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Construction symbolique de l’Est comme « sauvage et rebelle » par les autorités turques

La transformation du nouvel an Newroz en « fête révolutionnaire »

A. La construction symbolique partagée d’une « différence à l’Est » : réflexion sur les processus d’établissement de la frontière ethnique entre

2. Construction symbolique de l’Est comme « sauvage et rebelle » par les autorités turques

L’Est constitue une zone hautement stratégique pour les jeunes autorités d’Ankara166. Les régions du Nord-Est, frontalières du Caucase, ont toujours été des zones instables167. L’Arménie s’était vu attribuer un territoire conséquent par le Traité de Sèvres, mais les accords russo-turcs remettent en cause ces tracés alors que l’armée russe pénètre à Erevan en décembre 1920. Désormais, cette région représente pour les autorités d’Ankara une zone frontalière avec un voisin puissant dont la politique étrangère se structure autour de l’internationalisme ouvrier. Si les relations des unionistes et de Mustafa Kemal avec les autorités soviétiques sont ambiguës pendant la

164 Emmanuel Szorek rapporte : « C’est lui le plus grand Turc. Ata Türk n’est pas son nom de

famille, c’est lui-même. Atatürk flottera comme un drapeau sur l’histoire. L’avenir de l’histoire turque se trouve sous son ombre. […] Il était nécessaire de décorer celui qui délivra sa race de la mort d’un nom turc des plus propres et des plus purs. Pouvait-on lui donner un nom plus pur que celui d’Ata (ancêtre) ? […] Bénis soient Lui et Son nom » (Szorek, 2013 : 34).

165 Ce processus rappelle par ailleurs un épisode de l’histoire française : dans les cahiers de

doléances rédigés en vue des états généraux de 1789, le roi est appelé « Notre père », et on évoque « ses bontés paternelles », sa « personne sacrée » (Bluche, 1993).

166 Voir ANNEXE 5

167 Rappelons que la région du Caucase fut l’objet de conflits récurrents entre les Empires perse

et ottoman (à partir du XVIe siècle), l’Empire russe se rajoutant au XIXe. Les frontières en furent souvent modifiées au gré des rapports de force entre les différents empires. Les gisements de pétrole dans la région de Baku en font un point stratégique. Notons aussi qu’entre la chute du tsar et l’invasion soviétique de cette région, différentes républiques, dont la République démocratique d’Azerbaïdjan et la République démocratique de Géorgie, avaient été créées.

guerre d’indépendance168, après la création de la République turque, Kemal se distancie de son voisin bolchevique qu’il soupçonne de nourrir des projets expansionnistes à ses dépens. Au Sud, les régions kurdes jouxtent les anciens territoires de l’Empire passés sous mandat britannique et français. Cette position stratégique a forgé chez les autorités turques une « vision sécuritaire des provinces de l’Est » (Yerasimos, 1991 : 31, cité par Tejel Gorgas, 2009 : 4). Les seize soulèvements qui agitent ces provinces entre 1923 et 1939 et contestent le pouvoir de l’État (dont trois sont formulés en termes nationalistes) transforment cette zone stratégique en véritable défi pour les jeunes autorités turques : l’Est devient un bastion qu’il faut défendre à tout prix.

Cette nécessité de sécuriser une zone « dangereuse et rebelle » passe par le recours à l’ingénierie démographique169. Dans la deuxième phase de l’abolition du féodalisme prévue par les autorités d’Ankara, des milliers de grands propriétaires terriens qui avaient pris part aux soulèvements armés sont déplacés de force vers l’ouest du pays, et remplacés par des populations turcophones à qui on attribue des terres assez arbitrairement. Des mesures administratives spécifiques sont prises pour garantir une grande marge de manœuvre aux forces de l’ordre dans la région : le pouvoir du gouverneur des provinces de l’Est est renforcé, deux nouvelles « general

inspectorates » sont créées ainsi que des milices pro-gouvernementales (Tejel Gorgas,

2009 : 5). Dans ces régions, le parti unique délègue un ensemble de ses prérogatives

168 La guerre d’indépendance est financée en partie par de l’or soviétique. Les bolcheviques

fournissent ainsi aux unionistes des armes, des munitions et de l’argent (Dumont, 1975 : 146). En échange, ils engagent des tractations avec les dirigeants unionistes afin de déterminer le rôle que ceux-ci pourraient jouer dans la soviétisation des musulmans de Russie. Les bolcheviques garantissent l’indépendance politique et idéologique des nouvelles nations islamiques et demandent aux unionistes la reconnaissance des Soviets établis au Turkestan et au Daghestan (ibid). Les unionistes réfugiés à Bakou devaient s’engager à faciliter l’installation du pouvoir soviétique en Géorgie, en Azerbaïdjan et en Arménie. Enver, un des principaux unionistes, s’engage dans cette collaboration et met sur pied une Union des sociétés révolutionnaires islamiques (ibid.) avec une branche turque, le Parti des soviets populaires (ibid. : 152). Il espère la défaite de Mustafa Kemal, ce qui lui permettrait de devenir l’homme fort de l’URSS, envahissant l’Anatolie avec l’armée bolchevique (ibid.). Mais lorsqu’il devient évident que Mustafa Kemal réussit à mener à bien la guerre d’indépendance, les Soviétiques vont délaisser Enver au profit de Kemal. Enver, déçu, élabore alors un plan impossible : conquérir l’Asie centrale. Il s’enfuit clandestinement au Turkestan en 1921 pour y rejoindre les Basmadji turkestanais, alors en pleine révolte contre l’ordre soviétique (ibid. : 157). Enver s’imagine déjà en « commandant en chef des armées révolutionnaires du Grand Touran » ou encore en « Émir du Turkestan » (Landau, 1995 : 55). Après des victoires certaines, Enver et ses armées commencent à reculer devant les troupes soviétiques. Enver sera tué au cours d’une des dernières batailles. D’après la légende racontée par les panturques aujourd’hui, il chargea, seul, une ligne entière de soldats soviétiques, allant donc volontairement et vaillamment à sa propre mort au nom de la défense de l’idéal de l’union de tous les frères turcs.

aux institutions militaires, en faisant ainsi ses représentantes et favorisant l’équation explosive : « État = armée ». Jordi Tejel Gorgas écrit :

« L’ensemble de mesures exceptionnelles prises contre des milliers de Kurdes, qu’ils aient été ou non directement impliqués dans les mouvements armés, a contribué à la délimitation d’une “frontière” non-physique séparant l’Est de l’Ouest, perçue dès lors des deux côtés de la “frontière” comme une région spécifique dépeinte, à tort, comme homogène. L’“Est” devient un territoire de refuge pour une culture populaire intrinsèquement contre-révolutionnaire. À cet égard, l’identité kurde (langue, structures sociales, attachement aux confréries religieuses) était brandie comme symbole d’une différence et politisée par l’ »tat lui-même. En d’autres termes, l’“Est” et “sa” kurdicité imbriquée (overlapping) commencèrent à symboliser ce que les élites turques jugeaient comme “illégitime” au niveau politique, économique, social et culturel » (Tejel Gorgas, 2009 : 6).

Cette construction de la « différence » est manifeste, notamment dans la diffusion de stigmates et de stéréotypes ethniques négatifs sur les Kurdes, et doit être comprise dans le champ plus vaste du « social labelling ». Au lendemain des soulèvements armés, l’État et la presse qualifient les mobilisations de « réactionnaires, obscurantistes et féodales ». Le registre de l’animalité est très largement mobilisé dès la création de la République pour définir « les gens de l’Est170 ». La presse qualifiera les insurgés de cheikh Saïd de « chiens » ou de « chacals » (Erdoğan, 2001-2002 : 49- 56, cité par Tejel Gorgas, 2009 : 5). Le syntagme kuyruklu Kürt, « Kurdes avec une queue », va circuler comme un refrain pendant de nombreuses années, un élément parmi d’autres qui va entraver la communication de la kurdicité dans les interactions sociales quotidiennes, en particulier en contexte urbain (Saraçoğlu, 2011 :108). Ces taxinomies réifiantes enracinent les populations de l’Est dans un « état de nature » qu’elles n’auraient pas tout à fait quitté. Réfléchissant sur les logiques de la légitimation de la violence, Florence Burgat écrit :

« Les références factuelles aux usages réifiants qui sont infligés aux individus considérés comme métaphysiquement indignes auront par conséquent pour fonction essentielle d’illustrer l’application d’une logique, de mettre en évidence ses prolongements dans les pratiques […] Si les pratiques, en tant qu’elles produisent de la différence,

170 Au même moment, les substantifs « Kurdes » et « Kurdistan » sont interdits et remplacés

peuvent être tenues pour les fondations et/ou réitération des oppositions qui structurent quelques-unes de nos grandes catégories – dont celle de l’humanité et de l’animalité –, il serait naïf de ne pas y déceler les intentions de justification des formes de domination et d’exploitation » (Burgat, 1999 : 46).

Cette « bestialité » des gens de l’Est fonctionne comme outil de légitimation idéologique des mesures sécuritaires prises contre eux (et qui engendrent de fait une privation des droits dans un ensemble de domaine) ainsi que des politiques d’assimilation qui leur sont imposées : l’État se donne pour mission de les faire évoluer de « l’état de nature » à la « l’état de civilisation ». Cette prétendue bestialité devient une balise de la frontière ethnique entre les groupes turc et kurde conçus comme distincts : les Turcs sont civilisés et disposés à accepter la modernité tandis que les Kurdes sont sauvages et défendent leur féodalité avec des baïonnettes.

Ce traitement différencié de l’Est s’incarne aussi dans des disparités régionales dans l’allocation des ressources publiques. Dans les années 1930, la politique kémaliste en matière économique se caractérise par la recherche d’indépendance : la création de banques d’investissements et de grandes entreprises nationales doit aboutir à une diminution des importations étrangères. La Banque centrale turque remplace la Ottoman Bank, à capitaux étrangers, marquant ainsi un pas vers la souveraineté financière (Akagul, 1989 : 135). La politique économique kémaliste s’inspire conjointement de modèles communistes et capitalistes : reprenant les méthodes soviétiques de planification de l’économie (Bazin & Marcel, 1997 : 123), elle favorise également les investissements privés. Dès 1945, la priorité est donnée au secteur agricole, stimulé par l’allocation de crédits et de subventions et par la mise en place d’une politique fiscale avantageuse, relayée par la garantie de prix élevés. Tout ceci s’accompagne du développement parallèle des infrastructures permettant l’irrigation des sols et le transport des productions (Yildirim et Yildirim, 1989). L’accroissement des surfaces agricoles va de pair avec la mécanisation du travail : aux tracteurs importés des États-Unis se substituent bientôt les premiers tracteurs made in Turkey qui sont vendus sur tout le territoire. Ces politiques de stimulation de la production agricole et industrielle se poursuivent au cours des années 1950 et 1960 et entraîneront la formation d’une élite industrielle puissante quoique toujours relativement dépendante du gouvernement (Pamuk, 2008 : 268). L’éducation obligatoire imposée

par les réformes kémalistes a permis l’émergence d’une génération qui a accès à une certaine mobilité sociale. La part de la population employée dans le secteur agricole chute, en même temps qu’elle augmente dans les secteurs industriel et tertiaire. C’est le début d’un exode rural qui se poursuit encore aujourd’hui. Or, il est important de noter une disparité importante dans l’allocation des ressources de l’État : les investissements publics dans les secteurs industriels et agricoles n’ont pas – ou peu – touché l’Est du pays. Il en va de même pour les investissements publics dans les infrastructures qui bénéficient de capitaux privés. Si de nombreux propriétaires terriens sont déplacés à l’Est dans le cadre des politiques d’ingénierie sociale, ce ne sera pas le cas pour les chefs de tribus qui ont collaboré avec les autorités kémalistes : leurs droits fonciers ne seront pas contestés ce qui, dans les faits, favorise une persistance durable d’une organisation du travail fondée sur la relation « propriétaire terrien/métayer (« yarici ») (White, 2000 : 98), dans la terre la terre est exploitée en échange du versement d’une partie de son rendement171. On observe également de grandes disparités sur le plan du développement sanitaire : la proportion de médecins et hôpitaux par habitant est beaucoup plus faible dans les provinces de l’Est. De même que les budgets alloués à l’Éducation nationale dans l’Est sont inférieurs et les mesures encadrant la scolarisation obligatoire des enfants plus laxistes. La conséquence en est un taux d’alphabétisation plus bas dans ces régions (qui perdure aujourd’hui). Le nombre d’enseignants par élève était (et demeure) plus faible à l’Est qu’à l’Ouest. De façon générale, le PIB et l’indice de développement humain est plus faible dans les régions de l’Est que dans le reste de la Turquie. Ainsi, après trente ans de développement économique et d’investissements publics, émergent en réalité deux Turquie : celle de l’Ouest et celle du Sud-Est. Et le discours sur le sous-développement de l’Est peut se fonder sur des indicateurs vérifiables. Pour ne citer que quelques exemples, on peut dire que l’illettrisme y est fréquent ; le taux de mortalité infantile, bien plus élevé ; les techniques de production agricole, stagnantes ; et l’organisation tribale reste le cadre principal des structures économiques et sociales (nous y reviendrons).

171 Le versement peut varier de 10 à 80 % du rendement de la terre (Van Bruinessen, 1978 : 22-

3. Au-delà des discours : regard sur la diversité culturelle du Sud-

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