• Aucun résultat trouvé

1.2.1 L'adaptation des permissions à une guerre imprévue

1.2.1.1. Les permissions du front, un expédient militaire.

L'obstacle le plus important à l'attribution de permissions aux combattants est, au début de la guerre, la certitude d'une victoire rapide, qui interdit de distraire une partie de l'effectif du but pour lequel il a été mobilisé. La guerre et le combat sont la raison d'être de l'armée, et la mobilisation signe le temps du labeur militaire. En effet, les stratégies militaires qui dominent en 1914, en France comme dans les autres pays belligérants, sont toutes des stratégies à court terme, qui anticipent une guerre éclair et victorieuse129. La mobilisation de l'opinion publique et des troupes implique une telle conception, qui explique par ailleurs la pérennité du mythe de la "fleur au fusil" pour décrire le départ des mobilisés en août 1914130.

Il est difficile de dater le retournement de l'opinion militaire en faveur de l'attribution des premières permissions aux combattants du front. Si la confrontation des archives militaires et des débats parlementaires permet d'établir l'influence de l'opinion publique, des députés ou du ministre sur le Général en chef, il est plus difficile de cerner les débats internes au Haut Commandement sur l'opportunité d'accorder des permissions aux combattants. Le point de vue personnel de Joffre sur les permissions n'est jamais explicite, et la plupart du temps, seules les circulaires témoignent de la réflexion effectuée en amont131. Il serait téméraire d'inférer à partir de cette absence de source le désintérêt des militaires à l'égard des permissions pendant la guerre. Avant le déclenchement du conflit, il semble pourtant qu'il n'y ait eu aucune réflexion militaire sur les permissions à accorder en

128 A ce sujet, voir A. Crépin, La conscription en débat ou le triple apprentissage de la nation, de la

citoyenneté, de la République, 1798-1889 Arras, Artois PU, 1998.

129 En Grande-Bretagne, Kitchener fait exception en 1914. La stratégie avec laquelle les Américains sont

partis en guerre lors de la deuxième guerre du Golfe en mars 2003 témoigne de la longévité de la stratégie du "choc", comme l'indique l'expression "Shock and Awe" ("Choc et effroi") qui la baptise. Pour une synthèse des processus de mobilisation en 1914 dans l'ouvrage de H. Strachan, The First World War, Volume 1 : To

Arms, Oxford University Press, 2001.

130 Jean-Jacques Becker a fait justice de ce mythe, que l'on retrouve pourtant souvent dans bien des ouvrages

de vulgarisation sur la Première Guerre mondiale. Op.cit.

131 Voir en particulier au SHAT les cotes 16N444 à 446. Les mémoires de Joffre sont muettes au sujet des

temps de guerre132. Cette carence s'explique surtout par les stratégies militaires dominantes

que l'on a déjà évoquées.

Du point de vue militaire, les risques que comporte toute permission ont sans doute été un frein important à leur attribution. Il s'agit principalement du risque de désertion de combattants qui ont affronté le feu, dont les motivations pour rester à l'arrière sont a priori bien plus importantes que lorsqu'ils ont été mobilisés en ignorant ce qui les attendait133. La désertion à l'intérieur est un délit militaire qui figure dans le Code de la Justice militaire en vigueur134. Le péril est réel, puisqu'à partir de novembre 1914, le GQG commence à relever un mouvement important de désertions dans la zone des Armées. A la mi- novembre, Joffre réclame une surveillance constante des gares de cette zone, où l'on a arrêté "dans une seule journée de nombreux hommes ayant quitté le front sans autorisation"135. Au début du mois de décembre, "de nombreux isolés sont toujours signalés dans la zone des armées", parfois porteurs de titre de permission délivrés malgré la défense de Joffre136. Si la délinquance militaire est davantage étudiée à travers le prisme de l'institution militaire que du point de vue anthropologique, il est toutefois établi qu'elle se développe à partir de l'automne 1914 : la justice militaire prononce plus de condamnations à mort entre septembre 1914 et juin 1915 que pour toute la durée ultérieure du conflit137.

L'attribution de permissions de détente aux combattants du front à la fin du mois de juin 1915 coïncide avec une diminution des punitions militaires. On peut donc se demander dans quelle mesure les permissions ont été conçues comme une réponse à l'indiscipline

132 Nous savons d'ailleurs peu de choses sur la conception et la pratique des permissions en temps de paix qui,

à ma connaissance, n'ont été étudiées pour aucune période. Pour la période qui précède la guerre, la thèse d'Odile Roynette sur les conscrits de la fin du XIXe siècle est centrée sur l'expérience de la caserne, et étudie

très rapidement la question des permissions. Soutenue à l'université de Paris I, elle est publiée sous le titre

"Bons pour le service". L'expérience de la caserne en France à la fin du XIXe siècle, Belin, 2000, p. 396-397.

On trouve des remarques sur les permissions avant la guerre dans l'étude de Jules Maurin op.cit.

133 L'état-major de l'armée évaluait dans les années 1910 à 10 % le taux d'insoumission en cas de mobilisation

générale. Voir à ce sujet P. Boulanger, op.cit., p. 170-200.

134 Les sanctions prévues dans les articles 231 et 232 du Code de la justice militaire de 1857 sont de 2 à 5 ans

de travaux publics.

135 SHAT 16N2401, GQG, circulaire n°3001, du Général commandant en chef aux généraux commandant les

Armées, 13 novembre 1914.

136 SHAT, 16N2401, GQG, note de Joffre à la Direction de l'Arrière, n°870, 5 décembre 1914. La circulaire

n°1.815 du 8 novembre 1914 interdisait de délivrer des permissions aux militaires de la zone des Armées en dehors des cas très exceptionnels réservés à sa décision.

137 Cette tendance de l'historiographie correspond à la nature des sources militaires, qui renseignent surtout

sur les pratiques de l'institution, et rendent difficiles tout travail sur les hommes et leurs motivations. Guy Pedroncini a ainsi travaillé sur la répression des mutineries de 1917, et la thèse en cours de Vincent Suard porte sur l'action de la justice militaire française pendant la Grande Guerre (Université de Lille 3). Gilbert Meynier a souligné à propos des décimations de 1914 les limites des sources militaires : "Pour l'exemple. Un sur dix ! Les décimations en 1914", Politique aujourd'hui, janvier-mars 1976, p. 55-70. Voir aussi V. Suard, "La justice militaire française et la peine de mort au début de la Première Guerre mondiale", Revue d'Histoire

militaire, ou si cette coïncidence traduit uniquement les effets des permissions sur les combattants, moins tentés de s'octroyer illégalement un congé dont la réglementation leur permet désormais de profiter. Bien qu'elle n'apparaisse pas en tant que telle dans les sources contemporaines du conflit, qui témoignent plutôt de la perception d'un risque accru de désertion au moment de la permission, l'idée que les permissions endiguent ou préviennent l'indiscipline fait partie de la culture militaire. En 1862, Napoléon III déclarait ainsi que "la création des permissions avec solde de présence doit avoir pour résultat de couper court désormais à toute absence clandestine"138. Dans cette conception pragmatique, les désertions font figure de symptôme, et les permissions, de cure. Une chronologie plus fine de la délinquance militaire permettrait de confirmer si cette conception a influencé la mise en œuvre des permissions du front en juillet 1915. A l'inverse, l'influence néfaste des permissions sur l'instruction, la discipline et l'esprit militaire des conscrits en temps de paix avait été stigmatisée en 1896 par un capitaine, adepte du "dressage" des conscrits, qui faisait des permissions un facteur de décadence de la France face à l'Allemagne : "Rien n'est plus préjudiciable à l'esprit militaire et à la discipline que l'alternance répétée entre vie militaire et vie de famille", sermonnait-il, et encore ne se préoccupait-il que des permissions du temps de paix, qu'il proposait de fortement limiter - faute de pouvoir les "supprimer radicalement" - et de transformer en instrument de discipline en les réservant aux "bons sujets"139. Les autorités militaires

manifestent pendant la guerre un semblable état d'esprit, qui s'exprime toutefois rarement avant 1917140. Il semble pourtant qu'en juillet 1915, la discipline n'ait pas souffert de la

mise en place des permissions, au contraire, infirmant les prédictions de certains. En février 1916, Joffre rappelle au ministre de la Guerre que "l'octroi des permissions

138 Circulaire ministérielle du 13 juin 1862 qui réforme le décret du 12 avril 1862 sur les permissions

d'absence, V. Saussine, "Congés et permissions d'absence", Dictionnaire de législation et d'administration

militaire. Recueil des lois, décrets, décisions et règlements qui régissent l'armée de terre, Berger-Levrault,

1867-1868, 3 tomes, p. 725-748. Auparavant, la réglementation distinguait la solde de "présence"de la solde réduite due aux permissionnaires et dénommée "solde de congé".

139 Il emploie l'image de "jeunes chevaux sauvages, soumis au dressage et renvoyés en liberté dans les

prairies ou les pampas où ils sont nés". Point de vue d'un capitaine qui sent son autorité sur les hommes diminuer, et qui doit gérer les demandes de passe-droits, cette unique étude ne peut être tenue pour représentative de l'état d'esprit général des militaires à l'égard des permissions en temps de paix, mais elle permet de cerner les arguments opposés à leur attribution, qui prennent une dimension nouvelle en temps de guerre. Capitaine F. Pinget Les permissions dans l'armée, op.cit., p. 7 et p. 20-21.

140 D'une manière générale, les objectifs assignés aux permissions sont très rarement explicités, et le plus

souvent c'est entre les lignes d'une circulaire, où à l'occasion d'une mise au point, qu'on peut les retrouver. C'est ainsi qu'au printemps et à l'été 1915, je n'ai pas trouvé les arguments de Joffre en faveur des permissions.

constitue l'un des moyens d'action du Commandement"141, et précise en septembre les

enjeux militaires de leur attribution :

"Il vaut mieux […] dans l'intérêt de la discipline, de la cohésion des unités et de la valeur combative des individualités échelonner les absences que de laisser l'homme éloigné du front pendant de longs jours"142.

Fondée sur la discipline, la culture militaire issue du XIXe siècle était parfois

réticente à l'octroi de permissions de détente à des conscrits ; elle l'était logiquement davantage encore en temps de guerre. Il faut donc que la valeur de l'outil ait été jugée bien supérieure au risque pour expliquer l'attribution des permissions à la fin du mois de juin 1915.

1.2.1.2. Le débat sur les effectifs : l'impossible équité devant l'impôt du sang

Les permissions s'inscrivent dans un débat politique et militaire plus général sur la question des effectifs et de la relève des combattants du front. Le Général commandant en chef est responsable de l'utilisation des effectifs face à la nation : lorsqu'il accorde des permissions à partir de juillet 1915, l'état des effectifs est-il favorable à cette mesure ? Cette question peut s'envisager sous deux aspects, l'un purement comptable, l'autre qui relève du rendement des effectifs, une notion qui devient capitale dans le contexte d'une guerre industrielle.

La faiblesse démographique de la France face au dynamisme allemand, qui tenait une place centrale dans les débats sur la loi de trois ans, reste un problème d'autant plus aigu que la première année de guerre occasionne les pertes les plus importantes. On compte ainsi 492 000 morts, disparus ou prisonniers en 1914, et plus de 140 000 au cours de la bataille d'Artois de mai et juin 1915. En mai 1915, l'effectif combattant français s'élève à 2 132 000 hommes, soit 81 divisions au lieu de 74 en décembre 1914. Celui des Alliés s'est accru de plus de 20 % pendant la même période, grâce notamment à l'entrée en guerre de l'Italie le 23 mai 1915, accroissant leur avantage numérique sur les puissances centrales143. L'avantage numérique des Alliés assure donc les conditions préalables à l'octroi de permissions aux combattants français. Cependant, malgré le passage d'une

141 SHAT, 16N444, message téléphoné n°7.987 du GQG au Ministre de la Guerre, 12 février 1916.

142 Ibid. Voir aussi la réponse n°17894 du Général commandant en chef à la dépêche n°6278D du 17

septembre 1916 du ministre de la Guerre, 22 septembre 1916.

143 In Histoire militaire de la France, op.cit., p. 168 et M. Ferro, La Grande Guerre 1914-1918, Gallimard

guerre de mouvement à une guerre de siège, Joffre reste persuadé que seule une percée permettra de vaincre, ce qui est peu favorable à l'octroi de permissions aux combattants, dans la mesure où leur départ risque d'anémier le front et de retarder le moment de la rupture144.

Au printemps 1915, le débat sur les effectifs porte donc plutôt sur la relève des combattants par des hommes qui n'étaient pas mobilisés jusqu'alors - affectés dans le service auxiliaire, par exemple - ou par les plus jeunes classes. C'est tout l'enjeu des mesures prises à partir de l'automne 1914 pour rappeler les réformés et exemptés de toutes les classes, ainsi que les auxiliaires, devant les conseil de révision. Elles renforcent les armées de plus de 760 000 hommes145. Au début de l'année 1915, le projet de loi du député Victor Dalbiez témoigne de la volonté de rationaliser l'utilisation des effectifs disponibles. Il vise à récupérer des hommes à l'arrière pour les envoyer au front, à rendre inutile l'incorporation de la classe 1917, enfin à industrialiser l'armement. Cette aspiration prend la forme, dans l'opinion publique et à la Chambre, d'attaques contre les embusqués, dont le ministre de la Guerre dénonce le bien-fondé en avril 1915 :

"Et l'on prononce le gros mot d'embusqué. […]

On parle beaucoup de cette catégorie ; on en parle tant qu'on pourrait croire qu'il existe réellement une légion d'hommes qui se dérobent au service militaire"146. Votée le 17 août 1915, la loi Dalbiez "redéfinit la place des mobilisés et des mobilisables dans les armées", pour rendre plus équitable la mobilisation147. Si elle échoue

à éviter l'incorporation de la classe 1917, et suscite des critiques en renvoyant dans les usines une partie des ouvriers mobilisés, elle consacre néanmoins la revendication de justice des populations. Cette loi est la première solution politique à une rationalisation de l'emploi des effectifs militaires et ouvre la voie au débat sur la relève des effectifs combattants, c'est-à-dire à leur retour à l'arrière à titre définitif. Alors qu'une partie des réformés et des ajournés rejoignent le service armé, il est possible d'envisager l'octroi des

144 Général Gambiez et colonel Suire, Histoire de la Première Guerre mondiale, Fayard, 1968-1971, 2 vol, p.

279.

145 Le décret du 9 septembre 1914 rappelle les exemptés et réformés d'avant guerre (413 000 hommes versés

dans service armé), celui du 26 septembre convoque de nouveau tous les hommes classés dans le service auxiliaire (plus 298 000 hommes) et les conseils de révision d'octobre et novembre 1914 examinent les ajournés des classes 1913 et 1914 (plus 55 358 hommes). P. Boulanger , op.cit., p.119

146 JO, Débats de la Chambre des députés, séance du 1er avril 1915, p. 516. Le sort des "embusqués" est

évoqué par P. Boulanger, op.cit., p. 209-225. La définition s'applique alors à ceux qui ont bénéficié de protections pour échapper au sort de leur classe et être affectés dans l'administration militaire et dont le sort "devient emblématique d'une forme d'injustice sociale, (…) qui nuit à l'image de sursaut national et de devoir militaire à un moment où la guerre semble se prolonger" (p. 215).

permissions comme un corollaire, sinon une conséquence, de la loi Dalbiez. Dans l'esprit de beaucoup de députés ou même du ministre de la Guerre, la question des permissions est en 1915 indissociable de celle de la relève148. On peut d'ailleurs se demander dans quelle mesure le Général commandant en chef n'a pas accordé des permissions aux combattants du front afin d'éviter leur relève, choisissant une "relève individuelle", la permission, plutôt qu'une "relève collective", qui aurait consisté à envoyer au front les hommes des dépôts149. Les sources militaires manquent pour valider cette hypothèse, qui permettrait toutefois d'expliquer la rapidité avec laquelle Joffre se rallie à l'opportunité des permissions.

Le contexte de la bataille d'Artois - la plus meurtrière de l'année 1915 - était peu propice à ce que le Général en chef confirme au ministre de la Guerre la rumeur de permissions prochaines :

"J'ai l'honneur de vous faire connaître qu'il n'a jamais été question de donner aux hommes des permissions de 4 à 8 jours pour se rendre à l'arrière afin de voir leur familles. Les permissions ne peuvent être accordées que dans des cas exceptionnels sur lesquels je me suis réservé de statuer",

lui écrit-il le 13 mai 1915150. Sans faire référence au contexte militaire, cette réponse se contente de rappeler l'intangibilité de la règle qui prévaut depuis le 1er août 1914 : point de permissions de détente aux mobilisés du front. Le 30 juin 1915, deux semaines après la fin de l'offensive d'Artois, Joffre autorise les hommes qui en font la demande à partir en permission pour huit jours maximum151. Ce revirement s'explique par la fin de l'offensive, mais surtout par la mobilisation des parlementaires en faveur des permissions.