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Paris et le département de la Seine, une destination sous surveillance

2.2. Typologie des permissionnaires parisiens

2.2.4. Les permissionnaires exceptionnels du front

2.2.4.3. Acheter sa permission ?

Au printemps 1916, dans le cadre de la politique de maintien des réserves de la Banque de France, quatre jours de congé ont été accordés à tous ceux qui souhaitaient verser de l'or596. Ce retour à un service militaire où les plus riches peuvent acheter une exemption temporaire rompt avec les principes d'égalité sociale qui fondent le service militaire depuis la loi de 1905. Incroyable trace d'archaïsme dans un contexte où la mobilisation générale a frappé toutes les classes sociales, la mesure intervient en outre en pleine bataille de Verdun alors que toutes les permissions supprimées en février 1916 le sont encore dans certaines unités. Elle ne pouvait manquer d'être interprétée comme une tentative d'arracher au front les plus nantis. C'est ce que fait l'héritier des Grands Moulins de Montrouge, Jacques Boussac, qui pourrait par sa fortune y prétendre. Il écrit à sa femme le 12 mai 1916, pour lui éviter peut-être tout espoir inutile :

"On donne des permissions de quatre jours pour ceux qui demandent à verser 500 francs or, je trouve cela dégoûtant et n'en profiterai que si André a absolument besoin de moi pour régler les affaires"597.

Jacques n'a alors bénéficié que de deux permissions, l'une en août 1915, l'autre en janvier 1916, et sa femme ne manque pas une occasion de venir le retrouver dans la zone des Armées. Pourtant, leurs échanges témoignent que si Jacques est fidèle à sa morale, puisqu'il ne profite pas de ce type de permission, les familles qui peuvent financer le retour d'un combattant sont parfois déchirées entre leurs principes, les besoins de leur entreprise et l'envie de se retrouver. Sa femme lui décrit l'effet de la nouvelle sur son frère :

"Maman m'a écrit qu'elle est passée chez votre mère et qu'elle a vu André assis mélancoliquement à une table solitaire, il lui a dit qu'on donnerait 4 jours de congé à qui verserait 500 Francs or, est-ce vrai ? Je trouve que c'est fameusement injuste vis-à-vis des pauvres bougres qui n'auront rien à donner"598.

La famille est finalement appelée à choisir entre les deux frères :

596 Celle-ci vise en particulier à compenser les dépenses faites auprès de l'étranger.

597 André est le frère cadet de Jacques. Correspondance de Jacques et Marie-Josèphe Boussac, Jouve,

Editions familiales, 1996, lettre du 12 mai 1916.

"Je suis tout à fait de votre avis au sujet des permission pour 500 francs d'or, c'est dégoûtant, mais si le gouvernement en a besoin il a raison tout de même : c'est le nerf de la guerre. Je pense qu'il serait mieux, si la famille peut faire venir quelqu'un que ce soit Jean, on ne l'a pas vu depuis son départ et étant donné l'état de Jeannotte elle ne peut s'offrir de petites fugues comme moi. Je m'en vais l'écrire à votre mère"599,

écrit Marie-Josèphe à son mari. Ni Jean, ni Jacques n'en profiteront, puisque ces permissions sont "supprimées après un fiasco complet", comme l'annonce Jacques à sa femme le 18 mai, mais on voit ici comment cette permission - fondamentalement injuste - est utilisée par une famille pour pallier la répartition encore arbitraire des permissions et faire venir celui des deux frères qui n'est encore jamais venu en permission depuis 1914600. La plus grande opacité règne au sujet des règles d'attribution de ces permissions, rarement évoquées dans les sources et dont on ignore combien de personnes elles ont concerné. A la fin du mois de juin 1916, le lieutenant-colonel Girod, député, demande ainsi au ministre de la Guerre "quelles règles sont suivies pour permettre aux soldats qui disent avoir de l'or chez eux de le verser et si un droit spécial ou une faveur leur est conféré du point de vue des permissions"601.

Le caractère arbitraire de ces congés est bien connu des combattants, qui tentent parfois leur chance auprès de leurs chefs de corps. L'avocat André Kahn raconte ainsi en novembre 1916 à sa compagne la démarche couronnée de succès d'un de leurs amis : "Herdly part en permission de 48 heures ce soir « afin de souscrire à l'emprunt » (c'est le motif qu'il a invoqué - sans blague - et ça a réussi)"602. La démarche d'une part, et sa réussite d'autre part, alors qu'aucun support réglementaire ne la justifie, montrent à quel point les hommes comme les chefs sont habitués à l'arbitraire de la réglementation au point de solliciter et d'accorder des congés qui sont simplement vraisemblables.

599 Jean Boussac est le frère jumeau de Jacques, mobilisé lui aussi depuis août 14. Professeur de géologie à

l'Institut catholique de Paris, il eut Pierre Teilhard de Chardin comme élève. Sa femme Jeannotte est enceinte. Correspondance Boussac, op.cit., lettre du 16 mai 1916 de Marie-Josèphe à Jacques.

600 Si les femmes françaises avaient bénéficié d'un plus grand pouvoir d'administration des biens de leur mari,

cette mesure n'aurait pas eu de raison d'être. On peut y voir en outre une occasion manquée de réformer le statut de la femme et les statuts matrimoniaux.

601 JO, Débats de la Chambre des députés, question n°10647 du 23 juin 1916.

Conclusion

Paris a donc été pendant la guerre une destination privilégiée des permissions exceptionnelles de courte durée accordées pour des motifs très divers. Fondées sur l'arbitraire de la décision des chefs de corps comme tous les congés, certaines d'entre elles, tel le match de football organisé en 1916, ont pu paraître difficilement justifiables aux yeux de combattants attachés à l'équité en matière de permissions. La possibilité d'obtenir ces permissions exceptionnelles a donné lieu à des abus, inévitables pour ces congés soumis à la pratique des certificats, sans compter que les chefs de corps n'ont pas toujours pris la peine de vérifier après le retour du permissionnaire ce qu'il avait fait pendant son congé. Ce laxisme a encouragé certains combattants à profiter du système, et c'est pour parer à ces abus qu'à partir de février 1918, ceux qui ne présentent pas de pièce "attestant de la réalité du fait motivant la permission exceptionnelle" sont considérés comme ayant obtenu leur permission par fraude et sont privés de leur prochaine permission603. Toutefois, il est difficile de dire si la possibilité de passer quelques jours de congé à Paris a suscité des vocations parmi les candidats aux concours, par exemple604. Quels qu'aient été les abus, ils sont restés limités en raison même du caractère exceptionnel de ces permissions.

L'accès des permissionnaires à Paris et au département de la Seine varie donc en fonction de la résidence du combattant, parisienne ou non, de sa nationalité, française ou alliée, du front où il est affecté, occidental ou à l'Armée d'Orient, enfin du statut et de l'éloignement des différents territoires composant l'Empire colonial français. En dépit d'un régime des permissions très hétérogène, Paris est bien le plus grand centre d'accueil des permissionnaires sur le territoire français. Les permissions y prennent une dimension massive : si l'on estime à 450 000 le nombre de Parisiens ayant combattu et à 7 le nombre moyen de permissions que chacun d'entre eux a obtenu entre juillet 1915 et novembre 1918, la capitale a accueilli 3,1 millions de permissionnaires parisiens venus du front. Si l'on y ajoute les 140 000 hommes accueillis par l'œuvre des Parrains de Reuilly jusqu'en 1918 et 230 000 soldats américains qui ont séjourné dans la capitale entre février et décembre 1918, ce sont plus de 3,5 millions de permissionnaires qui ont été présents à

603 SHAT, 16N445, circulaire n°19158 du GQG pour les Armées, 17 février 1918. Voir à ce sujet dans le

chapitre 3 la question du visa des titres de permission et dans le chapitre 4 les enjeux du retour au front.

604 Si une augmentation des candidats aux concours des grandes écoles était constatée pendant la guerre, elle

pourrait ainsi s'expliquer, en partie, par la possibilité de venir en permission spéciale à cette occasion. Les candidats s'inscrivent auprès des écoles, qui transmettent ensuite au ministre des demandes de permissions.

Paris et dans le département de la Seine de juillet 1915 à la fin de l'année 1918. Il s'agit là d'une estimation minimale de la présence des permissionnaires du front dans la capitale, puisqu'il faudrait ajouter les militaires des colonies, les autres soldats alliés, le reste des militaires des régions envahies, et tous ceux venus en permission exceptionnelle pour s'en faire une idée plus juste, ce que les sources rendent difficile. On peut donc raisonnablement estimer qu'ils ont été environ 4 millions de permissionnaires à séjourner à Paris et dans la Seine entre juillet 1915 et la fin de l'année 1918, dont certains plusieurs fois, si bien que la capitale française peut sans doute être considérée comme la capitale des permissions alliées, voire de tous les pays belligérants, même si la comparaison statistique stricte reste impossible pour l'instant. Ce sont donc environ 100 000 permissionnaires qui sont présents chaque mois à Paris. Si l'on applique à l'ensemble de ces permissionnaires le nombre moyen de permissions obtenues par les Français, ce sont environ 600 000 combattants qui ont séjourné dans la capitale pendant la guerre. Le caractère massif de la présence des permissionnaires du front à Paris, renforcé par l'arrivée irrégulière de nombreux combattants dans la capitale, assure une présence combattante très variée et quasi permanente qui fait du permissionnaire une figure essentielle de la physionomie de la capitale en guerre.

La capitale est aussi une destination convoitée par les combattants, qui espèrent y trouver le divertissement et l'oubli de leurs souffrances. La politique de contrôle de l'accès des combattants à la capitale contrecarre ces aspirations, au moyen des certificats d'hébergement qui ne sont supprimés que le 3 octobre 1918, de la couleur des titres de permission ou encore du visa du titre par la police parisienne. Cette politique de fermeture de la capitale témoigne de la volonté des autorités civiles de limiter la présence des permissionnaires pour des raisons logistiques, car la capacité d'hébergement y est limitée, mais aussi pour des motifs politiques, car le contact des permissionnaires avec la foule parisienne est considéré comme un facteur de désordre. Les processus de sélection que nous avons examinés permettent de conclure à l'injustice sociale des modalités d'accès des permissionnaires à la capitale. Largement ouverte aux plus riches, la capitale se ferme aux combattants isolés sans ressources et sans hébergement, contribuant à nourrir la réputation d'une ville embusquée. On peut d'ailleurs se demander dans quelle mesure les restrictions apportées à l'accès des combattants à la capitale n'ont pas entretenu parmi ceux-ci le désir de Paris, au point de l'élever au rang de villégiature idéale de permission et d'encourager ce qu'elles s'efforçaient de contenir, la ruée des permissionnaires à Paris. Le transport des permissionnaires du front vers l'arrière, qui n'avait pas été prévu avant guerre et s'organise

à partir de juillet 1915, doit lui aussi répondre au défi de la régulation de flux massifs. C'est d'elle que dépend en effet le roulement des tours de permission qui a une influence majeure sur l'évolution du moral combattant, mais aussi civil. Dans quelle mesure les chemins de fer, auxquels étaient principalement dévolus la mission de transporter les permissionnaires du front, ont-ils permis aux permissions d'atteindre cet objectif ?

CHAPITRE 3