à défendre les thèses des partis prônant la décentralisation, dans lesquels ils voient une possibilité d’autonomie attractive85. Différentes sociétés secrètes sont créées dans les grandes villes de l’empire. En juin 1913, plusieurs groupes qui militent pour la promotion de l’arabisme se réunissent boulevard Saint-Germain à Paris pour le « premier congrès arabe ». Le CUP y envoie son secrétaire et, dans le mois qui suit, le gouvernement ottoman annonce accepter la plupart des revendications émises. « L’illusion d’un compromis sera de courte durée », explique Jean-François Legrain (2006 : 76) : les mesures seront annulées peu de temps après par décret impérial.

En somme, à la veille de la Première Guerre mondiale, il existe plusieurs mouvements politiques actifs dans la revendication d’une identité arabe (supra ou infra-musulmane) et œuvrant pour la mise en place de nouveaux arrangements

84 À ce sujet, Kayali écrit : « Les intellectuels arabes devinrent de plus en plus conscients du

rôle joué par leurs ancêtres aux origines de l’islam et dans la civilisation islamique première. Tout comme ils reconnaissaient les prouesses militaires des dirigeants ottomans qui unifièrent le spectre islamique, ils les rendaient responsables de la régression postérieure de l’empire et leur assignait la responsabilité du déclin et de la déviation de l’islam véritable » (Kayali, 1997 : 36).

85 C’est le cas du principal parti d’opposition au CUP au Parlement mais aussi du Parti ottoman

de la décentralisation administrative, fondé en 1912-1913 par des Syriens exilés en Égypte et qui « vise à réformer l’empire de l’intérieur et à obtenir une large décentralisation » (Legrain, 2006 : 74). En un an, le parti devient le porte-parole le mieux organisé et le plus écouté des revendications arabes (ibid.) Voici un extrait du programme de ce parti : « art. 1 : L’État ottoman (dawla) est un État constitutionnel doté d’un gouvernement parlementaire représentatif. Chacune de ses vilaya constitue une part inséparable du sultanat, lui-même indivisible dans quelque circonstance que ce soit. L’administration locale de chaque vilaya se fera cependant sur la base de la décentralisation, étant entendu que le sultan nommera le wali et le juge suprême ; art. 4 : Dans la capitale de chaque vilaya seront mis sur pied une assemblée générale, un conseil administratif, un conseil de l’éducation et un conseil des waqf ; art. 14 : Chaque vilaya aura deux langues officielles, le turc et la langue locale des habitants ; art.15 : L’éducation se fera dans chaque vilaya dans la langue des habitants de cette vilaya » (Al- Manâr, 8 mars 1913, cité in Zeine : 86).

institutionnels au sein de l’empire. L’événement central pour le développement du nationalisme arabe au cours de la Grande Guerre consiste cependant en la « Révolte arabe » organisée à partir du Hedjaz avec le soutien des Britanniques.

Revenons donc sur cet épisode86. Dans le vilayet ottoman du Hedjaz, situé sur la côte Ouest de la péninsule arabique, l’équilibre des pouvoirs entre l’élite provinciale et l’État ottoman est particulier : la dynastie locale Hachémite, dont la généalogie se raccroche au prophète Mahomet, exerce son autorité sur les lieux saints de l’islam et monopolise le titre de « chérif de La Mecque » depuis des siècles. Le sultan accorde une importance particulière aux héritiers de cette dynastie au capital symbolique si particulier, d’autant que différents mouvements dans l’empire comme en Asie centrale appellent de leurs vœux la nomination du chérif de La Mecque au califat (Teitelbaum, 2001 : 44-45). C’est ainsi que celui qui est amené à jouer un rôle prépondérant dans la transformation du nationalisme arabe, Hussein ibn Ali, est éduqué conjointement dans la ville sainte et dans la capitale ottomane (Teitelbaum, 2001 : 40). Il résidera à Istanbul de nombreuses années avec sa femme et ses enfants, sous « protection rapprochée », jusqu’à sa nomination comme chérif de La Mecque en 1908 (ibid. : 41). Au Hedjaz, le paiement des salaires par l’empire constitue une source de revenus importante pour les notables locaux comme pour la dynastie Hachémite87. Ceux-ci bénéficient en outre de la richesse économique liée à l’afflux de pèlerins vers les villes saintes (transport en chameaux, logement dans les villes), circulation qui a favorisé l’apparition de réseaux complexes de taxation. C’est le chérif directement qui gère les relations avec les différentes tribus dont les territoires sont traversés par les pèlerins, et il profite de cette situation pour miner le pouvoir de l’État ottoman dans la région88 (Teitebaum, 2001 : 19). Au début du XXe siècle, le mouvement de centralisation

s’accélère avec la construction de lignes de chemins de fer dans la région (ibid. : 34), qui conduit à la multiplication des tensions entre le chérif Hussein et l’État ottoman.

86 Un autre événement central pour le développement postérieur du nationalisme arabe dans la

région est bien sûr la déclaration de Balfour de 1917 relative à l’établissement en Palestine d’un « foyer national juif ».

87 Le chérif utilise aussi le soutien ottoman pour consolider son pouvoir dans le Hedjaz et pour

le protéger des appétits des dynasties voisines.

88 Comme l’explique Kayali, « le Sharif prenait de grandes libertés dans le domaine des

relations avec les tribus qui lui était reconnu, pour suivre son propre programme […] et une des tactiques de Hussein pour maintenir une large autorité locale et pour empêcher Istanbul d’augmenter son contrôle direct dans le Hedjaz, au détriment de sa propre autorité, était d’encourager les dissensions au sein des tribus dans la région de Médine » (Kayali, 1997 : 168).

Dès 1914, le chérif, conscient de la précarité de son pouvoir et animé par d’autres appétits territoriaux, prépare une alliance avec les Britanniques89. Celle-ci sera conclue en 1915. Deux de ses fils, Abdullah et Fayçal, négocient avec les chefs des tribus bédouines afin de s’assurer leur soutien et de former les rangs de l’armée. La « Révolte arabe » commence donc en 1916, lorsque le chérif proclame l’indépendance du Hedjaz et attaque les troupes ottomanes. À s’allier aux Britanniques, le chérif gagne un soutien politique et logistique en vue d’établir un État arabe islamique sur les cendres de l’Empire ottoman. De leur côté, les Britanniques utilisent cet engagement d’un mouvement nationaliste arabe pour décrédibiliser l’appel au djihad lancé par le sultan ottoman (bien sûr, le fait de préférer le mouvement du chérif de La Mecque à une autre force politique n’est pas anodin) et pour ouvrir un front au Sud, contraignant les Ottomans à y dépêcher des troupes. Nous connaissons l’issue de ces manœuvres et de ces tractations diplomatiques : les Britanniques avaient signé en parallèle les accords secrets de Sykes-Picot avec la France, qui prévoyaient la division de l’Empire ottoman entre des zones principalement sous contrôle britannique et français. Ils avaient aussi rédigé la déclaration de Balfour qui évoque la création d’un foyer national juif en Palestine. Tout ceci, bien sûr, était incompatible avec les promesses faites au chérif90. À la fin de la guerre, les Britanniques revoient leurs promesses à la baisse mais le chérif, de son côté, continue à espérer la création d’un État arabe dont il aurait le contrôle. Cet État ne verra pas le jour, en revanche Fayçal, fils du chérif, sera nommé à la tête du Royaume d’Irak par les Britanniques91 et son fils Abdullah deviendra roi de Transjordanie92.

89 Les Britanniques cherchèrent aussi à cette époque le soutien du vali de Nedj, de la puissante

dynastie Al Saoud. Celui-ci ne s’engagera pas de manière claire dans le conflit, mais profitera surtout des développements postérieurs pour étendre son pouvoir sur le Hedjaz, en chassant la dynastie Hachémite de La Mecque en 1924. Il se proclamera par la suite « roi du Hedjaz », avant de réunir tous les territoires conquis dans un royaume qui prendra le nom d’« Arabie saoudite », du nom de la dynastie à son origine.

90 Cela, le chérif le découvrira progressivement, notamment lorsque les bolcheviks rendent

publics tous ces accords secrets au lendemain de la Révolution de 1917.

91 La dynastie Hachémite restera au pouvoir jusqu’au renversement de la monarchie en 1958.

Le parti Baas prendra le pouvoir quelques années plus tard avec Saddam Hussein à sa tête.

92 Le royaume de Transjordanie est aujourd’hui connu sous le nom de « Royaume Hachémite

de Jordanie ». Après que le chérif se soit déclaré « Calife », à la suite de l’abolition du sultanat par la République turque en 1924, il est renversé par la dynastie Al Saoud et quitte le Hedjaz pour finir ses jours en Transjordanie.

La capitulation de l’empire devant les puissances alliées est signée par Ahmet Izzed Pacha le 30 octobre 1918, les trois unionistes Cemal, Enver et Talaat ayant pris la fuite. Le sort des territoires ottomans est désormais entre les mains de la France et de la Grande-Bretagne, l’Empire russe s’étant retiré du conflit après la révolution bolchevique en 1917. Si les accords Sykes-Picot de 1915 ont prévu le découpage de l’empire, au lendemain de l’armistice et jusqu’à la signature du traité de Sèvres, le sort de ces anciens territoires reste flou et continue à faire l’objet de tractations complexes.

B. Le nationalisme kurde dans le contexte post-guerre : la création de la Kürdistan Taali Jamiyati, soit « société d’élévation du Kurdistan »,

revendications territoriales et mouvements armés

1. La création de la Kürdistan Taali Jamiyati, soit « société

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