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Paris et le département de la Seine, une destination sous surveillance

2.2. Typologie des permissionnaires parisiens

2.2.2. Les permissionnaires étrangers à Paris

2.2.2.3. Les soldats alliés

Nous ne disposons à l'heure actuelle d'aucune étude portant spécifiquement sur les permissions des autres pays belligérants. Les archives militaires françaises permettent surtout de connaître le régime des permissions des soldats américains, tandis que la bibliographie reste très fragmentaire pour les autres pays. Les contingents alliés présents sur le sol français ont chacun eu une réglementation propre de leurs permissions, déterminée essentiellement par les contraintes logistiques du retour. Pourtant, tous ont eu la possibilité de rester en France pendant leur permission, dans les mêmes conditions que les militaires français. Il est difficile de dire si cette possibilité a existé dès 1915, lorsque les premières permissions commencent à être octroyées aux Français, puisque les combattants alliés relèvent d'une administration nationale propre. C'est incidemment que l'on rencontre dans les archives militaires des informations sur leur sort, comme en décembre 1916, lorsque le GQG indique que "les militaires appartenant aux armées alliées peuvent se rendre en permission en France, dans la zone de l'intérieur et dans la zone des armées, sans autorisation spéciale, dans les mêmes conditions que les militaires français"527.

Autrement dit, ils peuvent choisir librement leur destination jusqu'au 18 octobre 1916, dans les limites de leur réglementation nationale, puis ils doivent, comme les Français, présenter des certificats d'hébergement pour venir à Paris. Cette obligation donne lieu à des plaintes, dans la mesure où les commissaires de police parisiens, vraisemblablement débordés, refusent fréquemment en 1917 d'établir ces certificats, rendant difficile l'accès à Paris de ces combattants528. Les données des mains courantes permettent, en l'absence d'études nationales, de se faire une idée de la part de chaque nationalité parmi les permissionnaires alliés et de la durée de leurs congés. La grande majorité des étrangers en permission à Paris sont Belges et la durée de leurs congés est très proche de celle des Français529. On peut aussi relever la forte présence des Américains, qui ne bénéficient de permissions qu'à partir de 1918, ce qui conduit à réévaluer leur présence

527 Cependant, pour aller dans la zone des Armées au-delà de la ligne de démarcation en chemin de fer,

interdite aux militaires français, ils doivent demander une autorisation spéciale. SHAT, 16N444, note du GQG pour la VIIème Armée, 30 décembre 1916.

528 Le commissaire régulateur des armées britanniques et belges à Calais signale en septembre 1917 que les

commissaires de police refusent d'établir les certificats prescrits pour les permissionnaires désirant se rendre à Paris. Le GQG demande en retour au ministre de la Guerre de donner des instructions pour que les commissariats se conforment aux instructions de la note ministérielle n°20365K du 4 août 1917. SHAT, 16N444.

relative dans la source. A l'inverse, le petit nombre de permissionnaires italiens coïncide avec la faible présence militaire italienne en France. Peut-être s'agissait-il d'ailleurs d'individus s'étant installés en France avant guerre. En 1917 et 1918, la durée des permissions de tous les Alliés semble être assez uniformément d'une dizaine de jours.

Figure 4 : Etat des permissions des permissionnaires alliés à Paris530.

Nationalité de

permissionnaire Nombre dans les registres % parmi les Alliés en permission à Paris Durée approximative de la permission Belge 729 65 % - 7 à 8 jours de juillet

1915 au début de l'automne 1916 - 8 à 9 jours jusqu'au début de l'automne 1917. - 10 à 14 jours jusqu'au début de l'automne 1918 - 20 à 30 jours à partir d'octobre 1918531

Américain 210 19 % Non indiquée Britannique 67 6 % Rarement indiquée

Canadien 65 6 % 10 jours532

Australien 17 10 jours (septembre 1918)533

Italien 16 15 jours (février 1917, juin 1918)534.

Polonais 4 10 jours (juillet 1917)535.

Serbe 4 Non indiquée

Total 1114

La forte présence des permissionnaires belges et américains à Paris s'explique par les contraintes qui pèsent sur le choix de leur destination. En effet, l'invasion de la

530 D'après les "mains courantes" des commissariats parisiens. La durée de leurs permissions augmente ainsi

chaque année au début de l'automne, comme pour les Français. Ces renseignements restent indicatifs, en particulier sur l'évolution de la durée des permissions, puisque les informations des répertoires sont très parcellaires. En effet, nous ne savons pas si la durée des permissions mentionnée dans les registres est celle qui était indiquée sur les titres de congé, ou si elle est le fruit d'un calcul des agents de police, qui peut différer d'un commissariat à l'autre. En outre, nous saisissons la durée des permissions à un instant t, qui a peu de chances de coïncider avec les dates effectives des réformes. Les renseignements que l'on peut tirer des répertoires permettent seulement de saisir les tendances qui distinguent les permissions alliées entre elles. Il faudrait affiner les catégories en se fondant sur des études nationales précises qui manquent pour l'instant. Les permissionnaires en retard pour rejoindre leur unité sont compris dans le total.

531 Le nombre important de Belges figurant dans les répertoires des mains courantes permet de dresser une

chronologie plus fine de la durée de leur permission.

532 Dans sept cas sur soixante-cinq, la durée des permissions des Canadiens est indiquée dans les mains

courantes. Elle est uniformément de dix jours, pour des affaires s'étalant entre juillet 1917 et août 1918.

533 APPP, commissariat Saint-Vincent-de-Paul, CB37.49, affaire 2581, 22 septembre 1918.

534 APPP, commissariat Quinze-Vingts, CB48.50, affaire285, 17 février 1917, et commissariat Sainte-

Marguerite, CB44.16, n°665, 19 juin 1918.

Belgique empêche ses ressortissants d'y retourner en permission, tandis qu'il est interdit aux Américains de rentrer chez eux le temps de leur congé. Les militaires de ces deux nationalités sont donc naturellement amenés à séjourner plus que les autres sur le territoire français. Néanmoins, comme les autres permissionnaires, français ou étrangers, leur présence dans la capitale est le fruit d'une démarche qui passe par l'obtention de certificats d'hébergement. La plupart des Belges dont le mode d'hébergement nous est connu semblent avoir été amenés à résider dans la capitale par de fortes attaches personnelles : 25 % d'entre eux y ont leur domicile, tandis que 25 % ont été accueillis dans leur famille, et 30 % reçus par une œuvre de guerre536.

- Les Américains

La réglementation des permissions américaines fait l'objet de négociations à l'automne 1917 entre le ministère de la Guerre français, qui est à l'origine du projet de réglementation, et l'état-major américain, qui le valide537. Cette coopération nous permet de bien connaître le fonctionnement des permissions américaines. Les militaires américains ont été amenés à passer leur permission en France en raison de l'opposition des autorités américaines à "leur envoi en Amérique", comme le rappelle le Haut Commandement français en septembre 1918538. "Les soldats américains sont tellement éloignés de leur pays qu'ils ne peuvent pas aller se retremper dans leur foyer pendant les périodes de repos", rappelle Joffre dans Le Petit Parisien en juin 1918539. Cette situation se répercute sur les

Américains engagés dans l'armée française, auxquels on refuse de se rendre dans leur pays à partir de février 1918 au motif "qu'il n'est pas possible de leur accorder une faveur dont ne bénéficient pas leur compatriotes servant dans l'armée américaine"540.

Entrée en application le 15 février 1918, la réglementation américaine des permissions hérite du modèle français qui a été peu à peu rationalisé entre juillet 1915 et septembre 1917, et s'inspire en de nombreux points du Règlement général des permissions

536 Calcul fondé sur les données des répertoires des mains courantes des commissariats parisiens.

537 Le 8 novembre 1917, une conférence a lieu au ministère de la Guerre au sujet des permissions

américaines. Elle rassemble des représentants du Général Pershing, et, pour la France, du ministère de la Guerre, de l'Etat-major de l'armée, du Général en chef, de l'intendance, de la mission militaire française auprès du QGG américain, ainsi que le chef de la section des œuvres militaires. SHAT, 16N445, proposition présentée par les représentants français à la conférence du 8 novembre 1917, p. 1.

538 SHAT, 16N445, note n°6232 du GQG pour les Armées, 5 septembre 1918. 539 Le Petit Parisien, 11 juin 1918, p. 2.

540 Au moment où ces demandes de permissions se font nombreuses, en août et septembre 1918, les

permissions françaises pour l'outremer sont de toute façon suspendues. SHAT, 16N445, Note n°6232 du GQG pour les Armées, 5 septembre 1918.

du 5 septembre 1917541. Les soldats américains "qui ont eu une bonne conduite" peuvent

alors obtenir une permission de sept jours tous les quatre mois, à passer exclusivement en France :

"A partir de l'époque où l'Armée américaine atteindra l'effectif de 1 500 000 hommes, et où le système des permissions fonctionnera à plein, le chiffre permanent des permissionnaires pourra atteindre 125 000 hommes",

prévoit l'administration militaire en septembre 1917542.

Il y eut des propositions afin de les héberger dans des familles françaises, qui semblent avoir été rejetées543. L'accueil des Américains s'est donc fait dans des centres collectifs localisés dans certaines régions françaises et gérés par le Haut Commandement américain :

"La presque totalité de ces permissionnaires n'ayant pas de famille en France, il n'est pas possible de les laisser choisir librement individuellement le lieu où ils désirent jouir de leur permission sous peine de les livrer à toutes les exploitations et aux dangers de la rue, et de risquer de créer une certaine accumulation de permissionnaires génératrice de désordres"544.

Paris est particulièrement visée par ces restrictions : "On prendra des dispositions particulières au sujet de Paris, de façon à réduire le nombre des permissionnaires américains à Paris"545. Comme les Français, les Américains reçoivent des titres de permissions roses lorsqu'ils se rendent dans la capitale. En pratique, seuls 5 % des permissionnaires américains sont hébergés dans la capitale dans des œuvres françaises ou américaines agréées, ou dans de "grands locaux civils, hôtels ou autres", loués à cet effet546. Avec un tel quota, ils sont 5 000 à avoir pu séjourner simultanément dans la capitale à partir du 15 février 1918, la majorité d'entre eux (30 000) ayant été hébergée en

541 Celui-ci est cité cinq fois dans les propositions françaises du 8 novembre 1917, mais son esprit irrigue

l'ensemble de la réglementation américaine. SHAT, 16N445, proposition présentée par les représentants français à la conférence du 8 novembre 1917. L'ensemble de la réglementation des permissions américaines figure dans la note du 3ème bureau du GQG, n°1129 du 25 janvier 1918, issue d'une négociation avec le

général Pershing. (SHAT, 16N445).

542 SHAT, 16N445, proposition présentée par les représentants français à la conférence du 8 novembre 1917,

8 pages, p. 1.

543 C'est ce que laisse entendre le Petit Parisien du 11 juin 1918, qui rapporte qu'une institutrice de Nevers

"vient de prendre l'initiative d'une propagande à organiser en vue d'offrir un accueil familial aux soldats américains qui sont venus combattre à côté des enfants de France".

544 SHAT, 16N445, proposition présentée par les représentants français à la conférence du 8 novembre 1917,

p. 1.

545 SHAT, 16N445, note du 3ème bureau du GQG, n°1129 du 25 janvier 1918.

546 En comparaison des 5 000 permissionnaires hébergés à Paris, ils sont 30 000 en Limousin et dans le

Périgord, autant en Touraine et dans le Berry, et 20 000 dans la région Mâcon-Lyon (à l'exclusion des centres industriels). SHAT, 16N445, proposition présentée par les représentants français à la conférence du 8 novembre 1917, op.cit..

province. Les officiers ne font pas exception et ne viennent à Paris qu'à leur tour547. Une

zone de permissions est attribuée pour quatre mois à chaque unité, et change à la fin de chaque période, "afin de donner à tous les mêmes avantages"548. Dans ces conditions, seule une minorité d'Américains a passé sa permission à Paris entre février 1918 et l'hiver 1918-1919, appartenant aux divisions et corps affectés à Paris pour les premiers tours de permission549. On peut sans doute estimer à 250 000 le nombre d'Américains venus en permission à Paris entre février 1918 et le début de l'année 1919, soit environ 10 % du contingent américain en France550. Si le règlement a bien été appliqué, chacun n'a pu y séjourner qu'une fois.

- Les autres alliés

Confronter le régime parisien des permissions alliées aux régimes nationaux de chaque pays m'amènerait trop loin de mon propos, d'autant que ces derniers sont mal connus551. Le système des permissions des autres soldats alliés est beaucoup moins inspiré du modèle français que le régime des Américains, mais en pratique, tous les soldats alliés peuvent se rendre en permission à Paris à condition d'y disposer d'un hébergement. En général, les étrangers que l'on rencontre à Paris sont soit hébergés par une œuvre de guerre, soit vivent en hôtel à leurs frais. Il semble que les 600 000 engagés volontaires du Corps Expéditionnaire Canadien aient pu choisir entre Paris et Londres. Si le détail de leur régime de permission est mal connu, un sergent-major canadien indique dans ses mémoires que les soldats bénéficiaient "d'une permission de vingt-deux jours par année", à passer dans l'une ou l'autre des capitales552. Les renseignements issus des mains courantes indiquent plutôt une durée uniforme de dix jours, mais il est possible que celle-ci ait varié en fonction de la destination. Il y a peu de Canadiens à Paris en comparaison de la taille du CEC : sans doute les francophones, minoritaires au sein du contingent canadien, ont-ils

547 SHAT, 16N445, note du 3° bureau du GQG, n°1129 du 25 janvier 1918. 548 SHAT, 16N445, note du 3° bureau du GQG, n°1129 du 25 janvier 1918.

549 Le contingent américain commence à rembarquer pour les Etats-Unis peu après l'armistice, et le

mouvement s'achève au cours de l'année 1919. A. Kaspi, "Les soldats américains et la société française", Les

Sociétés européennes et la guerre, op.cit., p. 323-331.

550 Sur la base de 48 tours de permissions au cours desquels 5 000 hommes séjournent simultanément à Paris 551 Les études nationales qui font référence aux permissions sont de qualité très variables, et ignorent le plus

souvent l'évolution du régime des permissions au cours de la guerre. C'est le cas de l'étude de J.-P. Gagnon sur le 22ème bataillon canadien, qui utilise essentiellement quatre témoignages pour aborder la question des

permissions, et ne permet pas de connaître le détail de la réglementation des permissions canadiennes. Op.cit.

davantage choisis de séjourner en France que leurs camarades anglophones, plus attirés par Londres553.

Les Britanniques bénéficient quant à eux d'un régime peu favorable de permissions. D'une durée de 10 jours, puis de 14 jours à partir de novembre 1917, celles-ci n'incluent pas les délais de transport, défavorisant les combattants issus du Nord du pays554. Les permissions de la troupe sont peu fréquentes, une tous les quinze mois environ, tandis que les officiers peuvent en obtenir une tous les trois mois. L'importance des moyens logistiques maritimes nécessaires au transport des Britanniques à partir des ports d'embarquements français comme Calais permet d'expliquer cette rareté555. En 1916, ce sont près de 45 000 militaires britanniques qui s'embarquent chaque semaine dans lesports français556. Lorsque la durée des permissions est portée à quatorze jours en novembre 1917, cette réforme suppose un accroissement parallèle du trafic maritime de 40 %. Un des objectifs de la mesure est alors de résorber l'arriéré de permissions qui s'élève en juillet 1917 à 107 000 Britanniques privés, de fait, de permission depuis dix-huit mois, et 403 000 depuis un an557. Les contraintes de la régulation du trafic maritime imposent aux permissionnaires de séjourner dans des camps de transit, tel Etaples, avant de s'embarquer pour la Grande-Bretagne558. Dans certains cas, cette attente ne débouche pas sur un retour au pays, si bien que des hommes retournent au front sans avoir eu de permission. Ce contexte peut expliquer que certains aient choisi de passer leur permission en France, à Paris en particulier, où le séjour n'était pas soumis à un tel risque. Restait à obtenir un certificat d'hébergement. Les enjeux de la régulation des permissions britanniques sont très sensibles en juin 1918, lorsqu'elles sont rétablies après deux mois de suspension. L'arriéré atteint alors des proportions telles qu'à partir du 21 juin 1918, 900 Britanniques sont autorisés chaque semaine à venir pour huit jours (trajet compris) dans la capitale

553 E. Armstrong indique qu'on trouve entre 32 à 35 000 francophones parmi le contingent canadien. Le

Québec et la crise de la conscription. 1917-1918. Montréal, V.L.B éditeur, 1998 (1ère édition 1937), p. 280.

Les affectations mentionnées dans les mains courantes indiquent néanmoins que le séjour à Paris n'était pas réservé aux Canadiens du 22ème bataillon canadien-français.

554 On peut supposer que les familles qui le pouvaient faisaient le voyage vers le Sud pour venir à la

rencontre des permissionnaires, tandis que ces derniers étaient tentés de passer leur permission à Londres. J.G. Fuller Troop morale..., op.cit.

555 R. van Emdem The Trench, Corgi books, 2003,p. 201-207. Le principal port est Calais, mais il semble

qu'une partie du trafic passe aussi par Boulogne et Dieppe.

556 Trafic induit par une permission de dix jours tous les quinze mois pour un contingent de deux millions

d'hommes.

557 J.G Fuller, Troop morale…, op.cit.,

558 G. Dallas et D. Gill, The unknowm Army. Mutinies in the British Army in World War One, London, Verso,

française559. Choisis parmi les hommes "de bonne conduite", ils sont accueillis dans les

cercles britanniques créés à cet usage dans la capitale. Cet exemple montre comment l'envoi des Alliés à Paris est conçu comme un palliatif à l'engorgement du trafic maritime dans les périodes de pression560.

Dans tous les cas de figure, les permissionnaires alliés qui passent leur congé dans la capitale française y sont d'abord poussés par les contraintes logistiques qui pèsent sur leur retour au pays, tandis que leur hébergement est subordonné à la capacité d'accueil parisienne. Les combattants français mobilisés sur des fronts extérieurs connaissent une situation proche de celle des alliés et des combattants des colonies : les permissions de détente doivent composer avec les contraintes du transport.