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L’exil d’une partie de l’élite provinciale kurde et son intégration dans l’administration ottomane

et le début de l’invention de la tradition Newroz

B. Les réformes administratives de l’empire au XIX e siècle, l’exil des élites provinciales kurdes et l’apparition d’un discours sur la spécificité culturelle

2. L’exil d’une partie de l’élite provinciale kurde et son intégration dans l’administration ottomane

Les réformes de Tanzimat entraînent le démantèlement des émirats kurdes38. La disparition de ces émirats qui agissaient comme agents de contrôle des dynamiques centrifuges kurdes, notamment tribales, crée donc un vide d’autorité que l’administration civile et militaire ottomane est incapable de combler (Bozarslan, 2001 : 3). Martin Van Bruinessen explique :

« Les émirs traditionnels furent remplacés par des gouverneurs nommés par l’État, mais ces gouverneurs n’avaient pas la légitimité traditionnelle nécessaire pour garder sous leur contrôle les notables et les chefs de tribus de leur district, de sorte qu’ils se trouvaient obligés de laisser à ceux-ci un important degré d’autonomie. De ce fait, des tribus isolées ou confédérées, qui jusqu’alors faisaient partie d’un émirat, devenaient les plus importantes unités sociales et politiques. Partout les chefs de tribu s’efforçaient d’étendre leur pouvoir et

membres de différentes ethnicités ou religions, pas seulement les non-musulmans (Tas, 2014 : 499). Pour une remise en question de l’équation entre millet et communauté confessionnelle voir l’article fort intéressant de Benjamin Braude « Foundation Myths of the Millet System » (Braude, 1982). Pour un article expliquant que l’autonomie laissée aux principautés kurde réside dans le fait que les Kurdes aient été considérés comme membre d’un millet, voir l’article de Latif Tas « The myth of the Ottoman Millet System : Its Treatment of Kurds and a Discussion of Territorial and Non-Terrotorial Autonomy » (Tas, 2014). Voir aussi l’article de Marc Aymes intitulé « La communauté d’historicité », (Aymes, 2005)

38 Certaines campagnes militaires semblent avoir été en menées en collaboration avec des

influence aux dépens l’un de l’autre. Les missionnaires et autres voyageurs au milieu du XIXe siècle rapportent les doléances des gens

sur l’insécurité croissante qui sévissait depuis l’abolition des émirats, et les luttes tribales incessantes. La nature segmentaire de l’organisation sociale kurde était plus évidente qu’au temps des émirats » (Van Bruinessen, 2000 : 14).

La diminution du pouvoir des émirs laisse également le champ libre aux cheikhs, (préalablement subordonnés au prince), qui tentent désormais de s’imposer comme acteurs du jeu politique. La paysannerie, soumise à une taxation directe de l’État ainsi qu’au recrutement forcé, prête facilement l’oreille aux appels à l’insurrection. Pour ne rien arranger à cette situation, le sultan met en place, à la fin du

XIXe, des milices dites Hamidiye dont les chefs sont recrutés parmi les chefs tribaux

locaux. Théoriquement, ces chefs sont placés sous l’autorité d’un commandant ottoman, mais dans les faits ils demeurent hors de la structure de commandement de l’armée régulière et de l’administration civile, et jouissent ainsi d’un haut degré d’immunité légale (Van Bruinessen, 2000 : 19). Ils utilisent largement les ressources que leur offre cette position « non seulement pour consolider leur contrôle sur leurs propres tribus, mais également pour l’étendre aux tribus voisines qui n’entraient pas dans les régiments hamidiye39 » (ibid.), attisant là aussi des conflits intertribaux. En

somme, et comme le formule Hamit Bozarslan, « la politique de centralisation menée par le sultan provoque une décentralisation violente d’une ampleur inédite dans la région »(Bozarslan, 2001 : 3).

Il me semble pertinent, à ce stade de l’analyse, de focaliser notre attention sur deux grandes familles dont le sort est scellé par les réformes : la famille Bedir Khan et la famille Semdinan.

En 1847, l’ émir Bedir Khan est destitué et envoyé en exil. Si l’on en croit le discours du mouvement national kurde, il aurait organisé un soulèvement, défini comme une « révolte », avec pour objectif la création d’un Kurdistan indépendant (Van Bruinessen, 1992 : 179). L’analyse des sources historiques révèle cependant une réalité

39 Martin Van Bruinessen ajoute : « Pour le Sultan, ces régiments représentaient un système

parallèle de défense de l’État, indépendant de la bureaucratie et de l’armée régulière en qui il n’avait pas entièrement confiance […] Si l’institution des Hamidiye n’a pas entraîné la création de nouvelles tribus, elle a renforcé économiquement et politiquement certaines des tribus existantes aux dépens de leurs voisines et a accentué leur structure hiérarchique interne » (Van Bruinessen, 2000 : 19).

plus complexe. Les documents ottomans suggèrent que le soulèvement de Bedir Khan est dû à une réforme spécifique qui prévoyait de diviser sa région d’influence, le Botan, une partie devant être rattachée à l’eyalet de Diyarbakır et l’autre à celui de Mossoul (ibid. : 202). Van Bruinessen relate également une version distincte : Bedir Khan aurait vraisemblablement envoyé ses troupes dans le district de Tiyari, non pour combattre les armées ottomanes, mais pour rappeler à l’ordre une communauté de chrétiens nestoriens qui avait refusé de payer l’impôt annuel dû à l’émir de Hakkari. Cette communauté collaborait avec des missionnaires américains et les signes ostentatoires de cette collaboration n’étaient pas du goût de la noblesse locale (ibid. : 231). Bedir Khan se lança donc dans un rappel à l’ordre musclé de la communauté nestorienne40, faisant des milliers de victimes (ibid.). Le récit de ces expéditions punitives (il y en eut une seconde quelques années plus tard) se propagea en Europe et aux États-Unis et finit par revenir aux oreilles du sultan, qui mobilisa ses armées pour destituer le prince. Bien sûr, ces événements arrivèrent à point nommé, le sultan ayant de toute façon l’intention de démanteler l’émirat. Mais contrairement à ce que l’on pourrait penser, Bedir Khan ne fut pas traduit devant un tribunal et condamné à une lourde peine. Il est d’abord envoyé en exil à Istanbul avec sa famille – on rapporte qu’il y est reçu avec de grands honneurs – puis en Crète où il reçoit un salaire en contrepartie de son rôle de médiateur dans les conflits entre chrétiens et musulmans. L’émir de Hakkari connaît un sort similaire et, au cours des années suivantes, il reçoit de l’empire diverses distinctions honorifiques.

Dans la région, le vide laissé par la disparition des émirs (le dernier de la région, celui de Baban, sera vaincu par le gouverneur de Baghdad) attise les convoitises d’un cheikh. Le Cheikh Ubeydullah de Nehri est un dignitaire religieux, membre de la famille Semdinan (une des plus influentes de la région de Hakkari) dont le rôle est prédominant au sein de la puissante confrérie soufie, et dont la généalogie se rattache au prophète Mahomet. Son statut de cheikh lui permet de rallier le soutien de

40 Martin Van Bruinessen écrit : « Les Kurdes et leurs voisins chrétiens étaient conscients de

l’influence croissante des puissances européennes dans la région, en particulier de la Grande- Bretagne, de la Russie et de la France sur le gouvernement ottoman. Ils lisaient cela à travers le prisme de la confrontation entre la chrétienté et l’islam, et percevaient la possibilité que les puissances européennes s’allient avec les chrétiens locaux contre les musulmans ; les missionnaires étaient vus par beaucoup comme les précurseurs d’une intervention militaire directe. Cela mena inévitablement à l’exacerbation des tensions entre les Kurdes et les groupes chrétiens du Kurdistan. Dans ces conditions, c’est naturel que les leaders religieux se soient imposés sur fond de sentiment anti-étranger et anti-chrétien parmi la population » (Van Bruinessen, 1992 : 229).

nombreux chefs tribaux, au-delà des conflits qui les opposent. Ainsi, vers 1880, son pouvoir s’étend sur une grande zone du Sud-Est turc mais aussi en Iran, sur des régions anciennement inféodées aux émirs destitués. Hakan Özoğlu écrit :

« Des correspondances britanniques confirment qu’Ubeydullah était le chef souverain des Kurdes en 1880, et son influence politique s’étendait sur une vaste region précédemment sous le contrôle des confédérations de Botan, Bahdinan, Hakkari et Ardalan » (Özoğlu, 2004 : 74).

Là encore, la destitution du cheikh n’a pas grand-chose à voir avec un soulèvement nationaliste. Certes, il existe une animosité entre le cheikh et le pouvoir ottoman, mais celle-ci découle d’antagonismes tout à fait étrangers à une quelconque défense d’une « identité kurde ». Dans les territoires du Sud-Est anatolien, les cheikhs étaient souvent devenus des grands propriétaires terriens, grâce aux donations de terres et aux différentes taxes qu’ils récoltaient. Lorsque les réformes du cadastre entreprises sous la deuxième vague de modernisation administrative de l’empire (1856) furent mises en place, ils parvinrent à utiliser le nouveau système de tapu à leur bénéfice, en achetant de vastes étendues de terre : il n’est donc pas rare qu’ils possèdent des villages ou des régions entières41. Les terres contrôlées par le cheikh Ubeydullah s’étendaient ainsi jusqu’en Iran où il bénéficiait également d’une large marge de manœuvre avec les autorités. Le récit des différentes manœuvres militaires entreprises par le cheikh à cette époque est donné par Firat Kiliç, dans son article « Cheikh Ubeydullah’s role in 1877- 1878 Ottoman-Russian War ». Le cheikh Ubeydullah participe à la guerre russo- turque, l’empire se reposant sur son prestige charismatique et son affiliation naqshbandi pour mobiliser des troupes. Cependant leur relation est bien rugueuse : peu de temps après cette alliance, par exemple, le cheikh capture une unité de l’armée ottomane qui, dit-il, se livrait au pillage des villages. Peu après encore, il dirige des manœuvres militaires en territoire iranien, ce qui bien sûr met en danger les relations déjà complexes de l’empire avec l’Iran. Le cheikh est aussi farouchement et ouvertement opposé à l’article 61 du traité de Berlin relatif à la protection des Arméniens, signé au lendemain de la guerre avec la Russie42. À ce sujet, il aurait dit :

41 Voir à ce sujet le chapitre « Shaikhs : mystics, saints and politicians » de l’ouvrage de

Martin Van Bruinessen (Van Bruinessen, 1992 : 205-264).

42 L’article 61 du traité de Berlin stipule : « La Sublime Porte s’engage à réaliser, sans plus de

« Qu’est-ce que j’entends, que les Arméniens vont avoir un État indépendant à Van, et que les nestoriens vont hisser le drapeau britannique et se déclarer des sujets britanniques ? Je ne le permettrai jamais, même si je dois armer les femmes43 » (Özoğlu, 2010 : 124).

C’est dans ce climat que le cheikh est invité une nouvelle fois à se rendre à Istanbul, d’où on lui promet qu’il pourra s’établir dans une ville sainte de la péninsule arabique. C’est ce qui finira par arriver et le cheikh, installé au Hedjaz, continuera à entretenir des relations cordiales avec la Sublime Porte après son exil. Les aspects territoriaux des différents mouvements armés sont indéniables, et certaines déclarations indiquent que les idées nationales ne sont pas totalement étrangères au cheikh. Firat Kiliç rapporte que le cheikh déclarait vouloir ou bien « unifier le Kurdistan pour le transformer en un émirat comme le Montenegro et la Serbie ou mourir en poursuivant son but et sauver son âme ». Dans la même veine, il aurait envoyé une lettre à un missionnaire américain, Cochran, dans laquelle on peut lire :

« La nation kurde consiste en plus de 500 000 familles, c’est un peuple à part. Leur religion est différente [de celle des autres], tout comme leurs lois et leurs coutumes […] Nous sommes aussi une nation à part. Nous voulons que nos affaires soient en nos propres mains, pour que nous puissions être forts et indépendants pour punir nos criminels, et avoir des privilèges comme les autres nations. Dans le cas contraire, le Kurdistan dans son ensemble prendra les choses en mains, puisqu’ils sont incapables de continuer à subir l’oppression et les actes horribles qu’ils doivent endurés de la part des gouvernements [perse et ottoman] » (Ubeydullah à Dr. Cochran, 5 octobre 1880, Parliamentary Papers, 5 : 47-48, cité par Özoğlu, 2001 : 392).

habitées par les Arméniens et à garantir leur sécurité contre les Circassiens et les Kurdes. Elle donnera connaissance périodiquement des mesures prises a cet effet aux Puissances qui en surveilleront l’application ».

43 Il faut prendre des précautions par rapport à cette source, qu’Özoğlu identifie ainsi : « A

letter from Vice Counsel Clayton to Major Trotter, Baksale, 11 July 1880, Parliamentary Papers » (Turkey, 1881, 5-7). Le cheikh aurait fait cette déclaration à un officiel ottoman et ces propos sont rapportés dans une correspondance britannique entre un vice-consul et un major de l’armée britannique. Nous avons souligné la suspicion des leaders kurdes vis-à-vis des communautés de chrétiens et de la pénétration des missionnaires, mais ici, ces propos peuvent avoir été utilisés à des fins de propagande par les Britanniques, qui utilisent la question des minorités pour s’immiscer dans les affaires ottomanes. Nous savons par exemple que certains groupes nestoriens participent aux différentes manœuvres militaires du cheikh, ce qui tend à relativiser le discours anti-chrétien qui lui est souvent attribué.

Il est intéressant de voir que le cheikh fonde l’idée d’un État sur l’existence d’une nation dont il pointe la spécificité en évoquant la religion, les lois et les traditions, ce qui relève bien d’une idéologie nationaliste postulant la congruence entre frontières politiques et frontières culturelles. Les sources sont malheureusement minces pour déterminer quelles étaient les vues exactes du cheikh sur la question nationale : il est difficile de savoir s’il n’utilise pas le vocable nationaliste uniquement pour faire sienne une grammaire connue et valorisée par les Occidentaux. Il est clair en revanche que le cheikh n’a besoin à aucun moment de brandir ce discours pour convaincre ses sujets : il s’appuie alors très clairement sur la religion. L’objectif du cheikh n’a jamais été la création d’un État moderne doté de structures administratives civiles, mais plutôt la création d’un vaste ensemble féodal dont la légitimité repose sur la référence divine. Les ambiguïtés quant aux dessins nationalistes du cheikh ont participé au fait que ces soulèvements armés soient lus, a posteriori, comme révoltes à caractère national.

On voit bien à travers ces deux exemples que les élites provinciales kurdes ne sont pas écartées de l’appareil administratif ottoman après avoir été destituées, bien au contraire. Comme le résume très bien Djene Rhys Bajalan :

« Le renversement des émirats et la suppression des émirs kurdes n’a pas signifié la dépossession des classes princières, mais plutôt leur exil du Kurdistan et leur intégration dans la hiérarchie bureaucratique ottomane modernisée » (Bajalan, 2013 : 11).

Toute une frange de l’ancienne élite politique kurde se retrouve donc intégrée au cœur du système administratif ottoman dans les grandes villes de l’empire. Tout au long du XIXe siècle, les membres de ce groupe social particulier se côtoient et

participent aux mêmes mondanités dans les grandes villes de l’empire et en particulier, bien sûr, à Istanbul. Les fils sont inscrits dans les nouvelles écoles d’administration et dans les écoles militaires mises en place par les réformes de Tanzimat : c’est ainsi que se forme, loin du Kurdistan, une frange de notables cumulant une légitimité à caractère traditionnel et une légitimité à caractère bureaucratique-légal44. Ce sont ces individus

44 Rappelons la définition donnée par Weber : « Il y a trois types de domination légitime. La

validité de cette légitimité peut principalement revêtir : 1) Un caractère rationnel, reposant sur la croyance en la légalité des règlements arrêtés et du droit de donner des directives qu’ont ceux qui sont appelés à exercer la domination par ces moyens (domination légale). 2) Un caractère traditionnel, reposant sur la croyance quotidienne en la sainteté de traditions valables

qui deviennent les premiers producteurs d’un discours sur la spécificité culturelle du peuple kurde. Situons le cadre politique particulier dans lequel il émerge.

3. Renouvellement des élites existantes, émergence des classes

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