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Au-delà des discours : regard sur la diversité culturelle du Sud Est turc

La transformation du nouvel an Newroz en « fête révolutionnaire »

A. La construction symbolique partagée d’une « différence à l’Est » : réflexion sur les processus d’établissement de la frontière ethnique entre

3. Au-delà des discours : regard sur la diversité culturelle du Sud Est turc

Ce que l’on désigne par le terme « Est » couvre en réalité une zone géographique très étendue. Il désigne ainsi logiquement aussi les régions qui bordent la mer Noire, où la population kurde est très faiblement représentée. Les populations qui y vivent sont principalement arméniennes ou originaires des différents États du Caucase. Toutes les frontières nord-est de la Turquie, objets de contentieux entre les différentes forces politiques en présence, ont connu des modifications au cours des derniers siècles. De plus, l’instabilité politique du Caucase a favorisé la migration vers la Turquie de populations en provenance d’Azerbaïdjan et de Géorgie. D’après les données officielles de Bakou, plus de 3 millions d’Azéris vivraient en Turquie. Principalement implantés dans les provinces de Kars, Igdir, Ardahan et Tuzluca, les Azéris sont en grande majorité chiites. Cette région compte aussi des populations se définissant comme tcherkesses ou circassiennes172 (quelques milliers), ainsi que des populations lazes et arméniennes autochtones. Ainsi, parmi lesdits « gens de l’Est », terme qui est souvent utilisé comme synonyme de « kurde », ceux-ci sont très largement minoritaires, voire inexistants.

Il faut également relativiser l’homogénéité du peuple décrit comme kurde par les nationalistes kurdes (et turcs) : la population kurde de Turquie à qui s’adresse le message identitaire est traversée par un ensemble de clivages linguistiques, religieux et sociaux sur lesquels il est important de revenir. Il existe des différences linguistiques importantes dans le public du mouvement national, qui rendent problématique l’usage du terme de « langue kurde ». Deux principaux groupes linguistiques sont présents dans les régions kurdes de Turquie : le kurmandji, dominant173, et le zazaki. À l’intérieur de ces deux blocs principaux, une multitude de variantes locales témoigne de l’absence d’un processus formel de standardisation linguistique. Quant aux différences religieuses, on estime que 75 % des Kurdes pratiquent le rite shaféite, qui diffère sensiblement du rite hanéfite prôné comme islam d’État et dominant en Turquie, même s’ils appartiennent tout deux au sunnisme. On trouve aussi un nombre important d’alévis, sont répartis sur tout le territoire turc, à l’Est comme à l’Ouest, avec 172 Pour une perspective historique sur les revendications identitaires dans cette région, voir

l’article d’Alexandre Toumarkine (Toumarkine, 2002).

173 Lorsque l’émir Bedirkhan entreprend la latinisation de l’alphabet kurde avec les

une grande présence dans la région de Dersim (Tunceli). Ils sont turcophones et kurdophones (kurmandji et zazaki) selon leur région d’implantation et représentent selon les estimations 20 à 25 % de la population turque (Massicard, 2001 : 1). À la différence de l’islam sunnite pratiqué majoritairement en Turquie, les alévis n’observent qu’un des cinq piliers de la foi musulmane174. Ils adoptent le credo « il n’y a qu’un Dieu et Mohammed est son prophète », mais ignorent les quatre autres piliers de l’islam : la prière cinq fois par jour, la pratique annuelle du ramadan, le pèlerinage à La Mecque et l’impôt zakat (White, 2000 : 41). Les femmes peuvent assister avec les hommes à toutes les cérémonies et n’ont pas l’obligation de se voiler. Les communautés alévies ne fréquentent pas la mosquée, leurs cérémonies se déroulant dans des Cemavi, soit « maisons de Cem » – Cem est le nom de la danse pratiquée lors de ces cérémonies. Cette différence culturelle a donné lieu, hier comme aujourd’hui, à des mobilisations en termes ethniques. Précisons aussi, pour effleurer la complexité de la question, que dans les régions de l’Est de la Turquie où l’on communique en zaza ou en kurmandji, la langue du rite était et reste le turc, et ce même avant les politiques d’assimilation entreprises par la République turque (Van Bruinessen, 2001 : 11). Il faut rappeler que de puissantes confréries sont toujours actives (la confrérie Naqhsbandi et l’ordre Nurcu175 par exemple) : elles diffusent des formes hétérodoxes de l’islam en même temps qu’elles structurent les relations sociales de leurs membres et leur offrent des possibilités particulières d’identification collective et de sentiment d’appartenance.

Les minorités non musulmanes comptent principalement les yézidis, évoqués précédemment176, dont la religion est souvent décrite comme un syncrétisme de zoroastrisme et de croyances locales177, et des groupes épars de chrétiens.

174 Étymologiquement, un alévi est un adepte d’Ali, ce qui explique que l’alévisme est parfois

rangé dans la branche chiite de l’islam. Des historiens des religions attribuent certains aspects du rite et des croyances alévis à des influences zoroastriennes. Les danses et les chants tiennent une place importante dans le culte et cela vaut souvent à l’alévisme d’être identifié comme proche du soufisme et décrit comme une secte mystique.

175 Ce courant, qui refuse l’appellation de « confrérie », prône une réforme de l’islam et

entretient des rapports plus conflictuels avec le pouvoir central. Ici aussi, comme c’est le cas pour les cheikhs des confréries, les dirigeants disposent d’un capital économique important.

176 Nous avons vu que, dans les années 1930, le yézidisme, frappé du sceau de l’authenticité

préislamique, est décrit comme « la religion authentique kurde » par les intelectuels de la ligue Khoyboun.

177 Ainsi, les textes sacrés comprennent des références à Ahura Mazada, figure principale de

culte représenté notamment par un paon. L’importance de la figure du paon dans la liturgie yézidie leur a valu le nom « d’adorateurs du diable ». En effet, une interprétation répandue des

On voit bien que les appellations homogénéisantes « gens de l’Est » ou « Kurde de Turquie » recouvrent une réalité sociologique très complexe. De nombreuses divisions religieuses et linguistiques traversent les régions kurdes en Turquie, ce qui représente un important défi pour le mouvement national kurde. Nous avons vu dans la première partie de cette recherche que l’échec des soulèvements armés contre l’État s’expliquait en partie par l’existence de processus hétérogènes de définition des identités collectives, le mouvement national n’étant pas parvenu à faire accepter une « identité nationale kurde » qui dominerait ces différents clivages. Cette diversité culturelle est toujours observable aujourd’hui, et la nouvelle génération de nationalistes kurdes doit composer avec elle.

Abordons désormais l’apparition de cette nouvelle génération de nationalistes kurdes.

B. Socialisme révolutionnaire et nationalisme kurde : des « gens de l’Est » aux « Kurdes du Kurdistan, colonie de la Turquie »

Je vais maintenant revenir sur le développement du pluralisme politique en Turquie et sur l’intégration des élites kurdes dans le jeu politique turc. Notant comment cette intégration rend vaine une analyse de la contestation kurde dans le cadre de « la société contre l’État », j’analyse ensuite la participation des élites kurdes au nouveau parti socialiste créé dès après le coup d’État de 1960. Je m’attache ensuite à montrer la propagation des idées révolutionnaires (marxiste-léniniste, cheguévariste, maoïste) dans les confédérations syndicales et le parti socialiste turc aussi bien que dans des organisations clandestines kurdes qui commencent à voir le jour : bientôt, on ne parlera plus des « gens de l’Est », mais du « Kurdistan, colonie de la Turquie ». Je signale la radicalisation générale de différents groupes au sein de la gauche turque avant d’aborder, après le coup d’État et l’exécution des leaders estudiantins, l’apparition du PKK et son développement jusque dans les années 1980.

textes du Coran rapporte que c’est un paon qui aide Satan à corrompre Adam et Ève (Açıkyıldız, 2010 : 79). Cette sulfureuse réputation vaudra aux yézidis de nombreuses persécutions au cours des siècles et explique aussi leurs très nombreuses conversions à l’islam ou au christianisme. Certaines communautés musulmanes du Sud-Est ont donc été préalablement yézidies et en gardent la trace, dans la mémoire orale et les pratiques cultuelles. Nous connaissons la tragédie qui frappe ces populations depuis la prise de pouvoir de l’État islamique en Iraq et en Syrie.

1. Du parti unique au pluralisme politique : de nouvelles relations

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