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L'échappée belle : permissions et permissionnaires du front à Paris pendant la Première Guerre mondiale

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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UNIVERSITÉ DE PARIS I-PANTHÉON SORBONNE

U.F.R. D'HISTOIRE. CENTRE D'HISTOIRE SOCIALE DU XX

e

SIÈCLE

2005 N°

THÈSE

pour obtenir le grade de

DOCTEUR DE L'UNIVERSITÉ DE PARIS I

Discipline : Histoire

Présentée et soutenue publiquement

par

Emmanuelle Cronier

le 7 décembre 2005

L'échappée belle : permissions et permissionnaires du

front à Paris pendant la Première Guerre mondiale

Directeur de thèse : Jean-Louis Robert

Jury :

Christophe Charle

Antoine Prost

Anne-Marie Sohn

Françoise Thébaud

Jay Winter

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L'échappée belle : permissions et permissionnaires

du front à Paris pendant la Première Guerre

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Remerciements

Mon travail doit beaucoup à Jean-Louis Robert, qui m'a proposé ce beau sujet, dont je ne pensais pas alors qu'il m'occuperait si longtemps. Son regard critique m'a soutenue, et constamment poussé à approfondir ma réflexion.

Je dois beaucoup, aussi, à toute l'équipe du projet de recherche Capital Cities at War, réunie autour de Jean-Louis Robert et de Jay Winter, dont la rencontre m'a enrichie, et les cogitations nourrie, au-delà, sans doute, de ce dont j'ai conscience. Je pense en particulier à Pierre Purseigle, Danielle Tartakowsky, Adrian Gregory, Liz Fordham, Catherine Rollet, Elise Julien, Carine Trévisan, et Jan Rüger.

Le Centre d'Histoire sociale du XXème siècle a été un lieu d'accueil réjouissant, en particulier grâce à Marie-Claude Chaléard, Christian Chevandier, Thérèse Lortolary, Rossana Vacaro, et à tous ceux qui ont porté un regard critique sur mon travail. Je remercie aussi le Centre de recherche de l'Historial de la Grande Guerre, qui m'a apporté son soutien, ainsi que le personnel des Archives de la Préfecture de police de Paris.

Que tous les amis et collègues qui m'ont encouragée, et qui ont participé, pour les plus courageux, à la relecture, soient remerciés : Stéphane Coviaux, Eric Nadaud, Claire Barillé, Juliette Aubrun, André Loez, Jean-Yves Le Naour, Emmanuelle Retaillaud-Bajac, Thierry Bonzon, Emmanuel Saint-Fuscien, Nicolas Beaupré, Georges Ribeill, Noëlle Dauphin, Chantal Senséby, Emmanuel et Géraldine, Olivier et Sandra, Bruno et Sandrine, Sophie et Mickaël, Alain, Soazig et Philippe. Un grand merci, en particulier, à toute la rue Cail : Cécile et Stéphane, Jacques et Laure, Anne et Cédric, Pascal et Sandrine, Paulo et Marjorie, Frédéric et Céline, Lila et Bernard, et à tous ceux que j'oublie.

Merci à Julie et à Thierry Daugeron pour l'aide apportée dans la réalisation des cartes.

A tous les miens, à ma mère, à mes sœurs, et à tous ceux dont la mémoire m'accompagne.

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Abréviations

Sources et dépôts d'archives

AFGG : Les Armées Françaises dans la Grande Guerre AN : Archives Nationales

APPP : Archives de la Préfecture de police de Paris

BDIC : Bibliothèque de documentation internationale contemporaine BHVP : Bibliothèque historique de la Ville de Paris

SHAT : Service historique de l'Armée de Terre S.t. : sans titre

S.d. : sans date

Abréviations militaires CA Corps d'Armée

COA Commis et ouvriers d'administration DA Direction de l'Arrière

DI Division

DCF Direction des Chemins de Fer DI Division d'Infanterie

DR Division de Réserve EMA Etat-major de l'Armée EM Etat-major

GAC Groupe d'armées du Centre GAE Groupe d'armées de l'Est GAN Groupe d'armée du Nord

GMP Gouvernement militaire de Paris GQG Grand Quartier général

SRA Service de renseignements aux Armées Bréviaire

Pendant la guerre, la "zone de l'Intérieur" et la "zone des Armées" désignent les zones administratives. L'utilisation des majuscules à "Intérieur" ou "Armées" renvoie dont à cette définition. Les termes "intérieur" ou "arrière" sont en minuscule lorsqu'ils ne renvoient pas spécifiquement aux limites administratives.

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Comme toute une génération d'historiens qui n'a pas connu la guerre, je ne peux qu'imaginer ce que cela peut être de vivre en guerre, d'être séparé des siens, d'avoir peur pour eux ou de souffrir soi-même, de fuir sa maison, d'être entouré de blessés, de familles en deuil, de ruines, de craindre pour le lendemain. Fille, je n'aurais pas combattu et je me serais trouvée à attendre un compagnon, un fils, un frère, ou un père absent. Cette séparation, je ne peux là encore que l'imaginer, comme je ne peux savoir ce qu'aurait produit sur moi l'annonce d'une mort, les retrouvailles après guerre ou au cours de celle-ci, lors des permissions des êtres aimés. Vision idéalisée des liens familiaux, cette interrogation rejoint une demande persistante des combattants de la Grande Guerre : que l'on reconnaisse la valeur de leur sacrifice. Dans bien des cas, nous ne pouvons qu'imaginer ce que fût vivre en guerre, tandis que l'histoire des représentations qui domine en France l'historiographie de la Première Guerre mondiale ne permet pas de donner toute leur place aux expériences très diverses qui ont touché des hommes et des femmes aux sensibilités elles aussi variées. La quasi-disparition de l'histoire sociale du champ historique français de la période tend à faire oublier que la guerre est aussi une situation sociale, qui invite à réfléchir à ses effets sur les individus et les sociétés contemporaines1. Comment dès lors concilier les obstacles épistémologiques à notre connaissance de l'expérience de guerre et la place première de celle-ci pour les contemporains ?

Le sentiment d'incommunicabilité décrit dès la guerre par les combattants explique sans doute que l'on se soit jusqu'alors peu intéressé aux effets de la guerre sur les liens sociaux, et que la majorité des travaux historiques portent soit sur "le front", soit sur "l'arrière", considérés non seulement comme des espaces géographiques ou symboliques, mais encore des espaces sociaux déterminés par le statut de leurs habitants : combattants et non-combattants2. Si personne ne niera la capacité de désagrégation sociale de la Première Guerre mondiale, ne serait-ce qu'à travers les importants mouvements migratoires qu'elle a suscité dès août 1914, il semble essentiel de distinguer plus nettement les différents domaines dans lesquels elle a produit ses effets, et surtout de mesurer leur profondeur en commençant par inscrire la réflexion dans un temps long et en s'attachant aux pratiques des contemporains. Les effets psychologiques à long terme de la guerre sur les anciens combattants, et sur l'ensemble des contemporains du conflit, commencent à être connus,

1 Voir à ce sujet la récente mise au point historiographique par A. Prost et J. M. Winter, Penser la Grande

Guerre. Un essai d'historiographie, Le Seuil, 2004, 340 p.

2 Pour une réflexion programmatique sur l'intérêt d'une analyse des liens sociaux pendant la Première Guerre

mondiale, N. Mariot, "Faut-il être motivé pour tuer ? Sur quelques explications aux violences de guerre",

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mais, s'il est évident que la guerre les a marqués, pour certains dans leur chair, invalides ou gueules cassées, il est tout aussi clair que la guerre n'a pas été une table rase pour la société française3. Les effets de la Première Guerre mondiale sur la société française restent encore un vaste chantier, car les études sociales des années 60, 70 et 80 sur certaines questions n'ont fait que peu d'émules depuis vingt ans4.

Ces questions ont traversé récemment un certain nombre de colloques et de publications qui manifestent l'intérêt renouvelé pour une histoire sociale qui a, lors de sa grande période, été structurée par le travail, encore que Jean-Louis Robert ait placé les normes morales au cœur de son travail sur les ouvriers pendant la guerre5. L'ouvrage Capital Cities at War, resté non traduit, ouvrait en 1997 la voie d'une histoire sociale renouvelée, dans une perspective d'histoire urbaine relationnelle des capitales en guerre6. En 2002-2003, un séminaire de l'EHESS consacré aux "cultures de guerre" s'interrogeait sur "l'arrière, l'autre front de la Grande Guerre", mettant l'accent sur la porosité culturelle des notions de "front" et "d'arrière" en reprenant une expression utilisée en son temps pour qualifier la mobilisation économique de l'arrière7. La revue Histoire et sociétés a publié en 2003 un dossier intitulé "Guerre et changement social" et la même équipe a dirigé l'année suivante un ouvrage collectif stimulant dont deux chapitres font écho à ces questionnements récents : "pratiques et expériences de guerre" et "guerre et changement social"8. Enfin, le colloque "La Grande Guerre : pratiques et expériences", récemment

publié, adoptait une perspective similaire9.

3 Au sujet des combattants, B. Cabanes, Finir la guerre. L'expérience des soldats français (été 1918 –

printemps 1920), U. Paris 1, 2002.

4 J.-J. Becker, 1914 : comment les Français sont entrés dans la guerre. Contribution à l'étude de l'opinion

publique, printemps-été 1914, Presses de la FNSP, 1974 ; J.-. Becker, Les Français dans la Grande Guerre,

R. Laffont, 1980 ; G. Canini, Combattre à Verdun. Vie et souffrance quotidienne du soldat 1916-1917, P.U de Nancy, 1989 ; J. Maurin, Armée-guerre-société : soldats languedocienns (1889-1919), Publications de la Sorbonne, 1982 ; A. Prost, Les Anciens Combattants et la société française, 1914-1939, Presses de la FNSP, 1977, 3 vol. ; J.-L. Robert, Ouvriers et Mouvement ouvrier parisiens pendant la Grande Guerre et l'immédiat

après-guerre. Histoire et anthropologie, thèse, U. Paris I, 1989, 9 vol. ; F. Thébaud, La Femme au temps de la guerre de 14, Stock, 1986.

5 P. Fridenson (Dir.) 1914-1918, l'autre front, Les Editions Ouvrières, 1977, 235 p, et J.-L. Robert, op.cit. 6 J.-L. Robert et J.M. Winter (Dir.), Capital Cities at War. London, Paris, Berlin 1914-1919, Cambridge

University Press, 1997, 622 p.

7 1914-1918, l'autre front, op.cit. Le séminaire de l'EHESS a été animé par Christophe Prochasson et Anne

Rasmussen.

8 "Guerre et changement social", Histoire et sociétés, n°8, oct. 2003 ; P. Causarano, V. Galimi, F. Guedj et al.

(Dir.), Le XXe siècle des guerres, Editions de l'Atelier, 2004, 606 p. Voir aussi P. Purseigle, "1914-1918 : els

combats de l'arrière. Etude comparée des mobilisations sociales en France et en Grande-Bretagne", in N. Beaupré, A. Duménil et al. (Dir.), Expériences de guerre 1914-1945, Agnès Viénot, 2004, p. 131-151 et "Warfare and Belligerence. Approaches to the First World War", in P. Purseigle (Dir.), Warfare and

Belligerence. Perspectives in First World War Studies, Boston/Leiden, Brill, 2005, p. 1-37.

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L'étude des permissions, ces rares moments pendant lesquels les combattants pouvaient rentrer chez eux pour quelques jours, s'inscrit dans ce paysage historiographique en renouvellement. En effet, la nature des congés de détente est fondamentalement relationnelle : ils séparent physiquement les combattants de l'univers du front pour les ramener dans l'univers civil qu'ils ont quitté en août 1914, pour les premiers mobilisés. A cette occasion, les hommes retrouvent souvent un foyer, des proches, des paysages, un bâti, autant d'éléments qui formaient avant guerre leur univers quotidien et qui, s'il a pu être modifié pendant la guerre, reste associé à leur identité. Les permissions n'ont d'ailleurs pas pour fonction première de permettre aux combattants de prendre du repos, mais répondent à une nécessité sociale d'après la circulaire qui les met en place le 30 juin 1915, puisqu'elle doivent permettre "à presque tous les hommes qui n'ont pas revu leur famille depuis le début de la campagne de passer quelques jours chez eux"10. La rupture temporaire des permissionnaires avec le milieu combattant et les enjeux de la vie au front apparaît donc comme un terrain propice à l'exploration de la question des continuités et des discontinuités sociales qui relient les expériences passées des civils en uniforme à l'extraordinaire de la vie au front11. Une des hypothèses de ce travail est donc que sortir les hommes de l'urgence des combats et de la survie au front peut permettre de faire émerger des discours et des comportements plus complexes que lorsque l'on choisit d'observer civils et combattants de manière séparée.

Afin de saisir les effets de la rupture et du va-et-vient du milieu combattant au milieu civil, c'est donc l'étude des permissionnaires du front qui a été privilégiée dans ce travail, au détriment des mobilisés de l'arrière ou des convalescents. En effet, même si les soldats mobilisés à l'intérieur sont parfois casernés loin de chez eux, les enjeux de la permission n'ont évidemment rien de commun avec la situation des combattants. C'est aussi le cas des soldats du front ou de l'arrière qui bénéficient après avoir été évacués et soignés d'un congé de convalescence. Si certains retournent ensuite au front, d'autres sont réformés temporairement ou définitivement. Leur situation imposait de prendre en compte des problématiques propres aux blessés, risquait de rendre plus complexe un sujet qui l'est déjà suffisamment, et de diluer les enjeux propres aux permissions de détente des combattants. Les uns et les autres sont d'ailleurs parfois difficiles à distinguer dans

10 SHAT, 16N444, GQG, circulaire confidentielle n°12619 du Général commandant en Chef pour les

Commandants d'Armées, 30 juin 1915.

11 J.-L. Marie, P. Dujardin, R. Balme (Dir.), L'ordinaire. Mode d'accès et pertinence pour les sciences

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certaines sources qui emploient les termes génériques de "soldats" ou de "militaires", mais chaque fois que cela était possible, l'analyse s'est focalisée sur les permissionnaires du front spécifiquement.

Le choix de Paris comme terrain d'observation de l'expérience de permission, compris comme Paris et sa proche banlieue, le département de la Seine, est justifié par plusieurs constats. Tout d'abord, notre connaissance de l'histoire sociale et culturelle de la capitale pendant la Première Guerre mondiale est encore très inégal : aucune étude ne porte par exemple sur les mobilisés parisiens, et le chantier d'histoire relationnelle du projet Capital Cities at War, qui a pris pour objet l'histoire sociale et culturelle de Paris, Londres et Berlin a ouvert de nouvelles perspectives tout en permettant de prendre la mesure du travail qu'il reste à faire pour approfondir notre connaissance de l'histoire parisienne de la Grande Guerre12. Cette référence n'est pas anodine car si j'étais déjà bien engagée dans mes recherches lorsque j'ai commencé à participer au second chantier portant sur l'histoire culturelle, celui-ci m'a permis de me nourrir des problématiques londoniennes et berlinoises pour mieux penser les spécificités du cas parisien.

L'étude des permissionnaires dans le contexte parisien tire son principal intérêt de la masse des permissionnaires parisiens, provinciaux, issus des colonies ou des pays alliés qui ont été amenés à y séjourner pendant la guerre. Leur présence modifie le paysage social parisien et transforme les permissions en phénomène social dont il est possible de saisir la complexité. Il est au contraire beaucoup plus difficile de traquer les permissionnaires dans les campagnes, même si on ne peut qu'espérer qu'ils soient pris à leur tour pour objet d'étude. Capitale la plus proche du front, Paris est très surveillée, donnant naissance à une masse documentaire liée aux enjeux politiques du brassage des permissionnaires et des Parisiens. Située au cœur du réseau ferroviaire français, Paris joue aussi un rôle majeur dans la régulation des flux de permissionnaires venus du front. A l'échelle sociale, la réflexion peut s'ancrer dans les études prolifiques qui ont traité du cas parisien pendant le XIXe siècle et le début du XXe siècle. D'autre part, le foisonnement d'activités et d'expériences sociales proposées aux permissionnaires permet de poser de manière aigue la question de leurs activités effectives. Dans le monde paysan, l'angle d'approche semble davantage fermé, car que pouvaient faire d'autre les paysans que de retourner d'abord à la terre, dont le travail était une obsession pour nombre de combattants ?

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D'autre part, Paris ne perd pas avec la guerre la fonction symbolique que la caractérisait en 191413. Au contraire, cristallisant les imaginaires, la capitale incarne la quintessence de "l'arrière", peuplée de profiteurs, "d'embusqués" civils et militaires, de jouisseurs et de femmes volages. Il convenait de discuter, à travers l'expérience des permissionnaires, cette image noire d'une capitale opposée à la mythologie terrienne d'un front peuplé de vrais patriotes, unis dans l'effort, dans l'abstinence et le sacrifice.

Les choix du cadre chronologique se sont imposés avec évidence. Les permissions du front ne sont accordées qu'à partir du 1er juillet 1915, mais il a paru nécessaire de remonter jusqu'à août 1914 pour rétablir les enjeux et la chronologie de l'avènement des permissions de temps de guerre. On a en revanche considéré qu'il était inutile d'approfondir l'étude au-delà de novembre 1918, tant les enjeux individuels et collectifs sont modifiés par l'armistice. Cependant, la soudure avec le temps de paix jusqu'au rétablissement du régime du temps de paix le 1er janvier 1920 a été analysée dans ses grandes lignes dans la première partie de l'étude.

Une histoire des combattants

Tout en privilégiant l'expérience de guerre des individus, l'étude des permissions ne pouvait faire l'économie d'une réflexion sur leurs enjeux politiques, civiques et militaires. Du point de vue logique, ces enjeux sont d'ailleurs premiers puisque l'armée n'a jamais accordé de permissions à des combattants avant la Première Guerre mondiale : la réglementation et l'organisation de permissions de détente en temps de guerre est à inventer. A la fin du mois de juillet 1914, l'approche de la guerre se traduit ainsi par le rappel de tous les conscrits permissionnaires dans les casernes et la question d'accorder des congés de détente aux combattants une fois la mobilisation générale déclarée ne se pose pas. Après un an de guerre, le 1er juillet 1915, des permissions sont finalement accordées aux combattants du front. Il s'agit alors d'examiner les conditions dans lesquelles le Haut Commandement, qui a le pouvoir décisionnaire en la matière, s'est décidé à laisser partir une partie des effectifs à l'arrière pour quelques jours. En effet, le principal enjeu des permissions pour l'Armée est celui de l'administration des effectifs : combien d'hommes pouvait-elle se permettre de laisser partir sans mettre en péril sa capacité de résistance et d'offensive ? Comment se sont effectués les arbitrages entre les bénéfices militaires et

13 K. Stierle, La Capitale des signes. Paris et son discours, Editions de la Maison des Sciences de l'Homme,

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sociaux que l'on attendait des permissions et les risques de laisser partir à l'arrière des hommes dont beaucoup ont enduré au front d'immenses souffrances et qui pouvaient être tentés de ne pas monter dans le train de retour ?

Le terme de "permission" utilisé en France pour désigner les congés de détente fait référence aux relations d'autorité et de sujétion entre l'autorité militaire qui accorde les congés et les soldats qui en bénéficient, et rappelle à ces derniers qu'ils restent liés par les contraintes de la discipline militaire pendant leur séjour à l'arrière14. La question de l'ordre et de la discipline est évidemment centrale en matière de permissions pour les autorités militaires, comme la crise du printemps 1917 l'a rappelé a contrario. En effet, nul n'ignore aujourd'hui que les permissions ont été au cœur des revendications des unités révoltées, qu'elles ont favorisé l'extension de la crise à l'arrière lorsque les permissionnaires ont pris pour cible les gares, les trains et le personnel ferroviaire et raconté les événements auxquels ils avaient assisté ou dont ils avaient entendu parler, relayant la rumeur. Enfin, elles ont été utilisées par Pétain, devenu Général en chef, comme moyen de mettre à un terme à la révolte. C'est d'ailleurs à travers la période du printemps et de l'été 1917 que les permissions apparaissent le plus souvent dans les histoires générales de la Première Guerre mondiale. La place des permissions dans le mouvement de révolte de 1917 est donc connue dans ses grandes lignes depuis les travaux pionniers de Guy Pedroncini mais il était intéressant de revenir dessus à la lumière des travaux plus récents de Leonard V. Smith sur la négociation du contrat civique liant les combattants à leur commandement et du débat actuel sur le sens à donner à cet événement. Le faible nombre de combattants touchés par le mouvement rendrait compte, selon Stéphane Audoin-Rouzeau, de la force symétrique du "consentement", tandis qu'un point de vue contraire privilégie l'idée que la révolte témoigne de la force de la contrainte s'exerçant sur les soldats15.

14 Le terme anglais de "leave" ou "furlough", évoque le départ et met l'accent sur le rapport à l'espace, tandis

que le terme allemand de "Urlaub" insiste sur le rapport au temps et la notion de vacances. Alors qu'il n'existe pas, à l'heure actuelle, d'étude du régime et de l'expérience des permissions dans les autres pays belligérants, il est difficile de savoir si ces différences se traduisent par des conceptions et des pratiques de la "permission" différentes dans les trois pays.

15 Pour une présentation des enjeux du débat N. Mariot, op.cit., ainsi que les articles de A. Prost, R. Cazals,

M. Isnenghi, A. Gibelli "Controverses. A propos du livre de S. Audoin-Rouzeau et A. Becker, 14-18,

retrouver la guerre", Le Mouvement social, n°199, avril-juin 2002, p. 95-119. Sur le point de vue des

protagonistes du débat, S. Audoin-Rouzeau et A. Becker, "Violence et consentement : la "culture de guerre" du premier conflit mondial", in J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli (Dir.), Pour une histoire culturelle, 1997, p. 251-271 ; S. Audoin-Rouzeau et A. Becker, 14-18, retrouver la guerre, Gallimard, 2000 ; R. Cazals, "Autorité et tendances totalitaires dans la guerre de 14-18", in "Régimes autoritaires et systèmes totalitaires", MIREHC, n°1, 1997, p. 31-36 ; R. Cazals, "Oser penser, oser écrire", Genèses, 46, mars 2002, p. 26-43 ; F. Rousseau,

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La place occupée par les permissions dans le rapport de force qui s'exprime lors du printemps 1917 invite à s'interroger sur la fonction que celles-ci ont pu avoir à l'échelle de la guerre et leur sens pour des hommes confrontés au quotidien à la violence des combats, à la souffrance et à la peur ? Il s'agit ici d'examiner dans quelle mesure les permissions ont été un facteur de la ténacité combattante, qui reste un enjeu majeur du débat historiographique concernant la Première Guerre mondiale qui cherche à comprendre quels ont été les ressorts qui ont permis aux hommes de tenir dans des conditions si difficiles. On retrouve là la ligne de partage historiographique évoquée plus haut entre une ténacité obtenue par la force de la contrainte ou par l'adhésion profonde des hommes à la guerre. Porter l'accent sur les identités et les liens sociaux peut permettre de sortir de cette alternative. Fait social, la permission permet aux combattants de quitter le front et de revenir à l'arrière pour quelques jours : si ceux qui ne rejoignent pas leur unité à l'issue de leur congé sont marginaux sur le plan quantitatif, ceux qui refusent de partir en permission le sont aussi. C'est donc plutôt dans les aspirations et les pratiques des combattants pendant cette période de rupture qu'il faut chercher le rôle des permissions dans la ténacité des individus en guerre. D'autre part, la question de la régularité et de l'équité des permissions, qui est au coeur des revendications des révoltés de 1917, invite à interroger plus largement et à l'échelle de la guerre la place des permissions dans l'économie des droits et des devoirs des citoyens mobilisés. Quelles sont donc les attentes des hommes en la matière et que révèlent-elles de leurs relations à la discipline et au devoir ? En adoptant la même démarche, on peut examiner les activités des permissionnaires à l'arrière en se demandant dans quelle mesure elles témoignent de leur capacité à renouer avec leur passé civil ou à rester liés au monde combattant ? La revanche des hommes sur les frustrations et les souffrances endurées dans les tranchées est attendue, comme le sont le besoin de "faire la noce" et une part de transgression, notamment en matière de discipline militaire. Il s'agit alors de connaître plus précisément comment se sont exprimés les besoins profonds des permissionnaires. En particulier, alors que la société de 1914 ignore dans sa grande majorité les vacances, en dehors du repos hebdomadaire, la permission ouvre des perspectives qui contrastent aussi avec les contraintes qui pèsent au front où, plus on se situe bas dans l'échelle hiérarchique, moins on maîtrise le temps16. Quel est l'emploi du

16 L'historiographie de la Première Guerre mondiale manque encore d'une étude approfondie des temporalités

combattantes et civiles et, en particulier, d'un emploi du temps des combattants au front qui prenne en compte la diversité des expériences. A ce sujet, J.-F. Jagielski, "Modifications et altérations de la perception du temps chez les combattants de la Grande Guerre", in La Grande Guerre, pratiques et expériences, op.cit., p. 205-214.

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temps des permissionnaires et comment leurs usages se répartissent-ils entre leur foyer et les autres cercles de sociabilité qu'ils peuvent fréquenter dans la capitale?

Une histoire des identités sociales

L'étude des permissions et de l'expérience des permissionnaires du front est à l'évidence une histoire des identités sociales et culturelles17. Alors que la guerre bouleverse les repères des individus, quel rôle ont joué les permissions dans la construction et l'évolution de la représentation de soi chez les combattants ?18 Dans quelle mesure ont-elle contribué à l'émergence et à l'affirmation d'une identité combattante spécifique, notamment aux yeux des non-combattants ? A l'inverse, dans quelle mesure ont-elles permis à des éléments de l'identité civile préexistante de se maintenir ou de se renouveler, favorisant, à terme, la réadaptation sociale des combattants à la fin de la guerre ? Notre connaissance de l'expérience de guerre des contemporains a sans doute beaucoup à gagner à emprunter les chemins tracés par la psychologie sociale qui s'interroge sur une identité combinant un pôle relatif au soi à un pôle social19. Migrants d'un univers militaire à un univers civil, les permissionnaires doivent composer avec le caractère éphémère de leur séjour, dont on conçoit facilement qu'il a pu être très déstabilisant sur le plan personnel. Dans ce contexte, quel sens prend le passage d'un monde à l'autre pour les permissionnaires et comment l'expérience de guerre des combattants, qui n'a à l'évidence rien de commun avec celle des non-combattants, s'articule-t-elle avec des valeurs, des intérêts et des pratiques dont il faut aussi repérer dans quelle mesure elles distinguent les permissionnaires des civils ?

Un second niveau d'analyse invite à réfléchir à la manière dont les permissions participent à l'évolution - ou à la stabilité - des identités sexuelles pendant la guerre, puisqu'elles permettent le rapprochement d'hommes et de femmes séparés par la mobilisation, et peuvent éclairer les effets du premier conflit mondial sur les assignations de genre et les attitudes de chaque sexe à l'égard de l'autre et de son expérience spécifique de la guerre, alors que ces questions font encore l'objet de nombreux débats historiques, en

17 Pour une approche méthodologique de la question, C. Charle (Dir.), Histoire sociale. Histoire globale ?

Editions de la MSH, 1993 ; R. Hubscher, "Identités et histoire sociale", Recherches contemporaines, n°4, 1997, p. 241-248.

18 Voir notamment E. J. Leed, No man's land. Combat and Identity in World War I, Londres, Cambridge

University Press, 1979.

19 L. Baugnet, L'Identité sociale, Dunod, 1998, 118 p. ; E. Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne,

1. La représentation de soi, Ed. de Minuit, 1973 ; D. Jodelet (Ed.), Les Représentations sociales, PUF, 1989 ; C. Lévi-Strauss (Ed.), L'Identité, Grasset, 1977 ; H. Tajfel, "La Catégorisation sociale", in S. Moscovici (Ed.), Introduction à la psychologie sociale, vol 1, Larousse, 27, 302.

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particulier en ce qui concerne l'idée d'une guerre émancipatrice pour les femmes20. C'est

d'ailleurs à travers l'histoire du genre que la remise en cause de la séparation entre le front et l'arrière a connu ses plus récents développements21. Dans quelle mesure les relations de genre que l'on peut observer à l'occasion des permissions, à l'échelle des foyers ou de l'espace public, rendent-elles compte et participent-elles à l'évolution des assignations sexuelles pendant la guerre ? On voit ici comment la question centrale des identités s'articule avec les enjeux des relations sociales, sans lesquels elle perd de son intelligibilité, puisque l'identité est aussi rapport au monde.

Une histoire des relations sociales

On connaît encore mal les effets de la guerre sur les structures familiales et la vie domestique, en dehors peut-être de la question de la séparation des couples et de la situation des populations des régions envahies : quels sont les effets de l'absence et de la séparation sur les différents cercles de la sociabilité, comme le couple, la famille restreinte ou élargie, le voisinage, auxquels on peut ajouter les cercles du travail et de la vie associative et politique, particulièrement importants dans le cas parisien ? Le séjour éphémère des combattants les conduit-ils à renouer indifféremment avec les uns et les autres ou une hiérarchie s'opère-t-elle ? Quelles sont les différentes configurations des communautés qui accueillent les permissionnaires dans la capitale ? Il faut ici souligner l'extrême diversité des situations des permissionnaires qui sont amenés à séjourner à Paris : si certains y résidaient avant guerre, d'autres y séjournent parfois pour la première fois, comme c'est le cas de la majorité des soldats issus des pays alliés, des colonies françaises ou des régions envahies. Pour tous ces déracinés, quelles communautés d'accueil se sont substituées à celles qu'ils avaient laissées au pays ?

Le retour des combattants à l'arrière conduit aussi à s'interroger sur les modalités des relations que les permissionnaires séjournant dans la capitale ont entretenues avec la

20 L'ouvrage le plus récent qui reprend ces questions est : L. Capdevila, F. Rouquet et al., Hommes et femmes

dans la France en guerre (1914-1945), Payot, 2003. La référence reste F. Thébaud, "La Grande Guerre. Le

triomphe de la division sexuelle" in G. Duby et M. Perrot (Dir.), Histoire des femmes en Occident, tome V, F. Thébaud (Dir.), Le XXe siècle, Plon, 1992, p. 31-74. Voir aussi R. Branche et D. Voldman (Dir.), "Histoire

des femmes, histoire des genres", numéro spécial de Vingtième siècle, 75, juillet-septembre 2002 ; J.-Y. Le Naour, Régénération ou dépravation ? Moralisation, angoisse sexuelle et anomie dans la France de la

Première Guerre mondiale, Th. de doctorat, U. d’Amiens, 2000.

21 S. Grayzel, Women's Identities at War. Gender, Motherhood, and Politics in Britain and France during the

First World War, Chapel Hill/Londres, U. of North Carolina Press, 1996 ; M.-L. Roberts, Civilisation without Sexes : reconstructing Gender in Postwar France, 1917-1927, Chicago-Londres, U. of Chicago

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foule parisienne, dont les composantes sont profondément renouvelées pendant la guerre : les équilibres sexuels et générationnels sont bouleversés au profit des femmes, des enfants et des vieux, tandis que l'émigration temporaire de nombreux résidents des milieux aisés à l'occasion des bombardements de la capitale rend aussi plus sensible la présence des soldats des services de l'arrière, des ouvriers des usines de guerre de Paris et de sa banlieue, des étrangers issus des régions envahies ou des armées alliées22. Alors que la participation à l'effort de guerre est le principal critère de distinction sociale et morale pendant le conflit, dans quelle mesure les relations des permissionnaires avec ces différents groupes participent-elles à l'élaboration de normes qui irriguent parallèlement les comportements lorsqu'elles sont intériorisées?

Une histoire des représentations sociales

Dans les processus de constitution et d'évolution des identités sociales, les enjeux des relations du réel aux représentations sont constamment placés au cœur de la réflexion. Eclairer l'identité des permissionnaires, et mieux comprendre à travers elle celle des combattants, ne pouvait se faire sans prendre en compte les images du permissionnaire produites pendant et après la guerre. Les représentations sociales, qui participent à la construction et à l'expression du sujet, jouent un rôle particulièrement important dans le contexte de crise des repères de la Première Guerre mondiale. Il s'agit ici d'analyser dans quelle mesure les représentations des permissionnaires participent à la définition de leur appartenance sociale, et particulièrement au groupe combattant. Si on ne peut réduire l'expérience des permissions aux discours qui ont été produits à son propos, comment articuler dans l'analyse les pratiques et les discours ?23 La volonté de faire toute sa place à la diversité des expériences vécues et de ne pas se laisser guider par la grille de lecture simplificatrice des représentations contemporaines du conflit a conduit à refuser une analyse thématique mêlant constamment pratiques et représentations sociales. Ce choix tient aussi à la nécessité de replacer cette histoire des représentations dans le temps long : pour percevoir la singularité culturelle de la période, ne faut-il pas d'abord la confronter

22 Capital Cities at War…, op.cit.

23 Sur ces aspects, M. de Certeau, L'Ecriture de l'histoire, Gallimard, 1975 ; R. Chartier, "Le monde comme

représentation", Annales ESC, nov-déc 1989, n°6, p. 1505-1520 ; R. Chartier, Au bord de la falaise.

L'histoire entre certitudes et inquiétudes, Albin Michel, 1998, 293 p. ; L. Marin, Des pouvoirs de l'image. Gloses, Le Seuil, 1993 ; A. Prost, "Sociale et culturelle, indissociablement", in Pour une histoire culturelle, op.cit., p. 131-146.

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aux discours préexistants, c'est-à-dire, dans le cas des permissionnaires, aux images du militaire, du combattant, du masculin, du populaire, ainsi qu'aux images qui configuraient l'identité parisienne avant guerre et dont on ne peut postuler qu'elles disparaissent brutalement le 2 août 1914 ? Considérant que les représentations sociales ont pour finalité d'ordonner le plus grand désordre du réel, et de tenter de résoudre, selon des modalités diverses, les conflits d'identité auxquels ont été confrontés les populations, et particulièrement les combattants de la Première Guerre mondiale, j'ai choisi de situer l'analyse des représentations du permissionnaire à la fin de mon étude. La question du partage d'un système unique de représentations est en effet un enjeu important de l'historiographie de la Grande Guerre, dans le cadre d'une discussion du concept de "culture de guerre", qui est largement, tel qu'il est pensé actuellement, le produit de l'arrière24. La figure du permissionnaire est-elle un pont entre le front et l'arrière ? Son contenu varie-t-il en fonction des auteurs, civils ou combattants ? Evolue-t-elle au cours de la guerre ? Pour répondre à ces question, il a paru essentiel de cerner avec précision les conditions de production du corpus étudié : le statut social et militaire des émetteurs, les effets de genre ou encore l'influence du contexte, pour dresser une typologie des représentations des permissionnaires, dans leur diversité. L'analyse des discours que l'on propose ici aurait pu être davantage approfondie, en particulier à travers les expériences sociales, culturelles et militaires des émetteurs, mais en l'absence d'étude prosopographique des émetteurs de la Première Guerre mondiale, il était difficile d'ouvrir ici le chantier25.

24 14-18, retrouver la guerre, op.cit. Pour une discussion du concept de "culture de guerre", A. Prost, "La

guerre de 1914 n'est pas perdue", op.cit.

25 A l'exception du travail bien connu, mais lacunaire et objet de débats, de J.-N. Cru, Témoins, Essai

d'analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, P.U. de Nancy, 1993

(1929), 727 p. Voir aussi N. Beaupré, Les Ecrivains combattants français et allemands de la Grande Guerre

(1914-1920). Essai d'histoire comparée, thèse, U. Paris 10, 2002 ; P. Olivera, "Culture de guerre, culture

d'exception ? Essai de mesure des formes de l'imprimé du temps de guerre", in La Grande Guerre. Pratiques

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Sources

Touchant à l'histoire militaire, à l'histoire ferroviaire, à l'histoire sociale, à l'histoire des représentations, le sujet imposait de recourir à une grande diversité de sources.

Certaines d'entre elles ont été utilisées à différents moments de l'étude, en particulier parce qu'elles permettent d'avoir un regard oblique sur les sources normatives produites en abondance par les institutions civiles ou militaires pendant la guerre à propos des permissions. Un corpus de témoignages a été constitué, composé de correspondances, de carnets de guerre, de journaux intimes, et de mémoires et de souvenirs écrits ou repris après-coup. Parmi la masse d'écrits contemporains ou postérieurs au conflit, beaucoup d'entre eux, qui n'évoquaient pas les permissions, ont été écartés. La présence ou l'absence de la permission dans certains documents peut d'ailleurs être un signe des enjeux narratifs du genre ou du rapport à la permission du combattant26. On ne s'étonnera donc que nombre de témoignages utilisés classiquement soient ici absents. Les auteurs qui ont séjourné dans la capitale pendant leurs permissions ont été privilégiés, mais aucun témoignage n'a été écarté sur ce critère géographique, dans la mesure où il faut en convoquer beaucoup pour éclairer les aspects très divers de la permission. Les témoignages ont permis une approche irremplaçable de l'expérience des permissionnaires, fournissant des détails indispensables à la compréhension de certains aspects difficiles à saisir autrement, notamment tous ceux qui relèvent de l'intimité27. Cette collection n'épuise pas la diversité des expériences vécues par

les combattants au cours de leurs congés de détente et ne peut pas être considérée dans son ensemble comme représentative de discours ou de comportements majoritaires. On s'est donc gardé de tirer des conclusions collectives de ces exemples individuels. Les enjeux d'écriture et les enjeux sociaux qui traversent les correspondances familiales doivent ainsi être intégrés à l'analyse de leur contenu28. On peut d'ailleurs difficilement faire l'impasse sur cette contrainte critique en matière de permissions, puisqu'elles n'y apparaissent qu'anticipées ou remémorées : on n'écrit pas à ceux avec qui on passe sa permission. On

26 A ce sujet, "Parole de la Grande Guerre", numéro spécial de Mots, n°24, septembre 1990. Voir aussi

Témoins, op.cit. ; R. Dulong, Le Témoin oculaire, les conditions sociales de l'attestation personnelle,

EHESS, 1998 ; Sur ces enjeux d'écriture, voir en particulier S. Hynes, The Soldiers' Tale. Bearing Witness to

Modern War, Pimlico, 1998, 318 p ; L.V. Smith, "Le récit du témoin. Formes et pratiques d'écriture dans les

récits sur la Grande Guerre", in C. Prochasson et A. Rasmussen (Dir.), Vrai et faux dans la Grande Guerre, La Découverte, 2004, p. 277-301.

27 Sur ces questions, R. Cazals et F. Rousseau, 14-18, le cri d'une génération, Privat, 2001 ; A. Prost, "La

guerre de 1914 n'est pas perdue", Le Mouvement social, n°199, avril-juin 2002, p. 95-102.

28 S. Branca-Rosoff, "Conventions d'écriture dans la correspondance des soldats", Mots, op.cit, p.21-35 ; R.

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peut aussi s'interroger non seulement sur le contenu mais sur les modalités du récit de permission dans les carnets et journaux intimes, qui fournissent des indications sur l'expérience de permission proprement dite : a-t-on le temps d'écrire en permission ou les récits relèvent-ils d'un récit a posteriori ? Enfin, l'ampleur que prend parfois la permission dans les souvenirs et mémoires de guerre met alors en évidence des aspects de cette expérience qu'il était impossible de penser sur le moment.

Si ces précautions critiques sont classiques en matière de témoignages, vouloir appréhender l'expérience vécue à travers les représentations produites en abondance pendant et après la guerre pose davantage de difficultés. En effet, sur quels critères décider que tel discours rend compte de pratiques réelles tandis que tel autre sera exclu ? Si le sort des discours extrêmes peut souvent être aisément tranché, quelle fiabilité et quelle représentativité accorder en revanche aux autres ? Il est évidemment risqué d'étayer sans cesse les pratiques sociales par des représentations conformes, puisque l'on trouvera souvent une représentation contraire si l'on cherche bien. D'autre part, les enjeux narratifs et les conditions de production des discours font qu'une expérience semblable produit parfois des récits dissemblables. C'est particulièrement le cas dans la "presse du front", dont de nombreux titres ont été dépouillés. L'analyse critique des productions symboliques prises en compte dans l'étude de l'expérience combattante a été faite au cas par cas, et permet de rappeler que les facteurs de l'identité et du comportement des individus sont complexes. Comme les témoignages, ces documents permettent d'éclairer des aspects mal documentés dans les autres sources et ne doivent pas être généralisés.

La presse de l'arrière a fait l'objet d'un dépouillement sélectif. Le Petit Parisien, qui a le plus important tirage de la période, l'a été intégralement. D'autres titres l'ont été ponctuellement, en fonction de l'actualité des permissions, comme Le Petit Journal, Le Matin, L'Œuvre ou La Libre Parole. Le journal satirique Le Canard enchaîné a été vu en entier, de même que la revue mondaine et illustrée La Vie parisienne, qui abonde en représentations du permissionnaire.

En dehors de ces sources dont l'utilisation est transversale, l'absence d'études sur le régime des permissions en France pendant la Première Guerre mondiale a imposé le dépouillement de l'abondante production réglementaire des Archives de l'Armée de Terre et, marginalement, de la Marine, afin de mettre en place un cadre préalable a toute analyse sociale des permissions. Elle a permis de confronter les normes et les pratiques pour

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décrire l'évolution du régime des permissions du front entre 1914 et 1918, les effectifs concernés et la fréquence des congés. A ce sujet, on peut déplorer la disparition des doubles des livrets militaires des mobilisés qui portaient la mention des permissions et qui auraient permis d'étudier la fréquence effective des congés de détente. Les archives militaires comprennent des documents issus à la fois du Haut Commandement et du ministère de la Guerre, qui ont été complétés par l'analyse des débats publics de la Chambre des députés et des séances de la commission de l'Armée de la Chambre, ainsi que par les échos de ces débats dans la presse quotidienne parisienne. Il s'agissait ici de ne pas se contenter de mettre en place un socle normatif, mais de saisir le rôle des parlementaires et des citoyens qui leur adressent une correspondance abondante dans l'évolution du système des permissions pendant la guerre. La Chambre des députés a été privilégiée, dans la mesure où c'est le rapport d'un député, Bouilloux-Lafont, qui a joué un rôle essentiel dans les réformes des permissions à partir de 1916, comme les archives militaires s'en font l'écho. Le Sénat a en revanche été délaissé, malgré l'intérêt qu'aurait présenté l'analyse des prises de position de Clemenceau, qui y préside la commission de l'Armée, en particulier en 1917 avant qu'il ne devienne président du Conseil et ministre de la Guerre.

La présence dans la capitale de nombreux soldats des armées alliés a posé problème dans la mesure où il n'existe aucune étude, à ma connaissance, sur le régime des permissions dans les autres pays belligérants. En dehors des soldats américains, sur lesquels nous sommes bien renseignés parce que leur régime de permission a pris pour modèle le système français, on connaît encore mal les enjeux et les pratiques militaires ailleurs. Je me suis contentée ici de rassembler les données éparses figurant dans les études nationales, sans reprendre cet aspect marginal du sujet.

Les enjeux disciplinaires des permissions apparaissent fréquemment dans les sources militaires, éclairant l'attitude des permissionnaires lors de leur trajet vers l'arrière ou pendant leur séjour dans la capitale. La question des retards et de la délinquance militaire et d'une manière générale le comportement des hommes dans les gares et les trains sont éclairés par les rapports de la Prévôté militaire, de la Direction des Transports militaires aux Armées, ainsi que par les documents émanant du ministère de la Guerre. Tout l'aspect judiciaire de la question a été laissé de côté parce qu'il éclaire davantage les pratiques de l'institution que celles des individus, auxquelles nous avons accès grâce aux registres des "mains courantes" décrits plus loin, et qui étaient centrales dans la perspective que nous avons adoptée. On peut aussi regretter l'absence des archives de la Place de Paris et des commissariats militaires des gares parisiennes, qui jouaient un rôle central dans la

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surveillance des permissionnaires dans la capitale : un grand nombre de permissionnaires fauteurs de troubles ou en retard pour rentrer au front ont en effet été arrêtés par l'une ou l'autre et ne figurent donc pas dans les sources policières que nous avons utilisées par ailleurs. Le rôle administratif de la Place de Paris, qui assure par exemple le timbrage des titres de congé des permissionnaires ou l'examen médical des permissionnaires blessés ne peut donc être approfondi. De même, les archives des commissariats spéciaux des gares, qui dépendaient de la Sûreté générale sont restées introuvables pour la période.

Le point de vue des combattants à l'égard du régime des permissions peut être examiné, à la suite des travaux pionniers d'Annick Cochet, grâce aux rapports du Contrôle postal, que nous avons étudiés à l'échelle des Armées, sans descendre à l'échelle régimentaire qui aurait nécessité un dépouillement massif sans garantie de résultat, dans la mesure où les rapports sont généralement succincts29. Le Service du moral du GQG livre d'ailleurs des rapports mensuels fournis qui diagnostiquent l'influence des permissions sur les combattants. Ces sources ont été complétées par la presse quotidienne de l'arrière, les "journaux du front" et les témoignages, en particulier les correspondances, dans lesquelles la question des permissions occupe une grande place.

Les enjeux de la régulation du transport des permissionnaires, imprévu et massif, ont donné lieu à de nombreuses circulaires et documents émanant de la Direction des Transports militaires aux Armées et des compagnies ferroviaires. Les conditions de transport des permissionnaires, les enjeux d'ordre et de discipline, le comportement des hommes lors des voyages, ainsi que leurs points de vue ont ainsi pu être analysés dans leurs évolutions. Là encore, les "journaux du front" et les témoignages permettent d'avoir un regard oblique qui relativise et enrichit une abondante production normative. Les aspects économiques, techniques et administratifs du transport ferroviaire sont bien connus et n'ont pas été analysés systématiquement dans le cas des permissionnaires, comme ils auraient pu l'être à partir des archives des compagnies ferroviaires30.

Les aspects sociaux de la permission ont été abordés grâce à des sources très éclatées. Les répertoires analytiques des procès-verbaux des commissariats parisiens, généralement connus sous le terme de "mains courantes", constituent la principale source

29 A. Cochet, L'opinion et le moral des soldats en 1916 d'après les archives du contrôle postal, thèse, U. de

Paris X-Nanterre, 1986. Voir aussi B. Cabanes, "Ce que dit le contrôle postal", in Vrai et faux dans la

Grande Guerre, op.cit., p.55-76.

30 Sur ces aspects, voir notamment,M. Peschaud, Les Chemins de fer pendant et depuis la guerre 1914-1918,

Dunod, 1919 et Politique et fonctionnement des transports par chemin de fer pendant la guerre, PUF, 1926 ; G. Ribeill, Les Cheminots en guerre. 1914-1920, les métamorphoses d'une corporation Certes-ENCP, 1988

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utilisée dans l'analyse des aspects sociaux de la permission31. Ces registres ont encore été

assez peu utilisés comme source d'histoire sociale, ce qui s'explique sans doute par le fait qu'avant de les avoir fréquentés, ils ne semblent guère s'y prêter. Reflétant l'activité policière d'un quartier, ils semblent voués à l'histoire de la délinquance et de la criminalité et à celle des pratiques policières. La richesse des répertoires leur permet pourtant d'être une source d'histoire sociale exceptionnelle parce qu'ils nous permettent d'avoir le regard oblique sur le quotidien des populations et la vie des quartiers parisiens qui permet parfois d'appréhender certains phénomènes bien difficiles à saisir. On peut ainsi saisir certaines pratiques des permissionnaires, non seulement dans l'espace public à l'occasion de leurs déplacements et de leurs rencontres, mais aussi parfois dans l'intimité des foyers. Cette source permet d'approcher les relations sociales au sein des familles, des immeubles ou des quartiers, dont elle ne livre qu'un aperçu parcellaire et grossier, qui peut néanmoins participer avec profit à la reconstruction complexe de cet aspect de la vie des populations. Le dépouillement systématique de l'ensemble des 200 registres conservés pour la période du 1er juillet 1915 à novembre 1918 a permis de constituer une base de données qui comprend plus de 6 000 permissionnaires et près de 6 000 autres permissionnaires en retard pour retourner au front. Le grand nombre d'affaires impliquant des combattants en congé dans la capitale se prête à un traitement quantitatif dont les principes ont été résumés dans une annexe méthodologique32. D'autre part, la grande richesse des informations

contenues dans les registres de la police permet une approche qualitative très stimulante du quotidien des populations en guerre. La nature de la source conduit ainsi à éclairer de manière particulièrement efficace le cas des déserteurs, dont on peut tenter de cerner le profil sociologique, l'expérience de la clandestinité, les discours et les motivations avouées à la police. Quoiqu'à la limite du sujet, le cas des permissionnaires en retard pour rentrer au front pouvait permettre d'éclairer les phénomènes de continuité avec l'expérience de permission.

Cette source a cependant ses limites : bien des pratiques sociales n'y apparaissent pas tandis qu'il faut se garder de chercher à quantifier l'ensemble des phénomènes sociaux qui peuvent y apparaître. La difficulté à établir certaines chronologies et le silence des "mains courantes" au sujet de certaines expériences sociales invitait à chercher des sources complémentaires, dont certaines ont été trouvées, on l'a dit, parmi les témoignages et les

31 Par commodité et pour éviter de lourdes répétitions, le terme de "main courante" a été conservé pour

désigner les répertoires.

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représentations, qui sont particulièrement utiles pour explorer certains aspects intimes ou familiaux des permissions.

Moments chargés d'émotions, les permissions permettent de s'interroger sur les sensibilités : comment les êtres longtemps séparés ont-ils ressenti ces retrouvailles ? Dans quelle mesure la brièveté des permissions, qui ont varié de quatre jours en 1915 à dix jours à partir de 1917, a-t-elle pesé sur les individus, qui savaient à l'avance qu'ils seraient de nouveau rapidement séparés, peut-être pour toujours ? La richesse affective du retour des combattants à l'arrière a nécessairement été vécue selon des modalités très différentes liées à la complexité du psychisme humain mais aussi à la diversité des caractères, des liens sociaux, et notamment familiaux, ou encore des expériences civiles et combattantes33. L'approche des émotions par l'historien est extrêmement précaire et ne peut éviter de prendre en compte leur dimension discursive et textuelle dont le filtre fait constamment écran. La rareté de leurs traces dans les témoignages et la pudeur avec laquelle elles s'expriment ne nous laissent entrevoir que des bribes qu'il faut se garder de généraliser. Néanmoins, cet aspect est si important dans les permissions qu'il ne pouvait être laissé de côté dans le cadre d'une approche anthropologique qui souhaitait rendre compte de la complexité de cette expérience. Il faut alors rester modeste et, sans prétendre à l'exhaustivité ou à la représentativité, se contenter de ce que des sources éparses veulent bien nous apprendre.

L'étude des communautés d'accueil des permissionnaires à Paris souffre de la quasi absence dans les "mains courantes" comme dans les témoignages ou les sources annexes d'une partie du panorama social pourtant essentiel pour saisir les continuités et les divergences avec l'avant-guerre. C'est le cas des associations, églises, syndicats et partis politiques qui apparaissent peu dans les sources individuelles utilisées en priorité dans l'étude sociale. On s'est contenté dans leur cas d'émettre des hypothèses à partir des travaux publiés et des quelques renseignements trouvés dans nos sources. La question du retour des permissionnaires dans leur communauté de travail d'origine ne se pose guère, dans la mesure où le marché du travail parisien a été bouleversé par la guerre. Néanmoins, les "mains courantes" permettent ici d'étudier les conditions dans lesquelles certains combattants renouent à l'occasion de leur séjour à l'arrière avec des expériences professionnelles.

33 D. Le Breton, Les Passions ordinaires. Anthropologie des émotions, Payot, 2001 (1998), 347 p. ; G.

Noiriel, "Pour une approche subjectiviste du social", Annales ESC, n°6, 1989, p. 1435-1459 ; J.W Scott, "The evidence of experience", Critical Inquiry, n°17, 1991, p. 773-797.

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La correspondance générale du ministère de la Justice, conservée dans la série BB18 des Archives nationales, fournit des éclairages ponctuels sur certains aspects comme l'ivresse, la prostitution, l'adultère ou l'avortement, ou encore les affaires politiques. Difficile à utiliser en raison d'un classement chronologique qui couvre l'ensemble du territoire français, elle s'est avérée décevante par rapport à la richesse informative des "mains courantes". Si l'influence des permissions sur l'évolution des mariages et de la natalité pendant la guerre peut être abordée grâce aux statistiques démographiques qui figurent dans l'Annuaire statistique de la Ville de Paris, il est en revanche plus compliqué d'étudier les effets de la guerre sur ces pratiques. Il aurait ainsi été possible d'analyser à partir des actes de mariage du département de la Seine la place des combattants parmi les témoins, mais cet aspect a, comme d'autres, été laissé de côté.

Le fonctionnement des œuvres de guerre accueillant les permissionnaires est mal renseigné à l'échelle parisienne. La plupart des documents conservés sont administratifs et ne rendent compte ni des effectifs accueillis, ni des activités proposées. Les Archives nationales comme les archives départementales de Paris et de la Seine se sont révélées très pauvres et l'essentiel de la documentation est constitué par les brochures publiées par les associations qui ont pris en charge au niveau local les permissionnaires. On peut ainsi compter sur le Bulletin des Parrains de Reuilly, qui rend compte de manière détaillée de l'esprit, de l'organisation et de la fréquentation de la principale œuvre qui accueille les permissionnaires isolés dans la capitale, et sur quelques autres brochures descriptives qui laissent cependant de côté le point de vue combattant sur les conditions de leur accueil, qu'il nous est très difficile de connaître. Les délibérations des Assemblées locales parisiennes, conseil municipal et conseil général de la Seine, qui portent notamment sur les secours à apporter aux permissionnaires ont fait l'objet de la thèse de Thierry Bonzon, dont les travaux ont été utilisés pour documenter cet aspect34.

D'une manière générale, tous les aspects qui touchent à la discipline des permissionnaires et à l'ordre public sont bien renseignés, dans la mesure où la question a beaucoup préoccupé les autorités civiles et militaires pendant la guerre. Les archives de la Préfecture de police de Paris contiennent ainsi des dossiers, déjà bien connus, qui concernent l'état d'esprit de la population parisienne, dans lesquels on trouve souvent des remarques sur l'influence des permissionnaires ; des dossiers sur la prostitution ; ainsi que des statistiques générales sur l'évolution des arrestations pendant la guerre. Une vision

34 T. Bonzon, Les Assemblées locales parisiennes et leur politique sociale pendant la Grande Guerre

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synthétique est fournie par les dossiers du ministère de l'Intérieur qui figurent dans la série F7 des Archives nationales. S'intéressant particulièrement aux aspects politiques de la rencontre des permissionnaires et des non-combattants, ces sources ont déjà été utilisées dans le cadre d'études portant sur le mouvement ouvrier ou pacifiste pendant la Première Guerre mondiale. Bien souvent, les questions liées aux permissionnaires se retrouvent d'ailleurs dans les archives militaires, ayant suivi la chaîne d'information qui passe par le ministère de la Guerre pour aboutir au Haut Commandement.

Des sources diverses et nombreuses permettent de compléter l'apport des "mains courantes" en ce qui concerne les activités des permissionnaires. La presse parisienne, les monographies sur la vie dans la capitale pendant la guerre, ou encore des rapports généraux de la Préfecture de police rendent compte de leur présence dans la rue ou de leur fréquentation des lieux de spectacle parisiens. En revanche, les sources judiciaires ont été délaissées, d'une part parce que les dossiers de procédure sont souvent plus succincts que ce que l'on trouve dans les registres des "mains courantes", dans les fonds civils qui constituent parfois un mode d'approche des relations et conflits internes à la famille, comme dans les fonds pénaux35. D'autre part, les permissionnaires relèvent de la justice militaire et ces sources ne peuvent rendre compte que des situations dans lesquelles ils apparaissent comme victimes ou témoins, alors que leur statut de mobilisé les empêche la plupart du temps d'être présents pendant les procédures et les jugements. Leur utilisation aurait d'ailleurs surtout permis d'éclairer l'attitude de la justice à l'égard des délits commis contre des permissionnaires, ce qui ne constituait qu'un aspect marginal de notre étude.

Les enjeux propres aux représentations ont nécessité une mise au point dans un chapitre spécifique en tête de la partie consacrée aux représentations des permissionnaires, et l'on se contentera ici d'une typologie rapide. Parmi les représentations de l'arrière, on a retenu un corpus d'un millier de cartes postales conservées pour l'essentiel à la photothèque des Invalides. Des clichés issus principalement du Service Photographique des Armées complètent cette perspective iconographique, ainsi que des dessins et des caricatures extraits de la presse quotidienne ou hebdomadaire parisienne, notamment La Vie Parisienne. Les comptes-rendus de censure d'une centaine de chansons et de 70 pièces de théâtre conservés dans les Archives de la Préfecture de police permettent, avec les cartes postales, d'étudier les modalités des représentations des permissionnaires dans les supports de la culture populaire parisienne. Enfin, des contes, récits et romans publiés par des civils

35 Anne-Marie Sohn, Chrysalides. Femmes dans la vie privée (XIXe-XXe siècles), Publications de la

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pendant ou après guerre complètent le corpus. En ce qui concerne les représentations combattantes, la grande majorité des exemplaires conservés des "journaux du front" ont été dépouillés. Il était aussi indispensable de chercher les scènes de permission dans les romans combattants contemporains ou postérieurs à la guerre, ce qui a conduit, comme pour les témoignages, à écarter certains textes classiques n'évoquant pas les permissions.

Le caractère cyclique des permissions et le choix de travailler sur leurs enjeux individuels rendait difficile d'adopter un plan strictement chronologique, qui aurait sans doute souffert en outre de l'hypertrophie des sources normatives concernant l'année 1917. La chronologie organise cependant le premier et le troisième chapitre, consacrés aux aspects réglementaires et logistiques des permissions, dont la compréhension dépend beaucoup des enjeux et des conséquences de la crise du printemps 1917. Les différents aspects de l'expérience des permissions sont en revanche appréhendés dans un cadre thématique qui permet de mieux cerner la diversité des enjeux individuels et sociaux. Enfin, la volonté de saisir les configurations de la figure du permissionnaire à la lumière des types de productions symboliques nous a conduit à consacrer une partie entière à cet aspect, afin de mettre en lumière ses chronologies propres.

Il était tout d'abord nécessaire de déterminer les conditions dans lesquelles les combattants sont partis en permission, ce qui fait l'objet de la première partie. Le cadre réglementaire, ainsi que les débats qui ont présidé à l'évolution du régime des permissions au cours de la guerre, sont étudiés de manière chronologique pour articuler les problèmes liés à la gestion des effectifs par l'armée, les attentes des combattants et de l'opinion publique, et la pratique des permissions de 1914 à la démobilisation (chapitre 1). Les enjeux spécifiques au séjour des permissionnaires dans la capitale ont ensuite été examinés, ce qui a permis de dresser une typologie des combattants admis à y séjourner et d'évaluer leur nombre (chapitre 2). La mobilisation des réseaux ferroviaires pour le transport des permissionnaires, à l'aller et au retour, et l'évolution des conditions de transport et d'encadrement des hommes, ont été étudiées en lien avec le regard que les permissionnaires portaient sur celles-ci (chapitre 3). Enfin, la fonction des permissions dans la ténacité combattante pendant que ceux-ci étaient encore au front a fait l'objet d'un développement spécifique, qui permet de cerner les ressorts psychologiques de l'anticipation et de la remémoration des permissions (chapitre 4).

Une seconde partie est consacrée à l'expérience de permission proprement dite dans le cadre parisien. Les conditions du retour et de l'accueil des permissionnaires ont été

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examinées dans leur diversité. Si la permission consiste pour certains combattants à revenir chez soi et à retrouver une famille, d'autres doivent se contenter à Paris de foyers de substitution. Les relations de couple constituent un aspect important de la permission, très fortement investies par les imaginaires, et permettent aussi d'examiner les conséquences démographiques du séjour des combattants à l'arrière, notamment en matière de mariages et de natalité. Ouvert sur les retrouvailles, ce chapitre s'achève sur la séparation et le retour au front (chapitre 5). On a ensuite distingué les expériences qui ont plus particulièrement pour cadre l'espace public parisien, à travers les relations des permissionnaires avec les groupes qui configurent la société parisienne du temps de guerre et à travers leurs activités (chapitre 6). L'étude du brassage opéré par les permissions et de ses conséquences sur le moral des combattants et des civils, permet de connaître les modalités de cette influence qui a beaucoup préoccupé les autorités civiles et militaires, qui souhaitaient que les permissions contribuent à la mobilisation des populations. Dans la même perspective, le cas des permissionnaires qui n'ont pas rejoint à l'issue de leur congé, devenant parfois déserteurs est enfin examiné (chapitre 7).

Une troisième partie s'attache à la dimension symbolique de la permission et des permissionnaires. Dans un premier temps, il a paru nécessaire d'expliciter la fonction de la figure du permissionnaire au sein des dispositifs narratifs et d'établir une typologie des supports et des émetteurs utilisés pour l'analyse (chapitre 8). Les différentes configurations des représentations symboliques des permissionnaires sont ensuite examinées, articulées autour de la figure du "poilu", métaphore de l'altérité absolue (chapitre 9) ; d'une dimension épique qui connaît des déclinaisons diverses et des remises en cause (chapitre 10) ; enfin de la quête de repères par des permissionnaires en proie au malaise (chapitre 11).

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PARTIE I :

Les permissions, une équipée collective :

réglementation, logistique et implications

psychologiques d'un phénomène de

masse.

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Introduction

Lorsque la France mobilise, le 1er août 1914, la question des congés et des permissions ne se pose pas, comme elle ne s'est d'ailleurs jamais posée auparavant lors d'un conflit : les modèles stratégiques qui dominent les représentations du combat au tournant du siècle en Europe, conçus autour de l'idée du "choc" et de la guerre éclair, excluent de fait toute réflexion sur la possibilité d'accorder des permissions aux mobilisés en cas de guerre. Le constat de l'écrivain allemand Sebastian Haffner, selon lequel les états-majors, en temps de paix, "préparent toujours excellemment leurs troupes à la guerre précédente ", résume bien l'état de la question des permissions en temps de guerre à l'aube de la Première Guerre mondiale36. Cette situation n'est d'ailleurs pas propre à la France et l'attente de la percée explique que dans l'ensemble des pays belligérants, aucune permission ne soit accordée aux combattants du front avant 1915.

Dans un premier temps, en effet, la mobilisation générale et les permissions semblent être aussi antithétiques que le travail et les loisirs en temps de paix : un des premiers signes de la mobilisation n'a-t-il pas été le rappel dans les casernes et les dépôts de tous les officiers et conscrits permissionnaires au cours de la dernière semaine de juillet 191437 ? La loi du 7 août 1913 définit les droits aux congés et permissions des conscrits dans le cadre de leur service militaire de trois ans. Si le fonds réglementaire existe bien en 1914, il n'est prévu que pour le temps de paix et l'absence de disposition spécifique sur les permissions en temps de guerre laisse supposer qu'elles sont supprimées tant que la mobilisation dure. Or, le prolongement de la guerre au-delà de l'hiver 1914-1915 rend pénible la séparation des familles, tandis que le séjour ininterrompu des combattants au front menace leur moral, c'est-à-dire, du point de vue militaire, leur ardeur au combat. Un débat sur la possibilité d'accorder des permissions aux combattants du front prend forme au début de l'année 1915, dans le cadre d'une réflexion plus générale sur l'utilisation des effectifs et les affectations des mobilisés liée à la proposition de loi du député radical Victor Dalbiez. Les permissions accordées aux combattants du front à partir du 1er juillet 1915 révolutionnent la conception et la pratique des permissions militaires. Leur mise en place est le fruit d'une réflexion inédite sur le rôle des congés de détente en temps de guerre, dont il faut apprécier les enjeux et l'évolution au cours de la guerre. Les enjeux

36 Sebastian Haffner, Histoire d'un Allemand. Souvenirs 1914-1933, Actes Sud, 2002 p. 156.

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collectifs des permissions sont particulièrement importants dans le cas d'une capitale comme Paris : proche du front et intégrée à plusieurs reprises dans la zone des armées, elle reste le centre de la vie politique et militaire française et sa population est soumise à une surveillance accrue par la peur de l'espionnage. Les permissions ont également d'importantes implications logistiques et les chemins de fer sont mis à contribution pour transporter, en sus d'une charge déjà accrue, des flux sujets à de grandes variations.

Le terme de "permission" employé en France met l'accent sur leur concession par une autorité militaire supérieure et reste très proche de la définition administrative des "autorisations d'absence". La principale contrainte des permissions est en effet le maintien d'un effectif suffisant de combattants pour ne pas mettre en péril la "conduite des opérations" dévolue au Haut Commandement. Pour autant, les permissionnaires des Armées, s'ils restent sous l'autorité du Général en chef pendant leur congé, quittent le front pour se rendre en permission à l'arrière, lors d'un transfert qui constitue l'essence même des permissions en temps de guerre. Dans quelle mesure les permissions sont-elles restées une prérogative militaire pendant la guerre ? On sait que les rapports de force entre le Haut Commandement et le gouvernement sont sans cesse questionnés par les parlementaires, pour lesquels il pouvait être très gratifiant, en terme d'image, de se mobiliser au sujet des permissions38. Se sont-ils révélés actifs sur le terrain des permissions et celui-ci fait-il

l'objet d'un consensus ? Je me suis cantonnée à l'étude des débats de la Chambre des députés et de sa commission de l'Armée, mais il aurait été sans doute souhaitable d'élargir l'analyse à la commission sénatoriale de l'Armée, que Clemenceau a présidée avant de devenir ministre de la Guerre et Président du Conseil en novembre et d'avoir à réglementer à son tour les permissions. La longueur du dépouillement imposait cependant de faire un choix.

Les analyses les plus récentes du mouvement de révolte du printemps 1917 ont montré l'importance de l'idée de contrat pour les combattants. Alors que l'amélioration du régime des permissions figure parmi les revendications les plus fréquentes des combattants, on peut se demander quelle place elles ont occupé dans l'économie morale du sacrifice qui met en balance les droits et les devoirs des soldats citoyens. Du point de vue des permissions, l'éruption de 1917 surprend les autorités politiques et militaires et l'on peut se demander dans quelle mesure le régime mis en place à l'été 1915 a donné

38 La thèse de Fabienne Bock sur le Parlement pendant la guerre s'est révélée particulièrement utile pour

analyser cet aspect. Elle a été récemment publiée sous le titre Un Parlementarisme de guerre. 1914-1919, Belin, 2002.

Figure

Figure 1: Evolution du droit à la permission sous la IIIe République
Figure 2 : Estimation du nombre de mobilisés parisiens  Mobilisés de 15 à
Figure 4 : Etat des permissions des permissionnaires alliés à Paris 530 .  Nationalité de
Figure 5 : Evolution du nombre de permissionnaires de l'armée d'Orient, mars 1916-février 1917
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