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et le début de l’invention de la tradition Newroz

A. Organisation politique et administrative de l’Empire ottoman au début du XIX e siècle

2. Les élites provinciales kurdes

L’existence de dynasties princières au Kurdistan est attestée bien avant la conquête de la région par les Ottomans : les Safavides et les Aqqoyunlus tentaient déjà de diminuer leur influence22 (Van Bruinessen, 1992 : 145). Dans le Serefname, texte offrant des détails sur l’histoire des dynasties kurdes avant leur intégration à l’Empire ottoman23, on apprend notamment que les familles princières rattachaient leur généalogie au prophète Mahomet, se projetant ainsi dans une ethnicité arabe originaire. La stabilisation de ces entités politiques à partir du XVe siècle est le résultat d’un

conflit qui a opposé l’Empire ottoman et l’Empire perse, les territoireskurdes étant alors des terres stratégiques au cœur de leurs projets expansionnistes24. En amont de la bataille de Tchaldyran qui se déroule en 1514, le sultanottoman désire s’assurer le soutien des principautés kurdes à majorité sunnite en appelant à la guerre contre le chiisme blasphématoire du Shah de Perse : influencée par le cheikh Idris de Bitlis, qui exerce au sein d’une des principautés en question, une coalition d’émirats s’allie donc au sultan. Cette alliance s’avérera décisive pour l’issue du conflit : l’Empire ottoman

22 Pour une revue de quelques émirats à cette époque, voir le passage « The political history of

some Kurdish Emirates » de Martin Van Bruinessen (1992 : 145-151).

23 Son auteur, Serefhan Bitlisi, est d’abord proche de la cour safavide, où il est éduqué et

apprend l’arabe et le persan. Il recevra, très jeune et pour une durée de trois ans, le titre d’ « émir des Kurdes » (Özoğlu, 2004 : 28). Après l’accession au trône du Shah Ismail II, il devient gouverneur de Nakhsshivan et Shirvan (dans l’actuel Azerbaïdjan) et est nommé « Amir-al-umara » des Kurdes. Lorsque les ottomans capturent cette région en 1578, il est nommé gouverneur du Sancak de Bitlis, une région où sa famille avait régné pendant des générations (ibid. : 29).

24 Selon l’historien kurde Salah Jmor, à partir du XVIe siècle et jusqu’à la signature d’un traité

de paix en 1639, les conflits au sujet du contrôle du Kurdistan sont liés à la richesse des terres kurdes (Jmor, 1994 : 26).

remporte la bataille et libère ainsi l’Anatolie des dernièreszonesd’influencesafavide25. Un traité signé entre Idris de Bitlis et le sultan Selim Ier entérine la division

administrative du Kurdistan dont le tracé s’appuie en grande partie sur des émirats déjà en place. Les émirats ne sont donc pas des créations de l’Empire ottoman au sens propre, mais leur reconnaissance par l’Empire fixait l’état des choses existant dans la périphérie kurde et les renforçait en tant qu’unité politique (Van Bruinessen, 2000 : 13).

Les territoires concernés par le traité sont répartis dans trois eyalet différents : Diyarbakır, Raqqa et Mosul. Concentrons-nous sur l’eyalet de Diyarbakır qui, en sus de présenter un intérêt majeur pour cette étude, a été le premier à être administré. Martin Van Bruinessen explique :

« Idris de Bitlis, chargé d’établir le cadre administratif, donna des postes importants aux familles dirigeantes, ce qui consolida et renforça leur position politique. Certains districts, en général les plus difficile d’accès, demeuraient entièrement indépendants. Les postes étaient héréditaires, et le choix de l’héritier restait entre les mains des populations locales. Ces districts autonomes Kurd Kukumeti (gouvernements kurdes) étaient exempts du paiement du tribut au trésor central et du service militaire au sein des armées sipahi ; leurs terres ne furent pas transformés en timar ou zeamets. Le reste de la province était divisé en une vingtaine de sanjaqs, certains d’entre eux gouvernés par des sancakbeyis nommés par l’autorité centrale alors que d’autres, appelés ojaqli, yurtluq ou Ekrad begligi (« domaine familial » ou « Sandjaqs kurde ») restaient aux mains des familles kurdes dirigeantes. Dans ces sandjaqs, le gouvernement central (en la personne du beylerbeyi) se réservait le droit d’intervenir. Tout titulaire était nommé par le beylerbeyi, mais seuls les membres de la famille dirigeante étaient éligibles. Par conséquent, l’État pouvait, dans le cas de rivalité internes dans les familles, imposer une solution en désignant son candidat favori, mais il ne pouvait pas remplacer la famille entière. Il semble que jusqu’au XIXe siècle, les officiels

ottomans se soient tenus à cet arrangement » (Van Bruinessen, 1992 : 158).

De nombreux émirs ayant collaboré avec les forces ottomanes intègrent donc en quelques sortes l’administration ottomane. Le caractère héréditaire de ces titres constitue aussi une spécificité notable, qui a favorisé la reproduction du champ 25 Comme l’explique Zeki : « Si la bataille fut limitée à la province de Diyarbakır, la

soumission des princes et es Begs kurdes au Sultan dans la majeure partie du Kurdistan élargit l’influence ottomane jusqu’en Mésopotamie arabe, et, vers l’est jusqu’à Hamdan et Barudjerd » (Zeki, 1984 : 171, cité par Jmor, 1994 : 24).

politique d’une génération sur l’autre. L’organisation politique interne de ces émirats est segmentaire : les populations sont sous l’autorité d’un chef tribal, lui-même placé sous l’autorité de l’émir. Le schéma ci-dessous, que j’emprunte à Martin Van Bruinessen, explicite la structuration du pouvoir dans les régions kurdes.

Source : Martin Van Bruinessen, Agha, Shaikh and State, 1992 : 194

Les émirs traitent directement avec le gouverneur, beylerbeyi qui agit comme intermédiaire avec le sultan. Ils lui reversent une partie des impôts collectés et maintiennent à sa disposition une partie des troupes (certaines principautés en étaient exemptées, nous l’avons vu). Les informations compilées par des voyageurs du

XVII siècle révèlent que des membres du clergé, comme les qadis qui rendent la justice,

étaient en quelques sortes fonctionnarisés par l’émir. Dans l’entourage de l’émir, on trouve aussi des hommes de lettres, artistes et conteurs, à l’image du modèle ottoman de cour (Bozarslan, 2001 : 2). Certaines principautés se désignaient elles-mêmes

comme kurdes, ce qui témoigne bien de l’usage répandu de l’ethnonyme dans la région à cette époque. Cependant, le concept de « kurdicité » reste globalement ambigu. Van Bruinessen explique :

« Dépendant du contexte et du locuteur, il [le concept de kurdicité] pouvait se référer à des hommes des tribus kurdes par opposition, par exemple, à des hommes des tribus turques, des habitants ottomans des villes ou des paysans chrétiens ; il pouvait désigner des locuteurs du dialecte kurmandji par opposition à des locuteurs du zaza ou des dialectes du Sud ; ou il pouvait se référer à la paysannerie (kurde) en opposition à leurs aghas ou à l’administration ottomane. Les Yezidis, qui parlaient le même dialecte, mais qui étaient méprisés comme “adorateurs du diable”, étaient souvent considérés comme n’étant pas kurdes par les Kurdes musulmans. D’un autre côté, beaucoup de chefs tribaux, et parfois des tribus entières, s’enorgueillissaient d’une ascendance arabe, réelle ou fictive. Des Kurdes qui rentraient dans le fonctionnariat et d’autres habitants des villes préféraient souvent s’appeler Osmanli (ottoman) ; pour eux, le simple nom de kurde (comme celui de turc !) impliquait le sous-développement » (Van Bruinessen, 1992 : 268).

Les populations placées sous l’autorité des familles princières étaient traversées par un ensemble de clivages culturels, religieux ou linguistiques26. À aucun moment on ne peut observer la mise en place de politiques d’homogénéisation, du « haut » vers le « bas », aucun document n’indique que l’on ait invité l’ensemble des habitants de ces principautés à se concevoir comme unis par le partage d’une même culture. De plus, rappelons-le, certains émirs raccrochent leurs généalogies au prophète Mahomet, sous l’influence probablement de l’historiographie médiévale où ils sont décrits comme des lointains cousins des Arabes, s’en étant séparés après la conquête musulmane. Cette ethnogenèse revendiquée par les émirats disparaîtra progressivement, à mesure que le discours nationaliste gagne du terrain, les nationalistes préférant alors ancrer le groupe dans un passé préislamique, identifiant les Mèdes comme ancêtres du peuple.

Cette organisation politique sera profondément remise en cause par un ensemble de réformes administratives adoptées par la Sublime Porte dans le courant

26 S’appuyant sur des statistiques de Cuinet, datant de la fin du XIXe siècle, Van Bruinessen

étudie la composition démographique de l’émirat de Bitlis et met en évidence que « 40 % de la population comprise dans les frontières de l’émirat de Bitlis était arménienne » (Van Bruinessen, 1992 : 170).

du XIXe siècle : elles auront pour conséquence l’exil d’une partie de la noblesse et son

intégration dans l’appareil administratif hors du Kurdistan.

B. Les réformes administratives de l’empire au XIXe siècle, l’exil des

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