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Socialisme en Turquie : réflexions sur une aventure partagée de la gauche turque et du nationalisme kurde vers le marxisme-léninisme

La transformation du nouvel an Newroz en « fête révolutionnaire »

A. La construction symbolique partagée d’une « différence à l’Est » : réflexion sur les processus d’établissement de la frontière ethnique entre

2. Socialisme en Turquie : réflexions sur une aventure partagée de la gauche turque et du nationalisme kurde vers le marxisme-léninisme

Naissance d’une gauche turque ? En réalité, il s’agit plutôt d’une renaissance. Un mouvement socialiste existait déjà en Turquie au lendemain de la création de la République et divers groupes communistes s’étaient formés au sein de l’Assemblée

avant d’être interdits194. Mustafa Kemal aurait par ailleurs déclaré : « Si ce pays a besoin de communisme, nous lui amènerons » (Yilmaz, 2013 : 75).

L’ouverture démocratique effectuée sous la pression américaine permettra la formation d’une grande confédération syndicale nommée Türk-iş (confédération des syndicats ouvriers). Celle-ci entretient dès le début des liens avec l’American Federation of Labour-Congress of Industrial Organisations, AFL-CIO, principal groupement syndical États-Uniens dont les dirigeants sont en rupture avec l’URSS195 : pour le Parti démocrate comme pour les États-Unis, les liens de Türk-iş avec son homologue américaine sont préférables à des liens noués avec l’URSS196. Cette confédération permet le développement d’une grande participation syndicale à travers le pays, qui ne cessera d’augmenter au cours des décennies suivantes comme le montre le tableau ci-dessous.

194 Ces groupes communistes résultaient souvent des stratégies politiques de Mustafa Kemal

qui aimait agiter, au moment opportun, le drapeau rouge pour effrayer les alliés (Dumont, 2006 : 83-91). Ils ont fini par acquérir une certaine autonomie qui dérangea Kemal et tous furent dissouts. Une analyse des discours de Mustafa Kemal montre tout de même que les termes de « prolétariat », « ouvriers », « bourgoisie », « impérialisme » et « capitalisme » ont été prononcés 150 fois entre 1919 et 1922, tandis qu’ils ne seront prononcés qu’à 9 reprises de mars 1929 à novembre 1929 (Bozarslan, 2013 : 325, s’appuyant sur une recherche du chercheur Taha Akyol mentionnée par Hanioğlu, 2011 : 110-111). Hamit Bozarslan explique : « Sans doute, l’obligation de mobiliser l’ensemble des forces de la résistance le pousse au pragmatisme et explique sa syntaxe politique éclectique ; mais on peut aussi faire l’hypothèse qu’il est, comme tant d’autres, à la recherche d’une “doctrine” susceptible de remplacer l’unionisme défait. » (Bozarslan, 2013 : 325) Pour une analyse plus détaillée des relations entre Mustafa Kemal et les mouvements socialistes, voir l’article de Paul Dumont, « La révolution impossible » (Dumont, 1978) et celui d’Ahmet Samim, « The Tragedy of the Turkish Left » (Samim, 1981).

195 Certains affirment que cette organisation a été créée ou récupérée par la CIA. Elle est

d’ailleurs souvent appelée « AFL-CIA ».

196 Les dirigeants du parti communiste de Turquie, parti clandestin, ont été arrêtés dans les

années 1950. Pour une analyse des relations entre le Parti démocrate et le Parti communiste dans ces années, se référer à l’article d’Ahmet Samim, « The Tragedy of the Turkish Left » (Samim, 1981).

Tableau : Augmentation du nombre de syndicats et de syndiqués

Source : The Ministry of Labor, cité par Kus et Ozel, 2010 : § 15

Si nous savons qu’il faut prendre ces chiffres avec précaution, la confédération permet indéniablement à certains individus de se professionnaliser dans la lutte syndicale et de s’engager bientôt dans le jeu politique turc. Le 13 février 1961, douze syndicalistes du Türk-iş fondent le Parti des travailleurs de Turquie, Turkiye Isçi

Partisi (Mello, 2010 : 8) (ci-après TIP). L’année suivante, Mehmet Ali Aybar, un

avocat connu pour ses tendances marxistes, en prend le leadership à sa sortie de prison. Une partie des membres du TIP penche ainsi vers le marxisme, mais Hamit Bozarslan insiste sur le fait que le parti n’a pas, à ce moment-là, officiellement rompu avec le kémalisme. Idéologiquement, le TIP est d’avantage influencé par un certain socialisme arabe venant du Moyen-Orient que par les modèles soviétique ou latino-américain (Fidel et Che Guevara). Ce socialisme arabe est d’ailleurs alors en rupture nette avec le bloc communiste. Voici ce que déclare son premier théoricien, Michel Aflaq, fondateur en 1947 du premier parti Ba’th197 de Syrie :

« Il n’est pas difficile pour les Arabes, s’ils se libèrent du cauchemar communiste, de découvrir un socialisme arabe émanant de leur âme, […] au service du nationalisme arabe et comme facteur essentiel de sa résurrection » (Carré, 1980 : § 32).

Ce socialisme se met clairement au service du nationalisme arabe, et constitue le régime idéal pour exprimer « le génie du peuple arabe » (constitution du parti Ba’th, 1947, article 4 198 ). « Nous représentons l’esprit arabe contre le matérialisme

197 Ba’th signifie « résurgence », « réveil », « résurrection » (Carrée, 1980 : 185).

198 Article 4 : « Le Parti Ba’th arabe est socialiste. Il est convaincu que le socialisme est une

nécessité jaillissant du cœur même du nationalisme arabe. C’est en effet le régime idéal qui permettra de la façon la plus parfaite d’épanouir les possibilités et d’exprimer le génie du Nombre total de syndiqués Taux de syndicalisation Nombres de syndicats

1950 76 000 5,90 88

1960 282 967 15,50 432

communiste », déclare Aflaq : il apparaît de façon manifeste que le principe de la lutte des classes ne fait pas partie du contenu idéologique. Gamal Abdel Nasser, dont les ressources idéologiques dérivent en partie du socialisme d’Aflaq, est un des modèles locaux de cette gauche turque. Nasser s’était attiré la sympathie de toute une génération de politiciens et d’intellectuels de la région lorsqu’il renversa en 1954 la monarchie égyptienne installée par les Britanniques. L’année suivante, il se rendait en Indonésie pour participer à la Conférence de Bandung rassemblant les pays « non- alignés » qui refusaient de prendre position dans la guerre froide, formant ainsi un troisième bloc que l’on appellera dès lors le « Tiers-monde ». En 1956, Nasser jette un pavé dans la mare en nationalisant le canal de Suez, au grand dam des Français et des Britanniques. Entre 1961 et 1963, il nationalise de nombreuses grandes usines égyptiennes, mais ici non plus, il n’est pas question de matérialisme historique marxiste. Si ces différents mouvements socialistes arabes ne reprennent pas l’idée marxiste de la lutte des classes, leur discours est nettement anticolonialiste et anti- impérialiste. L’impérialisme des grandes puissances est violemment critiqué, leur hégémonie dans la région doit prendre fin. Une partie de l’idéologie de ce socialisme arabe convient parfaitement au mouvement socialiste turc qui n’a alors toujours pas rompu avec le kémalisme. L’idée d’un socialisme au service du nationalisme n’influence pas que les courants socialistes en Turquie : le CHP (ancien parti de Mustafa Kemal) y trouve également une source d’inspiration et une manière de se démarquer des politiques libérales de son ennemi le Parti démocrate. C’est ainsi qu’il tend progressivement vers la gauche199. Les accents anticolonialistes du socialisme

arabe trouvent un fort écho parmi certains membres du TIP et d’une jeunesse estudiantine qui joue désormais un rôle politique indéniable : l’impérialisme américain commence à faire l’objet de critiques virulentes. La question marxiste de la lutte des classes, absente du socialisme arabe, gagne progressivement du terrain et sera un point de contention au sein du TIP.

À ce titre, l’évolution de la confédération syndicale Türk-iş est un bon exemple de cette polarisation marxiste de la gauche turque. Brian Mello explique :

peuple arabe. Il assure à la nation une croissance constante de sa production matérielle et intellectuelle, et une fraternité étroite entre ses membres » (Article 4, constitution du Parti Ba’th, 1947, cité dans « Textes fondamentaux, la Syrie d’aujourd’hui », Institut de recherches

et d’études sur le monde arabe et musulman, Aix-en-Provence, 1980).

199 Pour les chiffres de l’évolution subséquente de son électorat dans les quartiers défavorisés et

« En particulier pendant ses premières années, la rhétorique utilisée par les leaders du Türk-İş n’était pas militante et était globalement alignée sur la volonté de l’E »at de limiter les conflits de classe. Türk-İş s’engageait à ne pas s’organiser “de manière religieuse et à ne pas utiliser de croyances philosophiques ni de propagande politique dans la lutte” (Règlement de Türk-İş 1952, 2002 : 3). C’était en substance un rejet du syndicalisme politique et en particulier des idéologies socialistes et communistes. Türk-İş se déclarait plutôt « organisation nationaliste » indépendante des partis politiques et du gouvernement. Son règlement spécifiait que la confédération ne pourrait être utilisée ni pour la propagande de partis politiques, ni pour sa diffusion, ni ne sera un “outil pour le progrès des idéologies d’États étrangers” » (Mello, 2010 : § 21).

Il est important ici de noter que la hausse constante des taux de syndicalisation mentionnés plus haut est observable tant dans les nombreuses entreprises d’État que dans les entreprises privées, comme nous le montre le graphique ci-dessous.

Tableau : Évolution du nombre total de syndiqués dans les secteurs publics et privés entre 1960 et 1980 (Mello, 2010 : § 9)

Les mouvements de grève qui s’affirment dans les entreprises à capitaux privés mettent en lumière les tensions entre les syndicats de travailleurs et la confédération Türk-iş. Les déclarations de la confédération seront parfois très surprenantes : au lieu de légitimer les demandes des ouvriers, elle déclare que ces mouvements de grève sont le fruit de la provocation d’acteurs extérieurs (Mello, 2010 : § 35a). Curieuse position pour un syndicat… Türk-iş apparaît donc trop conservatrice pour une grande partie des

syndicats du privé200 et continue de rejeter la lecture marxiste de la lutte des classes, se

proclamant « au-dessus de la politique ». C’est ainsi que le 12 février 1967, des représentants de grands syndicats se réunissent à Istanbul pour former une nouvelle confédération : le DISK, Türkiye Devrimci İşçi Sendikaları Konfederasyonu, soit Confédération des syndicats révolutionnaires de Turquie. L’influence idéologique du marxisme est ici très nette et les effectifs du DISK vont croître rapidement201. Tous ces développements influencent le TIP qui, entre temps, a obtenu une représentation parlementaire : aux élections législatives de 1965, le TIP a recueilli 2,80 % des voix, ce qui lui a permis d’envoyer 14 députés à l’Assemblée nationale à Ankara, dont quatre sont originaires des provinces de l’Est.

La participation des intellectuels kurdes au TIP est un événement important dans l’histoire politique du nationalisme kurde. À cette époque, ces acteurs profitent déjà de l’assouplissement introduit par la nouvelle Constitution pour publier de nombreux journaux et revues : après Ileri Yurd de Musa Anter, on peut noter le magazine bilingue turco-kurde Dicle Firat (le Tigre et l’Euphrate – 8 numéros entre 1962 et 1963) et le mensuel trilingue (turc/kurde/zaza) Roja newe (le jour nouveau), ainsi que Denge Taze (la voix nouvelle, 4 numéros en 1966). Ces acteurs du mouvement nationaliste trouvent dans le TIP le moyen d’intégrer le jeu politique turc. Musa Anter explique dans ses mémoires :

« Les autres groupes politiques étaient fascistes et partageaient tous une hostilité envers la question kurde. Les touranistes et les kémalistes partageaient les mêmes opinions. Eux au moins [les socialistes], authentiques ou non, disaient : “Si nous gagnons dans le futur, nous vous accorderons vos droits”. Au moins, ils reconnaissaient l’existence des droits qui nous avaient été retirés » (Musa Anter, cité par Güneş, 2010 : 59).

Tarik Ziya Ekinci, un ancien du foyer Dicle Taleb Yurdu, devient secrétaire général du parti et député de la région kurde de Diyarbakır. Trois autres députés sont originaires de l’Est. Mehdi Zana prend la direction de la branche de Silvan. Pour le

200 Voir à ce sujet les travaux de Robert Bianchi (Bianchi, 1984) et Toket Dereli (Dereli, 1968),

tout deux cités par Mello (2010b).

201 Pour une exploration plus détaillée voir Brian Mello, « Communists and Compromisers:

TIP, cette intégration des nationalistes kurdes est à double tranchant : héberger la contestation kurde permet de capter un public potentiellement large, mais les discours trop radicaux peuvent contribuer à éloigner une partie de son électorat et lui attirer les foudres de la junte militaire.

C’est à cette même époque, en 1965, qu’un groupe de militants nationalistes forme la première organisation clandestine kurde de la décennie, appelée le PDKT, Parti démocratique du Kurdistan de Turquie (Atlas, 2014 : 161), qui ouvrira des cellules dans plusieurs villes du Kurdistan turc. Ce parti est fondé par Faik Bucak, un autre ancien résident des foyers d’étudiants et cousin de Mustafa Remzi Bucak qui, nous l’avons vu, avait été député du Parti démocrate (il le quittera plus tard et s’exilera aux États-Unis). Parmi les fondateurs, on trouve aussi Sait Kırmızıtoprak, un Alévi originaire de la région de Dersim, ancien étudiant à Izmir puis Istanbul où il établira la branche stambouliote de la « fondation culturelle de Tunceli ». Il publie un journal dans lequel il défend la spécificité culturelle kurde et dénonce le sous-développement de l’Est. Sait Kırmızıtoprak sera arrêté pendant les manifestations estudiantines et fait partie des 49 emprisonnés qui ne seront libérés qu’après le coup d’État. Ce passage en détention l’a privé d’une partie de ses droits, lui interdisant d’intégrer les partis reconnus par l’État.

In fine, les leaders du PDKT, dans leur grande majorité, ont été exclus d’une participation au jeu politique turc légal et comptent donc avec cette organisation clandestine poursuivre leurs activités politiques. Cette clandestinité leur permet également d’afficher clairement des positions pro-Barzani. En effet, celui-ci bénéficie alors d’une grande popularité parmi les intellectuels kurdes, les jeunes activistes, mais aussi une grande partie de la population paysanne qui suit avec intérêt les exploits de Barzani au Kurdistan irakien. Les progressions de Barzani et de ses troupes sont relayées par diverses stations de radio émettant depuis le Kurdistan irakien mais aussi d’Arménie (Radio Erevan), sur des fréquences que l’on peut capter en Turquie. Ces développements positifs du mouvement national kurde de l’autre côté de la frontière jouent un rôle fondamental dans la remobilisation nationaliste kurde des années 1960 en Turquie, qui profitera au PDKT. Idéologiquement, la ligne du parti est marxiste- léniniste, comme le PDK de Barzani. Tout deux entretiennent des liens avec l’URSS. Les activités du PDKT connaîtront un coup d’arrêt temporaire avec l’assassinat de son

leader et fondateur, Faik Bucak, en 1966, et l’incarcération de nombre de ses membres (Güneş, 2012 : 58).

Parallèlement au glissement marxiste du TIP et du PDKT, il faut signaler l’apparition de nombreuses associations estudiantines nommées « associations de l’enseignement supérieur », nouvellement par la Constitution libérale adoptée par la junte militaire. Ces associations rassemblent des étudiants de l’Est qui vivent à Istanbul et à Ankara, mais aussi dans des villes de l’Est.

Certaines s’affilient au TIP à travers des clubs appelés Fikir Kulupleri, « clubs d’idées » 202. Özgür Multu Ulus explique :

« Les étudiants de gauche, en particulier ceux qui se concevaient comme des socialistes et non comme des sociaux-démocrates, ont généralement soutenu le TIP et étaient actifs dans les FKF (club de débats). Les clubs estudiantins étaient un des moyens de créer une société civile dans un pays sous forte pression bureaucratique. Le nombre de Fikir Kulüpleri augmenta rapidement au milieu des années 60 et, en 1966 et 1967, les élections dans les institutions estudiantines ont été remportées par des membres de ce club » (Ulus, 2010 : 108).

Ces associations adoptent elles aussi une idéologie marxiste. Elles partagent donc avec le TIP et le PDKT une sensibilité de gauche et la critique virulente du sous- développement économique et social de l’Est.

En somme, on comprend bien que les idées marxistes pénètrent au même moment dans la gauche turque et dans la gauche kurde. Tandis que le TIP effectue un virage vers le marxisme, le premier parti clandestin kurde de la décennie est lui aussi nettement marxiste-léniniste. Aussi se dégagent les dynamiques d’intégration et de marginalisation : de nombreux nationalistes kurdes militent au sein du TIP, alors que d’autres, souvent écartés du jeu politique turc, sont actifs dans l’organisation clandestine. Tous ces éléments nous invitent à remettre en question, encore une fois, une lecture de la contestation kurde sous l’angle « société contre État » : les nationalistes intègrent des partis politiques turcs, accèdent à des fonctions importantes

202 Pour une analyse détaillée de la relation entre le TIP et les fédérations de clubs d’idées

au sein du parti et ne sont pas marginalisés. L’ensemble des groupes évoqués précédemment (le TIP, le PDKT et les associations estudiantines) convergeront en 1967 en organisant des manifestations qui mobiliseront largement les populations du Sud-Est turc. Nous allons désormais nous concentrer sur ces manifestations appelées « Doğu Mitingleri », « les meetings de l’Est ».

3. Des « gens de l’Est » aux « Kurdes du Kurdistan, colonie de la

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