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Le devenir du nouvel an Newroz après la conquête arabo musulmane et les représentations véhiculées par la littérature perse et arabe

et le début de l’invention de la tradition Newroz

A. Évolution des représentations du nouvel an Newroz dans l’histoire antique du Moyen-Orient et de la Perse

2. Le devenir du nouvel an Newroz après la conquête arabo musulmane et les représentations véhiculées par la littérature perse et arabe

médiévale

Quel sera le devenir de cet ordre symbolique du nouvel an Newroz après la conquête arabo-musulmane et la chute de la dernière dynastie perse135 ? Commençons par une anecdote intéressante. Dans le Livre des pays, l’historien et géographe arabe

134 Sur la réticence des prêtres zoroastriens à accepter différentes mesures de réforme du

calendrier, voir Grenet (2012 : 69).

Yakubi rapporte que les Arabes se sont emparés de la capitale de l’Empire sassanide… le jour de Newroz, prenant par surprise le roi et les habitants qui participaient aux célébrations (Ya’qubi, I : 198).

Le maintien des aspects séculiers de la célébration du nouvel an semble avoir été favorisé par l’organisation administrative des territoires conquis par le califat islamique. Lorsque l’Empire sassanide est renversé en 651 apr. J.-C., l’administration des terres et l’administration fiscale mises en place par les Sassanides sont reprises par la dynastie arabe des Omeyyades136 (Görke, 2013 : 545 ; Tauger, 2011 : 44). Cette transposition du système sassanide explique donc la persistance de certains des aspects séculiers de la célébration en même temps que des casse-têtes calendaires liés. C’est ainsi qu’au IXe siècle, le califat abbasside aurait impulsé une nouvelle réforme du

calendrier zoroastrien, non pas dans le but religieux de respecter les pratiques zoroastriennes, mais parce que la date de l’impôt restait alignée sur celle du nouvel an (Grenet, 2012 : 69 s’appuyant sur de Blois, 1996 : 39-54, à partir des textes de l’historien contemporain Bīrūnī). Outre le système de taxation, qu’en est-il des célébrations royales ? Dans un article intitulé « Iranian Festivals and Political Discourse under the Abbasids » (2015), Massimiliano Borroni, s’appuyant sur des sources d’époque, montre l’adoption des fêtes de Newroz et de Mihrigan par la dynastie des Abbassides. Ce transfert aurait été réalisé sous une forme largement sécularisée, consistant principalement en des étalages de richesse et des échanges de présents, sans aucune référence à une puissance transcendante. Malgré l’évacuation de la dimension religieuse des célébrations, Massimiliano Borroni évoque les polémiques qu’elles déclenchèrent, ces pratiques étant considérées par une partie du clergé comme hérétiques et contraires aux enseignements islamiques. L’historien Tabari relate par ailleurs que le calife abbasside al-Motazed (régnant de 892 à 901) aurait interdit aux

136 Andreas Görke écrit : « With the early Islamic conquest, […] the Muslims concluded

treaties of submission with conquered cities, which varied with respect to the taxes or tributes to be paid. They also inherited the elaborated tax systems of the Byzantine and the Sasanian empires and at first relied on the same personnel and the same administrative procedures in collecting taxes » (Görke, 2013 : 545). Dans son ouvrage Agriculture in World History, Mark B. Tauger explique : « The two caliphates, the Umayyad, 660-750, and the Abbasid, 750-1258, retained and elaborated pre-existing systems of taxation and management of agriculture. The Umayyads overthrew Sassanid Persia but retained Sassanid land tax and poll tax, and added additional taxes on the rural population, which sparked peasant rebellions against them » (Tauger, 2011 : 44). Pour une comparaison nuancée des deux systèmes, voir le chapitre « Taxe » de l’ouvrage de Michael G. Morony (2005 : 99-125).

habitants de Bagdad « d’allumer des feux et d’asperger les passants avec de l’eau le jour du nouvel an » (Tabari, II : 2163, cité par Boyce, 2009b), avant de faire marche arrière par crainte d’émeutes (ibid.). En adoptant le calendrier des taxations perse, le califat a importé le casse-tête qui va avec : il semble bien que le calendrier soit reparti à la dérive, l’ajout d’un mois tous les 120 ans n’ayant jamais été respecté, ramenant une fois encore les taxations aux dangereuses périodes de soudure. Ce sont finalement les Seldjoukides, dynastie originaire du Turkestan qui met temporairement le califat abbasside sous tutelle et domine le Moyen-Orient et la Perse, qui régleront le problème dès 1079, en adoptant le calendrier dit « Jalāli ». Celui-ci comporte un dispositif de correction qui arrête la lente régression du Newroz par rapport à l’équinoxe de printemps. Utilisé principalement comme calendrier administratif (Grenet, 2012 : 69), il remplace progressivement le calendrier zoroastrien pour les questions relatives à l’administration de l’agriculture et des taxations. François de Blois explique les implications de ce changement :

« Le calendrier Jalāli ne joua jamais de rôle important dans la mesure du temps officiel, mais il rencontra apparemment un succès assez conséquent comme calendrier agricole. Une des conséquences durable pour les musulmans iraniens est qu’il détacha, une fois pour toute, la célébration traditionnelle de nouvel an du calendrier zoroastrien et la fixa définitivement à l’équinoxe. Et donc, par là, le calendrier zoroastrien cessa d’être de quelconque utilité pour les musulmans iraniens » (de Blois, 1996 : 42).

Des représentations associées au nouvel an Newroz ont continué à être véhiculée dans les régions perses sous domination arabe, principalement par l’intermédiaire des différents recueils du Shah Nameh, « livres des rois » rédigés par différents poètes. La rédaction de ces textes est entreprise à la demande des dynasties iraniennes qui perdurent sous la domination arabe, notamment parce qu’elles sont largement sollicitées par le califat pour gérer les affaires provinciales. Ces dynasties vont cependant s’autonomiser progressivement à la suite de l’affaiblissement du pouvoir sous les Abbassides, dû notamment à des mouvements de sédition et de révolte impulsés par des factions shiites qui réclament le califat. Eve Feuillebois-Pierunek écrit :

« Les premiers récits épiques en persan furent écrits aux Xe et XIe siècles, à un moment historique crucial. Après la conquête arabo-

musulmane vers le milieu du VIIe siècle, l’Iran était devenu une

province du Califat omeyyade, puis abbasside. Au Xe siècle, les

provinces de l’Est (Khorasan), bien que toujours officiellement soumises au califat, commencèrent à acquérir une certaine indépendance, avec les dynasties tahiride (830-873), saffaride (852- 1002), et surtout samanide (875-1005). Cette dernière encouragea une renaissance culturelle iranienne : le persan devint la langue de cour, l’identité iranienne redevint un sujet de gloire, le passé national fut magnifié » (Feuillebois-Pierunek, 2012 : 148).

Penchons-nous sur le Shah Nameh du poète persan Abū al-Qāsim Firdawsī (940-1020), équivalent perse de l’Iliade des Grecs et source fréquemment citée comme véhicule des récits avestiques. Firdawsī n’est pas parti de rien pour rédiger ces épopées : il s’est appuyé sur des travaux déjà existants d’autres poètes tels qu’Abd-al- Razzaq ou Abou Mansur Daqiqi, proches des dynasties citées précédemment. Dans son

Shah Nameh, Firdawsī décrit l’investiture de Jamshid et lui attribue les paroles

suivantes137 :

« Je suis orné de l’éclat de Dieu, je suis roi et je suis Mobed (prêtre) ; j’empêcherai les méchants de faire le mal, je guiderai les esprits vers la lumière » (Firdawsī, t.1, IV).

Firdawsī décrit les occupations de Jamshid pendant l’année suivante, soit l’enseignement de différentes activités et lois aux hommes138, ces derniers répartis en castes, reprenant ainsi les attributs de Yima dans l’Avesta139. À la fin de cette année et pour célébrer le début de la suivante, il se construisit un trône incrusté de pierres précieuses et s’éleva dans les airs. On lit dans le Shah Nameh :

137 Cette citation est extraite de la traduction du Shah Nameh réalisée par Jules Mohl (1838). 138 Jamshid enseigne la forge, le filage et tissage de la laine, la couture, l’art de la construction

des maisons par le mélange de l’eau et de la terre (il est alors assisté par les Divs impurs), comment repérer les pierres précieuses et les transformer mais aussi comment obtenir les fragrances les plus distinguées. Il enseigne aux hommes la médecine et les remèdes contre différents maux. Pour le détail de ces enseignements, voir Firdawsī, t. 1, IV « DJEMSCHID (Son règne dura 700 ans) ».

139 Après la description de ces quatre castes (prêtres, guerriers, agriculteur et commerçants),

Firdawsī écrit : « Il assigna à chacun la place qui lui convenait, et leur indiqua leur voie, pour que tous comprissent leur position et reconnussent ce qui était au-dessus et au-dessous d’eux » (Firdawsī, t. 1, IV).

« Lorsque toutes ces grandes choses furent accomplies, il ne vit plus dans le monde que lui-même; lorsque toutes ces entreprises eurent réussi, il essaya de s’élever au-dessus de sa haute condition. Il fit un trône digne d’un roi, et y incrusta toute sorte de pierreries ; et à son ordre les Divs le soulevèrent et le portèrent de la terre vers la voûte du ciel. Le puissant roi y était assis comme le soleil brillant au milieu des cieux. Les hommes s’assemblèrent autour de son trône, étonnés de sa haute fortune; ils versèrent sur lui des joyaux, et donnèrent à ce jour le nom de jour nouveau (Nourouz) : c’était le jour de la nouvelle année, le premier du mois Ferverdin. En ce jour, le corps se reposait de son travail, le cœur oubliait ses haines. Les grands, dans leur joie, préparèrent une fête, ils demandèrent du vin, des coupes et des chanteurs; et cette glorieuse fête s’est conservée, de ce temps jusqu’à nous, en souvenir du roi » (Firdawsī, t. 1, IV).

Les représentations picturales de cette scène sont multiples, mais elles ont en commun d’être situées à l’extérieur, en plein air, et, dans leur très grande majorité, d’inclure la figure du feu. Le texte de Firdawsī sur Newroz va amplement influencer sa circulation postérieure dans la littérature écrite et orale de la région140.

Dans le Shah Nameh, le règne de Jamshid s’achèvera lorsqu’il sera renversé par le dragon despote Zahak, décrit par Firdawsī comme étant « un roi arabe », dont le règne n’apportera que désolation et tristesse. Zahak sera à son tour vaincu par Thraetona, autre héros de la littérature perse. Arrêtons-nous un instant sur cette attribution d’une origine ethnique à Zahak. L’assignation d’une origine ethnique à Zahak explique notamment pourquoi la rédaction du Shah Nameh est fréquemment présentée comme « un acte de résistance » supposé traduire une volonté claire des dirigeants de l’Empire samanide (819-1005) de se distancier de l’héritage islamique et arabe, plusieurs siècles après la conquête arabo-musulmane du Moyen-Orient et de l’Asie centrale. Or cette affirmation doit être nuancée. Tout d’abord, il semble que cet ajout ne soit pas le fait de Firdawsī lui-même, mais qu’il ait repris ce détail chez des poètes antérieurs (Abd-al-Razzaq et Abou Mansur Daqiqi 141 ). L’identité du commanditaire de ce texte reste également trouble. Le Shah Nameh de Firdawsī aurait été commandé par la cour samanide mais, lorsque l’œuvre est terminée, quelques trois décennies plus tard, c’est une autre dynastie celle des Ghaznévide qui a pris le pouvoir

140Au sujet des rapports entre littérature orale et écrite dans le cas des récits épiques perses,

voir les ouvrages de Kumiko Yamamoto (2003) et Feuillebeck (2012).

141 Un élément l’attestant est que l’historien Massoudi mentionne les querelles au sujet de cette

attribution ethnique (nous y reviendrons), alors que le Shah Nameh de Firdawsī n’est pas encore terminé.

dans la région. La réception de l’œuvre par la nouvelle cour fut, semble-t-il, assez frileuse : on lit souvent que Firdawsī fut payé en pièces d’argent au lieu des pièces d’or promises… ce qui alimente l’hypothèse du succès largement posthume de son œuvre et donc d’une réappropriation politique postérieure de ses travaux dans une volonté de représenter l’Empire samanide comme « résistant » à l’occupation arabo- musulmane142. Par ailleurs, si l’Empire samanide a bien créé les conditions d’un âge d’or littéraire perse comportant de nombreuses références aux empires préislamiques, il semble avoir également joué un rôle fondamental dans l’islamisation de l’Asie centrale et le développement culturel de la civilisation islamique dans la région, un rôle minimisé dans l’historiographie islamique classique143. Il est donc difficile de présenter l’œuvre de Firdawsī comme l’incarnation par excellence des efforts de la dynastie samanide pour préserver une identité perse contre l’envahisseur arabe et la domination musulmane, puisque celle-ci a aussi agi comme relais de l’islamisation et de la propagation de la culture islamique144. Ces remarques, bien sûr, ne remettent pas en question le rôle primordial de cette œuvre dans la diffusion des représentations associées à la fête de Newroz dans toute cette aire culturelle.

142 Par ailleurs, il est important de noter que l’ascension politique de la dynastie samanide est

étroitement liée à la dynastie abbasside, qui détient alors le califat islamique et dont la capitale se trouve à Bagdad. Le pouvoir politique de la famille fut peu à peu consolidé, autonomisé et étendu à une large portion de l’Asie centrale actuelle. Deborah Tor explique : « The family first rose to political prominence in the early ninth century, when the four grandsons of Saman, having won the caliph Ma’moun’s favour, were appointed to senior governorships, three of which were located in the neighboring Central Asian border province of Transoxania » (Tor, 2013 : 485). Cet empire, de fait, est souvent décrit comme étant « la première dynastie autochtone » à arriver au pouvoir après la conquête musulmane. Afin d’insister sur le « caractère perse » de la dynastie, on trouve dans de nombreux textes la mention que Saman, le grand-père des quatre gouverneurs cités par Tor , fut le premier converti de sa famille, abandonnant le zoroastrisme pour l’islam. !

143 Dans un article intitulé « The Importance of Khurāsān and Transoxiana in the Classical

Islamic World », Deborah Tor explique : « While Islam may have begun in Arabia, the civilisation that it fashioned during its classical period, over the succeeding six centuries, was by no means an Arab – let alone an Arabian – artefact. Among the many different ethnic groups and peoples that contributed to the cultural, political, religious and literary formation of this new civilisation, none played a greater role than the inhabitants of the Persianate cultural world. The vital contribution of the Persianate world – its people, dynasties, individuals, and religious and intellectual movements – to Islamic civilisation has been and remains, however, one of the most understudied areas of Islamic history: there exists no published monograph, for instance, on the Samanid dynasty, despite its realm having been the major political, religious, military, and intellectual centre of Sunnism during the tenth century » (Tor, 2015 : 485).

144 Pour nuancer davantage cette affirmation largement répandue, précisons que l’ensemble des

acteurs de cette « renaissance perse » sont convertis à l’islam (sunnite ou shiite), et que la transmission de ce même corpus qu’ils auraient ressuscité a, en grande partie, été assurée par des historiens arabes, les originaux ayant été perdus et les seuls copies restantes ayant été des manuscrits traduits en arabe.

À côté de ce véhicule littéraire, les pratiques populaires semblent avoir perduré, en particulier celles liées aux significations premières de renaissance de la nature, de fertilité et de retour du soleil. Différents textes attestent ainsi que des rituels liés au feu et à l’eau aussi bien que des festivités en plein air lors de l’équinoxe ont subsisté au Moyen-Orient, mais aussi dans l’Est de l’Iran, alors même que la population est progressivement convertie à l’islam et que le pouvoir des prêtres zoroastriens diminue. Un bon indicateur de la persistance de ces pratiques, désormais totalement déconnectée de leur substrat religieux zoroastrien, est la rédaction d’un hadith par le clergé shiite au

XVe siècle, décrivant la place de Newroz dans la cosmologie islamique. Yoichi Isahaya

explique :

« Selon Rasūl Ja’fariyān, même si les théologues islamiques ont parfois condamné les festivités de Nourūz, en particulier l’arrosage avec de l’eau et l’allumage de feu qu’ils considéraient comme des rappels de sa nature païenne, certains clercs shiites ont justifié les célébrations de Nourūz sur la base d’un hadith » (Isahaya, 2010 : 66, citant Ja’fariyān, 1997).

Nous transcrivons ici ce hadith, afin d’observer le transfert frappant des représentations iraniennes liées à la date du nouvel an.

« O Mu’allā, the day of Nourūz is the day God accepted the covenants of his servants to worship Him and not to associate anything with Him and to believe in His prophets and proofs and to believe in the Imams. It is the first day upon which the sun rose and the winds blew and the splendor of the world was created. It is the day Noah’s ark grounded upon Mount Ararat [...] It is the day on which Gabriel came down to the Messenger of God [...] It is the day on which the Prophet ordered his companions to pledge allegiance to ‘Alī as Commander of the Faithful [...] It is the day on which our Mahdi shall appear with his deputies. It is the day on which our Mahdi shall triumph over his antagonist Dajjāl and crucify him at the rubbish-heap of Kūfa. No Nourūz comes unless we expect release from suffering, for this day is an attribute of ours and our Shi’ites. The ‘Ajam [non-Arabs] sustained it, while you [Arabs] let it perish » (Isahaya, 2010 : 66).

Newroz marque la transmission des enseignements d’Allah au prophète, la création du monde, mais aussi sa fin, lorsque l’imam Mahdi réapparaîtra pour vaincre à

jamais le mal, liant par là le millénarisme-messianisme shiite à cette célébration préislamique. Cette légitimation par intégration dans l’hagiographie chiite a probablement favorisé la perpétuation des festivités du nouvel an, désormais parfaitement orthodoxes145. Ainsi la dynastie safavide qui régna sur l’Iran de 1501 à 1736 a organisé de somptueuses célébrations de Newroz146.

3. Newroz sous la domination ottomane et les représentations

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