• Aucun résultat trouvé

1.2.1 L'adaptation des permissions à une guerre imprévue

13- La rationalisation des permissions : 1er octobre 1916 – 11 novembre 1918.

1.3.2. Les permissions dans la crise de mai juin

1.3.2.1. Les permissions du front entre février et juin

On peut tout d'abord remarquer que les combattants continuent de se plaindre, "comme d'ordinaire", de "l'irrégularité" et de "l'injustice dans l'attribution des permissions" au début de l'année 1917, bien que tous soient alors partis en permission comme il était prévu. De la mi-janvier à la mi-février, le contrôle postal signale la "mauvaise humeur générale" sur le front, dont les motifs sont "toujours les mêmes"321. Cette conclusion du contrôle postal montre qu'un tour de permissions n'a pas été suffisant pour dissiper toutes les craintes des hommes, dont le sentiment d'injustice persiste malgré les faits et s'explique sans doute par les pratiques de l'armée les années précédentes.

Le deuxième tour des permissions est commencé depuis deux mois lorsque, le 21 mars 1917, les permissions sont plafonnées à 5 % pour les unités du front, en raison de la préparation de l'offensive322. Le 29 mars, ce seuil est abaissé à 2 % à cause de

319 Guy Pedroncini, op.cit. ; Leonard V. Smith, Between mutiny and obedience …, op.cit. Voir aussi André

Loez, Les mutins de 1917. Répertoire d'une action collective, mémoire IEP de Paris, 1997, notamment le chapitre 23, "Formes et légitimité d'une indiscipline collective".

320 C'est ainsi que j'ai travaillé sur plusieurs sources déjà exploitées par Guy Pedroncini, tout en cherchant à

les confronter à de nouvelles archives. Il serait tout à fait utile d'étudier les pratiques de permission à l'échelle des petites unités, pour savoir si les unités mutinées sont aussi celles qui ont le plus à se plaindre des permissions depuis 1915, ce que je n'ai pu faire, faute de temps. Je me suis contentée, pour ma part, de prendre en compte les différences à l'échelle des Armées. On peut se reporter à l'étude de L. V. Smith pour observer l'échelle divisionnaire. Op.cit.

321 SHAT, 7N866, EMA, état de l'opinion d'après le Contrôle postal, du 15 janvier au 15 février 1917 et du

15 février au 15 mars 1917.

l'engorgement des chemins de fer dans le cadre la préparation de l'offensive. En février et en mars, le rythme des départs est d'environ 10 % en moyenne, et commence à diminuer à partir du 20 mars pour atteindre 4,85 % le 10 avril, si bien que le Commandant en chef annonce au ministre le 11 avril "qu'il y a déjà des retards dans les départs prévus"323. On peut estimer à la moitié des soldats ceux qui ont pu profiter de leur permission avant le 20 mars, mais pour les autres, le départ est reporté sine die324. Nivelle explicite cette limitation des permissions auprès des commandants d'Armées :

"La réduction à 5 % des permissions dans les unités du front aura peut-être pour conséquence de reporter au-delà du 1er juin le moment où certains militaires seront appelés à jouir de leur permission normale concédée pour la période du 1er février au 1er juin.

Les nécessités motivant cette prescription sont primordiales. L'heure n'est plus aux permissions. Chacun le comprendra. Le Général en chef compte sur le bon esprit de tous pour que les retards dans les départs en permission ne donnent lieu à aucun sujet de plainte. Les généraux commandant les armées sont priés de faire donner des instructions verbales aux chefs de corps et de services pour que ceux- ci en entretiennent les militaires sous leurs ordres"325.

Les chefs de corps sont donc investis d'une mission pédagogique, illustrant le contrat passé entre la hiérarchie militaire et les soldats depuis le 1er octobre 1916. Le retard des permissions est présenté, ainsi que cela a été montré dans les études portant sur la crise elle-même, comme le sacrifice indispensable à une offensive dont "les soldats étaient assez largement convaincus qu'elle serait décisive"326. Nivelle s'est d'ailleurs engagé auprès du ministre de la Guerre à augmenter le pourcentage des permissions après l'offensive afin de réduire les retards, en conformité avec la nouvelle réglementation :

"D'autres plaintes se produiront ; elles pourront être nombreuses. Mais l'heure n'est plus de s'arrêter à des considérations de cette nature ; chacun doit être à sa place et la question des permissions s'efface devant les nécessités du moment. Je vous demanderai de ne pas prêter une trop grande attention aux réclamations qui pourront vous être adressées au sujet des permissions. Dès que les circonstances le permettront, le pourcentage des unités sera reporté à une proportion telle que chaque militaire pourra bénéficier de sa permission avec le moindre retard"327.

pour le ministre de la Guerre, 11 avril 1917.

323 SHAT, 16N444, note secrète n°7901 du GQG pour le ministre de la Guerre, 11 avril 1917.

324 Les situations des Dix jours donnent un effectif de permissionnaires de 15 599 197 entre le 1er février et le

20 mars. Comme il restent absents 11 jours en moyenne, le nombre d'hommes partis en permission pendant cette période est d'environ 1 450 000.

325 SHAT, 16N444, note n°7681 du GQG pour les commandants d'Armées.

326 J.-J. Becker et S. Berstein, Victoire et frustrations 1914-1929, Le Seuil, 1990, p. 105. Voir aussi général J.

Delmas "Situation des fronts en 1917", in L. Gervereau et C. Prochasson (Dir.), Images de 1917, catalogue de l'exposition du Musée d'Histoire contemporaine et de la BDIC, 1987, p. 52.

Le plus bas taux de permissionnaires pour l'année 1917 est atteint le 20 avril, avec 3,84 % de permissionnaires à l'échelle de l'armée française du front occidental. Il est alors toutefois deux fois plus élevé qu'en mars et avril 1916, au début de la bataille de Verdun328. Conformément aux règlements, les permissions sont totalement supprimées pour toutes les unités engagées dans la première phase de l'offensive. Dès le 24 avril, Nivelle rétablit le pourcentage normal des départs. En application de la circulaire du 28 septembre 1916, les chefs de corps ont donc toute latitude à partir de cette date pour porter à 13 % le taux de départ et résorber l'arriéré des permissions, toujours attendues avec impatience dans les troupes sortant de première ligne. Sur décision des commandants d'Armées, il peut être porté à 25 %, et dépassé après demande au Général commandant en chef329. A partir du 1er mai 1917, le taux de permission s'élève, dépassant 8 % le 10 mai, et 12 % le 21 mai. Autrement dit, les permissions reprennent avant l'arrêt définitif des opérations au Chemin des Dames, et avant la nomination de Pétain, le 15 mai. Mais certaines unités engagées le 16 avril ont accumulé un grand retard pour les permissions.

Le 28 mai 1917, le général Maistre commandant la VIe armée, qui a participé à la première vague, demande ainsi au commandant du GAN à porter le pourcentage à 25 % pour la 158e DI, fatiguée, dès qu'elle sera retirée du feu330. Si le taux de 25 % a été pratiqué, et donne la mesure de l'arriéré accumulé dans certaines unités, en revanche les chefs de corps et les commandants d'Armées n'ont pas demandé d'autorisation pour le porter au-delà, signe que le retard des permissions ne le nécessitait peut-être pas331. Il

faudrait ici se plonger dans les archives des divisions pour vérifier ce point. Toutefois, les moyennes par armée indiquent de grandes disparités après le 20 avril. Dès le 1er mai, à la 1ère, IIe, VIIe et VIIIe Armée, le taux dépasse de nouveau les 8%, et 10 % à la VIIe et VIIIe Armée332. A la VIe Armée, il est encore de 2 % à cette date. De tels écarts invitent à observer les corrélations qui peuvent exister entre l'implication respective des armées dans le mouvement de grève de mai-juin 1917 et la situation de leurs permissions.

328 1,97 % le 11 mars 1916, 1,47 % le 21 mars, 1,46 % le 1er avril, avant de commencer à remonter le 10 avril

avec 2,21 %. (SHAT, 16N2673 et 7N567)

329 Circulaire du GQG n°23026 du 28 septembre 1916.

330 Les Armées Françaises dans la Grande Guerre, Tome V, annexes 2. Note du 28 mai 1917 N°2494/3 331 C'est seulement le 17 août 1917 que l'on trouve pour la première fois une demande d'autorisation d'un

commandant d'Armée de porter à "50 % le taux des permissionnaires pour la 2ème et la 162ème division, dès

qu'elles auront été relevées du front". L'autorisation est accordée le 19 août. (SHAT, 16N444, télégramme n°2880 du Général Anthoine commandant la 1ère Armée le 17 août 1917 et réponse du GQG par télégramme

n°5973/M du 19 août 1917)

332 SHAT, 16N2673 et 7N567. Le taux est alors de 10,47 % à la VIIème Armée, et de 11,23 % à la VIIIème

Début juin, la VIe Armée, la plus gravement touchée par le mouvement

d'indiscipline, est aussi celle qui a le plus faible taux de permission depuis le 20 avril333. C'est aussi l'Armée où le taux augmente le plus lentement après la reprise des permissions, et où il reste le plus bas jusqu'au 20 mai. Le 1er juin, alors que le taux atteint plus de 19 % à la 1ère Armée, et plus de 15 % à la VIIe et à la Xe Armées, il n'y dépasse pas 13 %. S'il est normal que le taux de permissions reflète le degré d'engagement des unités, qui voient les permissions supprimées en période d'offensive, le rattrapage s'est effectué plus lentement à la VIe Armée qu'ailleurs. C'est ainsi la seule Armée qui semble ne pas avoir obtenu toutes ses permissions le 31 mai, lorsque s'achève le tour commencé le 1er février.Alors qu'au 20 avril elle avait obtenu environ 65 % de ses permissions, elle dépasse à peine 70 % le 10 mai, et 80 % le 20 mai334. L'arriéré des permissions a donc pu jouer un rôle dans le mouvement de révolte dans cette Armée qui a participé aux deux phases de la bataille. A l'inverse, la VIIe Armée, qui n'a pas participé à la première vague d'offensive, a été peu affectée par la suspension des permissions, et a fait partir tous ses permissionnaires au 31 mai335. A la IIIe Armée, dont les permissions ont été fortement réduites en avril et mai, le rattrapage a eu lieu entre le 10 et le 20 mai, avec deux séries de 6 et 15 % de permissions, ce qui pourrait expliquer qu'elle connaisse peu de troubles336. Dans la mesure où toutes les unités ne connaissent pas le même retard en matière de permissions, un raisonnement à l'échelle des Armées reste peu significatif, et il faudrait utiliser les archives régimentaires pour approfondir l'analyse. Malgré ces situations très contrastées, les permissions ont été placées au cœur des revendications des soldats en mai et juin 1917.