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Le discours de la Kürdistan Taali Jamiyati sur la tradition Newroz

et le début de l’invention de la tradition Newroz

C. Le début de l’invention de la tradition Newroz

1. Le discours de la Kürdistan Taali Jamiyati sur la tradition Newroz

Dans le discours actuel du mouvement national kurde de Turquie, Newroz est une fête kurde qui se déroule le 21 mars, équinoxe de printemps, et marque le début

111 Rappelons que le journal Kürdistan, par exemple, était largement le fruit du travail de la

famille Bedir Khan et que par conséquent, l’historiographie que l’on y retrouve est principalement axée sur l’histoire de l’émirat du Botan.

d’une nouvelle année. Newroz est la commémoration de la victoire des Mèdes sur les Assyriens en 612 av. J.-C. La fête est associée au mythe de la victoire du forgeron Kawa sur un despote sanguinaire, Dehak, dont les épaules sont affublées de deux serpents. En signe de victoire, des feux sont allumés sur le sommet des montagnes et à ce signal, tous les habitants du royaume dansent et fêtent leur « libération ». On observe donc une connexion entre le calendrier, le mythe et la libération du peuple. Nous allons maintenant voir que ces différents éléments (nom, date, mythe) ne sont pas interconnectés dans le discours de la KTJ. Penchons-nous désormais sur la place que celui-ci fait à la fête de Newroz.

Dans les colonnes de Jîn, on lit qu’une des tâches les plus pressantes est d’identifier « les jours nationaux ».

« Connaître nos jours spéciaux est notre devoir, parce que nous sommes une nation historique. Jusqu’à maintenant, nous avons négligé ce devoir de nous connaître nous-mêmes. Pouvoir identifier nos jours spéciaux et les célébrer au moment opportun est une des manières pour nous de nous connaître ; c’est aussi un retour vers les origines de notre civilisation. Ce que je veux dire, c’est que nous devons déterminer nos jours nationaux et les garder vivants dans notre vie nationale ; les Kurdes qui ne se connaissent pas et qui ne se font pas connaître des autres devraient apprendre qui ils étaient dans le passé et qui ils sont dans le présent. En bref, nous devons nous connaître et nous faire connaître des autres, puisque cet examen et cette définition est ce qui nous mènera à la reconnaissance de notre devoir national et à l’obtention de nos droits. Cette solution est nécessaire pour que nous puissions vivre comme une nation » (Jîn, vol. 16 : 6).

Les intellectuels qui collaborent à Jîn se lancent donc dans le repérage de ces jours nationaux spécifiquement kurdes.

« Les nations ont différents types de jours spéciaux : nationaux, sociaux, religieux, etc. Les jours nationaux des Kurdes sont le jour où “Kawe” a mis fin à la cruauté de Dehak, le jour où le Prince Saladin est né et est devenu Sultan, etc. Nous connaissons nos jours religieux et en plus au Kurdistan il y avait aussi le “Sersal”, nouvel an, le 9e jour de mars dans le calendrier Rumi (21 mars du calendrier

grégorien). Pour tous les Kurdes, ce jour spécial et social est appelé “fête” (Bayram) et il est reconnu comme un renouvellement de la vie. Les gens se rendent visite et s’échangent des présents. Ainsi, ce jour a une place spéciale par rapport aux autres » (ibid.) (Jîn, 14 : 21).

La bataille de Kawa contre Dehak arrive en tête de liste des « jours spéciaux » définis comme « nationaux », mais l’on comprend bien à la lecture du texte qu’elle ne s’est pas déroulée un 21 mars. Cette date apparaît bien, mais sans lien avec Newroz : ici, le 21 mars porte le nom de Sersal, qui signifie « nouvel an » en kurde. Sersal est défini comme un « festival », marquant « le début d’une nouvelle vie », lors duquel les Kurdes « se rendent visite et échangent des présents ». Comme le précise Mehmet Emîn Bozarslan dans son étude sur le journal Jîn les termes de Newroz et Sersal sont tous deux utilisés pour désigner la fête qui se déroule le 21 mars (M. E. Bozarslan, 1985 : 135). Ce n’est que plus tard que le nom de Newroz sera définitivement adopté. La question de l’origine de la fête est également abordée dans le journal. Memdur Selim y publie en 1918 les lignes suivantes :

« Connaître et faire vivre nos jours nationaux est notre droit et notre devoir. Pour connaître et profiter de ce devoir et des droits qui viennent de l’histoire, il faut définir ces journées nationales par différents moyens (avec différentes ressources). Voilà un point de recherche pour les historiens et la jeunesse. Est-ce qu’il y a une autre journée nationale et sociale que les journées religieuses connues ? Ces journées, par quelles sources historiques, par quel canal ont-elles cheminé ? Par exemple, notre nouvel an est le même que le Newroz des Iraniens. Est-ce vraiment le cas ? » (Jîn, 16 : 7).

Le journal, plutôt que de se contenter de présenter des certitudes, incite à la recherche sur le sujet et invite « les historiens et la jeunesse » à l’explorer. On voit bien ici que le processus est dialectique, c’est en quelque sorte un « work in progress ». À quelle date l’événement de « Kawe [mettant] fin à la cruauté de Dehak » sera-t-il fixé ? Reprenons le premier numéro de Jîn :

« Pour les Kurdes, le jour de libération est le 31 août […] et chaque 31 août est célébré comme jour national de libération à Demavand. Le fait que cette célébration soit appelée “festival kurde” et qu’elle soit glorifiée et honorée seulement par des Kurdes montre irrémédiablement que ce sont les Kurdes qui ont déclaré la guerre pour mettre fin à la cruauté de Dehak »(ibid.).

La révolte du forgeron Kawa est donc datée du 31 août et non du 21 mars. En Iran, cela correspond à une fête nommée « Iyd-i Kurd112 » (Aydın, 2005 : 74) – nous reviendrons sur les origines pré-nationales de la fête au chapitre suivant. On constate donc que les éléments aujourd’hui agrégés dans la définition de la fête de nouvel an Newroz ne l’étaient pas en 1919 dans les productions de la société d’élévation du Kurdistan, et que la fête du 21 mars est tantôt appelée Newroz, tantôt Sersal.

La création de la ligue Khoyboun dans les années 1930 va donner une nouvelle impulsion à l’invention de la tradition Newroz.

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