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1.2.1 L'adaptation des permissions à une guerre imprévue

1.2.3. Une réglementation laissée en friche

1.2.3.3. Le régime du bon plaisir

L'erreur de Joffre n'a pas été de déléguer aux commandants d'Armée, puis aux chefs de compagnie, la gestion des permissions, mesure qui s'imposait alors que deux millions et demi de combattants étaient concernés, elle a été de le faire sans que les responsables puissent s'appuyer sur un règlement solide, et sans chercher à contrôler l'application des règlements en aval. Il n'est alors pas étonnant que les chefs de corps concentrent les critiques des combattants et des députés, qui les accusent tour à tour d'incompétence, de favoritisme ou de mépris des règlements en vigueur. A la fin de l'année 1915, un combattant écrit au député Deyris : "Pour les permissions, tout le monde sait comment elles sont réparties : comme les marmites, attrape qui peut !"239 Cette opinion résume un sentiment alors largement partagé dans les tranchées. Le député Bouilloux-Lafont ne conclut pas autrement son rapport sur les permissions à la fin du mois de juillet 1916 :

"En résumé, nous ne trouvons partout, ou presque partout, qu'incertitude, qu'irrésolutions, et parfois – nous ne pouvons le nier – qu'arbitraire. […]

Des longues lamentations qui nous parviennent des « cagnas », des « guitounes » et des « gourbis », et dont nous n'avons fait entendre ici qu'un écho affaibli ; des mécontentements qui montent du flot des lettres que nous avons parcourues, une formidable indignation s'élève, ayant pour cause l'inégalité de traitement dans les unités, et parfois même dans les compagnies d'un même régiment. Et cela, sans raison beaucoup plus apparente qu'une application irraisonnée des circulaires, qu'une trop grande liberté laissée aux commandants sur l'utilité même de leur application, l'esprit distrait parfois à tout esprit de justice, les yeux bridés par des œillères qui empêchent d'embrasser le cercle de l'horizon"240.

On a déjà montré, lors de l'examen de la réglementation en vigueur entre juillet 1915 et le 1er octobre 1916, comment les chefs de corps dérogent souvent aux principes de la liste de départ en permission, clairement posés dès le 12 août 1915, mais dont l'application est compliquée par l'instabilité des effectifs des unités. La dilution des responsabilités est d'autant plus marquée qu'en janvier 1916, Joffre précise que "le tour de permission doit être établi par petites unités (compagnie, compagnie de mitrailleuses, compagnie Hors-Rang, escadron, batterie, compagnie du Génie)"241. Ce sont donc les

commandants de compagnies qui sont responsables au premier degré de l'application du règlement des permissions. Cependant, ce sont les chefs de corps, c'est-à-dire les

239 JO, Débats de la Chambre des députés, 21 décembre 1915, p. 2209.

240 SHAT 16N444, Bouilloux-Lafont, Rapport sur les permissions, op.cit., p. 15-16.

241 SHAT, 16N444, Message téléphoné n°14607 du Général commandant en Chef au ministre de la Guerre,

commandants d'Armées, qui sont responsables de l'essentiel des dysfonctionnements constatés.

Ces derniers font parfois preuve d'une grande fantaisie dans l'application de la règle, comme le dénonce vivement le député Deyris en décembre 1915 :

"L'ordre des départs a été d'une variété incroyable : des jeunes passant avant de plus âgés, même avec moins d'ancienneté au front ; ici on n'a tenu compte que de l'ancienneté de la classe, quel que soit le temps passé au front ; là, on ne s'occupait pas du nombre d'enfants ; ailleurs on a tiré au sort et, si ce procédé est soutenable entre des hommes ayant les mêmes droits à partir en permission, il est inadmissible qu'on l'applique à tous sans distinction […] enfin, un colonel amoureux de musique a fait partir avant tous autres en permission les musiciens, les tambours et les clairons"242.

En septembre 1916, le ministre de la Guerre reconnaît en séance publique de la Chambre que "les colonels sont plus ou moins portés à donner des permissions" :

"Les uns cherchent à dépasser le 5 p. 100, d'autres craignent de l'atteindre. Dans certaines armées, le chef de l'armée, suivant que son front est plus ou moins agité, arrête les départs en permissions ; d'autres s'émeuvent moins et laissent courir les permissions"243.

Ces exemples ont souvent été généralisés, si bien que "l'indifférence", voire "la mauvaise volonté" des chefs de corps à l'égard de la question des permissions est devenue un lieu commun des critiques à l'égard de ces mauvais chefs. Un général célibataire déclarait ainsi à ses officiers : "Je ne prends pas de permission, moi ; vous n'avez qu'à faire comme moi !"244 Un soldat, au courant de l'interpellation du 29 septembre 1916, écrit au socialiste Lauche pour se plaindre du retard des permissions dans la 51ème division :

"On n'est pas encore arrivé au troisième tour de permission, et du train où vont les choses, on attendra longtemps encore. Et, ce qui est illogique, c'est que MM. les officiers de notre groupe d'artillerie ont déjà satisfait à cinq permissions, pendant que le simple combattant et les sous-officiers n'en ont eu que deux. […] Il n'y a pas de doute que ce sans gêne abusif est de la faute des chefs d'unité"245.

C'est donc dès 1915 que certains députés remettent en question la délégation des permissions aux chefs de corps : "Quel manque de psychologie ont ces chefs et comment peut-il s'en trouver qui n'ont pas compris l'énorme portée morale et sociale des permissions

242 JO, Débats de la Chambre des députés, 21 décembre 1915, p. 2209. 243 JO, Débats de la Chambre des députés, 29 septembre 1916, p. 1961.

244 JO, Débats de la Chambre des députés, 21 décembre 1915, p. 2209. Plusieurs exemples de la mauvaise

volonté des chefs de corps figurent dans ce débat, de même que dans le rapport Bouilloux-Lafont ou le débat de la Chambre du 29 septembre 1916.

accordées aux combattants ?", s'indigne l'un eux246. Si les commandants de compagnie

apparaissent bien comme les boucs émissaires d'un système qui fonctionne mal, leur attitude en tant que corps semble démonter des résistances de la culture militaire à l'idée que l'équité est due aux soldats citoyens. A cet échelon de la hiérarchie, les rapports de pouvoir entre la troupe et les cadres sont tels que ces derniers conçoivent d'abord la permission comme un outil de discipline, selon la tradition qui assimile les permissions à des gratifications. On le voit en particulier lorsqu'ils suppriment les permissions ou agitent cette menace comme outil de discipline. Certains députés utilisent alors l'exemple des permissions accordées par des dépôts de la zone de l'intérieur pour justifier les permissions sauvages prises par les mobilisés :

"Demandez donc, monsieur le Ministre, l'état des punitions qui sont données à Fontainebleau, et vous verrez que si les punitions sont si nombreuses, c'est que des hommes qui sont restés un an, dix-huit mois dans les tranchées et qui ont été blessés et évacués, revenant de l'hôpital au dépôt, où ils restent sans rien faire, commandés souvent par des officiers ou des sous-officiers qui ne sont jamais allés au front, se voient refuser des permissions de vingt-quatre heures et sautent le mur. On les punit ensuite"247.

C'est donc la question de la désobéissance des officiers aux ordres qui est posée, comme le souligne le socialiste Voilin qui interpelle le ministre de la Guerre en septembre 1916 :

"Je connais les ordres que vous avez donnés, mais ces ordres ne sont pas exécutés. […] Je vous demande quelle sanction vous prenez contre ceux qui vous désobéissent. Quand un simple soldat, un caporal ou un sous-officier manque à un simple ordre, on le punit de prison ; quand un officier ou un général manque d'obéissance aux ordres du ministre de la Guerre, il doit être pris contre lui une mesure, ou alors je ne connais pas la justice et l'équité (applaudissements)"248. Louis Tissier est plus tranchant encore lorsqu'il réplique au ministre de la Guerre qui défend l'autorité des chefs de corps : "Non ! Toutes vos circulaires, c'est l'anarchie, c'est le refus d'obéissance à vos ordres. Tel chef bien intentionné les applique, tel chef mal intentionné ne les applique pas", un jugement qui est loin d'être sans fondement en septembre 1916249. Le débat témoigne alors de la force du malentendu entre les députés,

qui estiment que le ministre de la Guerre a autorité sur le Général en chef, et la pratique de ce dernier, qui estime qu'il n'a pas de comptes à rendre au gouvernement : les députés interpellent le ministre comme s'il était directement responsable de l'application de

246 JO, Débats de la Chambre des députés, 21 décembre 1915, p. 2209, intervention du député Deyris. 247 JO, Débats de la Chambre des députés, 29 septembre 1916, p. 1958.

248 JO, Débats de la Chambre des députés, 29 septembre 1916, p. 1960. 249 JO, Débats de la Chambre des députés, 29 septembre 1916, p. 1959.

circulaires qui sont en fait adressées par le Général en chef aux commandants d'Armées, qui les relaient à leur tour vers les compagnies. Il est tout à fait symptomatique que le Général en chef ne soit jamais mis en cause à la Chambre lors de l'évocation des dysfonctionnements du régime des permissions, attribués à une mauvaise volonté des chefs de compagnies ou à l'impuissance du ministre à se faire obéir de ceux-ci250. Ainsi, la dilution des responsabilités a permis de rejeter les problèmes des départs en permission sur les chefs de corps, qui servent de boucs émissaires à un système qu'ils rendent encore plus injuste par leurs pratiques autoritaires. Encore largement répandues à l'automne 1916, ces pratiques justifient le développement d'un discours sur le droit à la permission des soldats citoyens.