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Paris et le département de la Seine, une destination sous surveillance

2.2. Typologie des permissionnaires parisiens

2.2.1. Le Parisien du front occidental

Cette catégorie est la plus nombreuses et comprend tous ceux qui ont leur domicile dans la capitale, qu'ils vivent seuls, en couple ou chez leurs parents. Tous ont en commun d'avoir des attaches personnelles ou familiales à Paris, où ils habitaient déjà avant guerre. Nous savons que 880 000 Parisiens du recrutement de la Seine ont été mobilisés pendant la Première Guerre mondiale460. Il est difficile de dire combien, parmi eux, ont été mobilisés

aux Armées et ont donc été susceptibles de bénéficier des permissions du front. En effet, celles-ci sont réservées aux militaires appartenant aux formations des Armées du Nord et du Nord Est, aux militaires dépendant des régions mais stationnés dans la zone des Armées au-delà de la ligne de démarcation en chemin de fer, enfin aux militaires en service à l'Armée d'Orient et en Afrique du Nord461. Parmi tous ces combattants, combien de Parisiens ? L'absence d'étude portant spécifiquement sur le contingent parisien rend difficile toute estimation.

460 A. Gregory, "Lost generations : the impact of military casualties on Paris, London, and Berlin", Capital

Cities at War…, op.cit., p. 59.

Les Parisiens ne peuvent pas former plus de 10 % des combattants. En effet, le recensement de 1911 dénombre 10 % de Parisiens parmi la population masculine susceptible d'être mobilisée entre 1914 et 1918462. Or, l'effectif combattant comprend aussi des hommes issus des colonies qui ne sont pas comptés dans le recensement. Ainsi, l'assiette des combattants est-elle plus large que celle de la population masculine française. En outre, nous savons que les Parisiens ont profité à partir de 1915, plus que les autres, du renvoi à l'arrière des spécialistes jugés nécessaires à l'industrie de guerre463. La part des Parisiens parmi les combattants a donc diminué entre 1915 et 1917, époque à laquelle la loi Mourier a permis le rappel au front des mobilisés âgés de 25 à 34 ans ramenés à l'arrière en 1914 et 1915464. La sous affectation des Parisiens dans le service armé est en partie compensée par le versement massif dans celui-ci des jeunes Parisiens des classes 1914 à 1922, issus d'une région de grande levée, comme l'est tout le Nord et le Nord-Est de la France465. En outre, le nombre d'engagés volontaires est à Paris, comme dans la plupart des grandes villes, plus élevé qu'ailleurs466.

Si l'on recoupe les données en notre possession à l'échelon national et parisien concernant les effectifs mobilisés, le nombre de morts et de disparus, et les contingents qui ont effectivement participé aux combats, disponibles à l'échelle de la France entière, on peut estimer le nombre de combattants du front qui ont séjourné dans la capitale pendant leurs congés de détente pendant la guerre :

Figure 2 : Estimation du nombre de mobilisés parisiens

Mobilisés de 15 à

49 ans Morts ou disparus Hommes ayant participé aux combats

Hommes mobilisés dans les services France entière 8 000 000 1 350 000 5 000 000 (62,5 %

des mobilisés) 3 000 000 (37,5 %) Paris (département

de la Seine) 880 000 123 000 (14 % des mobilisés) 450 000 environ (51 % des mobilisés)

430 000 (49 % des mobilisés)

En rapportant le nombre de morts et de disparus au nombre d'hommes qui ont été mobilisés dans les armes combattants, dont l'effectif est connu à l'échelle nationale ; et en considérant que le taux de pertes est identique pour les Parisiens et le reste des Français, il apparaît qu'environ 450 000 Parisiens ont participé aux combats, soit 51 % des mobilisés

462 Par Parisiens, on entend, ainsi que cela a à été précisé, les originaires de Paris intra-muros et du

département de la Seine.

463 A.Gregory, op.cit., p. 63-64, et P. Boulanger, op.cit., p.169-227.

464 J. Horne "L'Impôt du sang : republican rethoric and industrial werfare in France 1914-1918", Social

history, 14, 2, mai 1989, p. 220-221.

465 P. Boulanger, op.cit., p. 141-154. 466 P. Boulanger, op.cit., p.167.

parisiens. Ce chiffre confirme ce que l'on sait sur la moindre affectation des Parisiens dans le service armé et l'on peut donc estimer à 9 % la part des Parisiens dans l'effectif combattant total. Dans ces conditions, le nombre de soldats parisiens simultanément en congé dans la capitale a été 5 500 hommes à son plus bas niveau en avril 1916, pour atteindre le maximum de 38 500 hommes en juillet 1917467. Il s'agit là uniquement des Parisiens de souche mobilisés dans la troupe, à l'exclusion par exemple des étrangers engagés dans la Légion étrangère.

Le cas des officiers est plus délicat à résoudre, car ils ne figurent pas de manière systématique dans les statistiques des permissionnaires avant l'été 1917. Les Parisiens, plus instruits que la moyenne, sont surreprésentés parmi ceux-ci. Nous savons par ailleurs qu'en 1915 et 1916 les officiers ont bénéficié de permissions plus fréquentes que les soldats, tandis que même après 1917, celles-ci étaient moins affectées que celles des soldats par les suspensions lors des périodes d'offensives468. D'autre part, ils pouvaient venir librement à Paris. Il est impossible de donner une quelconque estimation du nombre d'officiers permissionnaires avant le 10 juillet 1917, date à laquelle ils apparaissent dans les statistiques des cinq et dix jours, et après le 20 septembre 1918, où les sources disparaissent. Les données que nous possédons pour la période allant de juillet 1917 à septembre 1918 montrent qu'ils sont sur représentés parmi les permissionnaires, dont ils représentent 3,16 % en moyenne sur la période, alors qu'ils ne forment que 2,86 % de l'effectif total469. Entre ces deux dates, il y a eu au minimum 631 officiers en permission le

20 avril 1918, et 11729 le 10 février 1918. Ils représentaient alors respectivement 1,69 et 2,93 % des permissionnaires. Si l'on admet que la part des soldats parisiens dans l'effectif total est telle que nous l'avons supposé précédemment, la part des officiers dans l'effectif total nous permet de calculer approximativement le nombre d'officiers ayant passé leur permission à Paris. Celui-ci a été à son plus bas niveau fin avril 1918, avec une cinquantaine d'officiers, et a atteint son maximum en février 1918, avec un millier. Dans tous les cas, leur effectif reste faible et n'influence pas de manière notable les flux de permissionnaires dans la capitale.

467 SHAT, 7N566 et 567, 16N2673, situation décadaire des effectifs. Voir en annexe 6 la courbe de

l'évolution de l'effectif des permissionnaires. Les effectifs des soldats permissionnaires ne sont pas connus avant février 1916.

468 Voir le chapitre 1.

En l'état actuel de la recherche, il n'est pas possible de préciser davantage ces estimations. Un travail complémentaire sur le contingent parisien serait nécessaire, qu'il m'était impossible de mener dans le cadre de mon sujet.

Le cas particulier des combattants étrangers engagés dans la Légion étrangère est intéressant à étudier, car il montre que résider à Paris n'est pas toujours une condition suffisante pour y passer sa permission. En effet, le 27 mai 1917, ils sont interdits de séjour à Paris, au même titre que les soldats des bataillons d'Afrique ou des groupes spéciaux470. Cette mesure suscite un vif mécontentement parmi les légionnaires, pour la plupart engagés volontaires, et dont 44 % habitent Paris471. Ils s'estiment déshonorés par cette mesure répressive, soutenus par leurs chefs, à l'image du général Degoutte, à la tête de la Division du Maroc, qui écrit au Général en chef le 13 juin 1917 :

"Les légionnaires sont presque tous des engagés volontaires pour la durée de la guerre qui ont donné toutes les preuves possibles de leur loyalisme. Le maintien de cette mesure, qui assimile les légionnaires aux militaires ayant encouru des condamnations, risquerait de refroidir le courage et l'entrain d'une si belle troupe qui a toujours fait son devoir et sur le dévouement de laquelle on peut compter d'une façon absolue"472.

Le général Degoutte se plaint début juillet de sa difficulté à justifier auprès de ses hommes une mesure qui assimilait les légionnaires à des "militaires signalés par leur mauvais esprit" :

"Pour éviter l'impression pénible qui ne devait pas manquer d'être ressentie de ce fait par les légionnaires, j'ai cru devoir éviter de leur communiquer le texte intégral des ordres en question : ils en ont eu cependant connaissance, j'ignore comment, et il en est résulté le plus mauvais effet".

Il rappelle que la Légion a été purgée de ses éléments austro-allemands et que son recrutement a été profondément modifié depuis 1914 par l'afflux des engagés volontaires :

"Tous sont venus s'enrôler sous le Drapeau de la Légion par idéal de justice et amour de la France. Cinq citations à l'ordre de l'Armée, et dernièrement, l'attribution de la Fourragère aux couleurs de la Médaille Militaire que, les premiers de toute l'Armée, ils ont reçue, sont venues donner des gages de leur fidélité payée déjà par le sang de nombreux d'entre eux. La prévention, bien injustifiée d'ailleurs, qui pouvait, avant cette guerre, s'attacher au nom de Légionnaire a donc disparu à jamais. Ces hommes ont prouvé qu'ils étaient Français de cœur et qu'ils méritent la confiance la plus entière. Donner de la

470 SHAT, 16N444, télégramme secret n°1607/M du GQG du 27 mai 1917 pour les commandants d'Armées. 471 "44 % des légionnaires engagés pour la durée de la guerre habitent Paris et y ont des intérêts" indique le

général Degoutte, commandant la Division du Maroc, au Général en chef. SHAT, 16N444, 13 juin 1917.

publicité à des textes officiels tels que ceux que j'ai l'honneur de rappeler peut suffire à enrayer le mouvement d'enrôlement qui se manifeste encore à l'étranger"473.

L'état-major de la Ve Armée, dont dépend la Légion, soutient entièrement Degoutte, et confirme que "les légionnaires sont une troupe si sûre qu'ils ont été gardés dernièrement à la IVe Armée pour parer à des mutineries"474. Entre temps, l'interdiction de séjour des

légionnaires à Paris a été levée le 26 juin, "à condition qu'ils donnent satisfaction par leur manière de servir"475. Cette affaire souligne le caractère irrationnel de certaines mesures

visant à empêcher la venue à Paris de catégories particulières de combattants, définies par des critères de nationalité ou de mauvais esprit supposé. Ces représentations ont particulièrement joué dans le cas des légionnaires russes, jugés plus sensibles que les autres à la "propagande défaitiste". Le séjour des militaires russes à Paris restera d'ailleurs strictement réglementé jusqu'à la fin de la guerre, puisqu'en décembre 1917, ils sont de nouveau interdits de séjour dans la capitale, tandis qu'à partir de février 1918, ils sont les seuls à devoir justifier de quatre mois de présence au front pour bénéficier d'une permission de détente et sont interdits de séjour à Paris s'ils n'y possèdent pas de famille476.

Cet exemple montre qu'il ne suffit pas d'être domicilié à Paris pour être autorisé à s'y rendre en permission, et que la crise du printemps 1917 a occasionné une redéfinition des catégories de permissionnaires admis dans la capitale. Une seconde catégorie de permissionnaires admis à Paris rassemble les militaires étrangers à la capitale.