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Un discours sur les droits et les devoirs des citoyens

1.2.1 L'adaptation des permissions à une guerre imprévue

12.4.1. Le cri citoyen

1.2.4.2. Un discours sur les droits et les devoirs des citoyens

On pouvait logiquement s'attendre à ce que le système des permissions reflète l'injustice des conditions de mobilisation. Pourtant, les populations étaient aussi peu prêtes à l'accepter pour les permissions que pour les affectations, que la loi Dalbiez venait tout juste de redéfinir. Les autorités militaires n'ont pas anticipé ces revendications de justice, et le régime des permissions mis en place par Joffre apparaît comme un véritable tombeau pour les aspirations à l'égalité républicaine des combattants. C'est donc sur le terrain des droits du soldat citoyen que le débat sur les permissions va principalement porter, révélant l'importance d'une économie morale du sacrifice.

Le droit à la permission plébiscité

Dès l'été 1915, les permissions constituent dans l'esprit de l'opinion publique un droit du combattant, alors que du point de vue du Haut Commandement, elles restent une récompense à caractère exceptionnel en temps de guerre. Ce malentendu fonde les revendications des combattants, qui demandent des comptes sur l'application des circulaires par l'intermédiaire des parlementaires. Dès le 7 août 1915, le député Pacaud demande ainsi au ministre "si les permissions accordées dans la zone des armées constituent un droit pour tous ou si elles sont subordonnées au bon vouloir de l'autorité militaire"284. Joffre se garde bien de jamais employer le terme de "droit" dans ses circulaires ou dans sa correspondance avec le ministre de la Guerre au sujet des permissions. C'est au contraire sur ce terrain que se placent les députés, qui réclament des amendements ou un contrôle de l'application des circulaires sur les permissions au nom des "droits méconnus" des combattants285. Cette continuité sémantique se retrouve lorsque

Camille Reboul, parmi d'autres, réclame en décembre 1915 de

"faire préciser dans une note générale le régime des permissions de toute nature accordées aux hommes du front et de l'intérieur, de façon à ce que les chefs ne puissent les accorder selon leur bon plaisir et que tous les soldats puissent connaître exactement leurs droits"286.

284 JO, Débats de la Chambre des députés, question n°3961, 7 août 1915.

285 JO, Débats de la Chambre des députés, question n°6568 de Raoul Méquillet, 9 décembre 1915. 286 JO, Débats de la Chambre des députés, question n°6982 de Camille Reboul, 21 décembre 1915.

On peut alors penser que l'opacité et l'anémie réglementaire des permissions traduit aussi le refus du Haut Commandement de laisser les combattants s'engager sur le terrain du droit, et un capitaine a beau jeu de rétorquer à un soldat qui demandait - légitimement - à cumuler une permission de détente à une permission exceptionnelle, que "ce que disaient les journaux était insuffisant et que, tant qu'il ne lui montrerait pas le Journal officiel relatant la chose, il n'avait pas à compter sur sa permission"287. Or, les "permissions pour les militaires du front sont réglées par le général commandant en chef dans les circulaires aux commandants d'armées qui ne paraissent jamais au Journal officiel", répond le ministre de la Guerre, saisi du problème288. Devant de telles contradictions, certains députés explosent, à l'image du radical Deyris :

"Eh ! bien, Monsieur le ministre, si ce n'est pas un droit, c'est donc une faveur, et, si c'est une faveur, ce sont tous les abus possibles. Alors toutes les inégalités que j'ai signalées tout à l'heure ne sont pas pour nous étonner ! (Applaudissements)[…]

Cependant, dans mon esprit, et dans celui, je crois, de beaucoup de mes collègues, la permission accordée aux poilus à la demande de la Chambre des députés, est et doit être un droit ; un droit qui peut être je ne dirais pas limité, mais momentanément suspendu par des nécessités militaires ou par mesure disciplinaire, mais qui n'en reste pas moins du droit (Très bien ! Très bien !)

S'énerve-t-il en décembre 1915289. Le ministre de la Guerre est sommé par d'autres d'assumer ses responsabilités, car il a eu le malheur d'employer le terme de "droit" dans sa correspondance avec des députés, qui ne manquent par de le lui rappeler en séance, alors qu'il évite soigneusement, de même que le Général en chef, d'évoquer le sujet en public290. C'est le cas le 21 décembre 1915, où le ministre esquive ces critiques pourtant virulentes, se contentant d'indiquer que "le général commandant en chef comprend l'effet réconfortant des permissions". Le malentendu persiste jusqu'à la réforme du 1er octobre 1916, qui garantit le droit de chaque combattant à la permission en octroyant une allocation équitable de trois permissions annuelles par personne291. Pour autant, le terme de "droit" n'a jamais

été prononcé par le Haut Commandement.

287 JO, Débats de la Chambre des députés, séance du 21 décembre 1915, intervention de Deyris, p. 2209. 288 Ibid.

289 Ibid.

290 JO, Débats de la Chambre des députés, séance du 21 décembre 1915, intervention de Levasseur. 291 SHAT, 16N444, circulaire n°23.026 du GQG aux commandants d'Armées, 28 septembre 1916.

L'économie du sacrifice

Le débat sur le droit des combattants à la permission est fondé sur la définition d'une économie des droits et des devoirs, que beaucoup de combattants invoquent pour réclamer une plus grande justice des permissions :

"Evidemment, nous qui sommes continuellement sur la ligne de feu, nous nous rendons bien compte que nous sommes nécessaires à la défense nationale ; mais lorsqu'il nous arrive d'être "au repos" ne pourrait-on pas nous faire bénéficier de nos six jours ? […] Nous avons cependant, comme tant d'autres, fait toujours notre devoir. Alors, nous attendons….",

écrit un soldat292. Un autre est investi d'un pouvoir de pétition par ses camarades :

"Je ne suis que le porte-parole de mes camarades qui sont outrés de cette façon de faire et qui naturellement souffrent du retard apporté par suite de ces injustices lorsque malheureusement que nous sommes éloignés de notre famille pour la même cause il est inadmissible que de certains jouissent plus souvent de venir embrasser les siens que les autres [sic]"293.

Des combattants réclament donc qu'on leur applique le principe républicain d'égalité, comme le dit clairement une lettre de soldat : "Pourquoi fait-on mentir notre vieille devise républicaine, si chère pour nous : Liberté, Egalité, Fraternité ?"294. Le même principe est à l'œuvre lorsqu'il s'agit de réclamer l'égalité de traitement de la troupe et des officiers :

"Ils sont tous des hommes au même titre ; ils ont tous leurs affections, qu'ils soient pauvres ou riches, humbles ou puissants ; ils ont tous peiné et souffert ensemble, ils ont donc tous les mêmes droits",

déclare le député Deyris, qui se défend d'opposer "des subordonnés à leurs chefs"295. Si ces principes sont principalement portés par des radicaux et des socialistes, l'argumentaire rassemble la majorité des députés, et trouve un appui dans le mythe mobilisateur de la guerre défensive296. Comme le dit le radical Deyris en décembre 1915 :

"Le soldat qui se bat supporte vaillamment toutes les épreuves, parce qu'il accepte la règle commune, mais ne peut admettre l'injustice (Applaudissements) : ne combat-il pas pour la justice et le droit ?"297.

292 JO, Débats de la Chambre des députés, séance du 29 septembre 1916, p. 1957. 293 Ibid.

294 JO, Débats de la Chambre des députés, 21 décembre 1915, p. 2208-2209. 295 JO, Débats de la Chambre des députés, 21 décembre 1915, p. 2209.

296 On le voit par exemple dans les questions des députés au ministre de la Guerre, qui émanent de députés

très divers. JO, Débats de la Chambre des députés.

Le socialiste Voilin le rappelle encore un an plus tard :

"Nos soldats font la guerre pour le droit et la justice : c'est à eux qu'il faut d'abord appliquer ces deux principes"298.

Le débat sur la nature des permissions témoigne des divergences d'interprétation entre les combattants, l'opinion publique et les députés d'une part, qui y voient un droit, et les autorités militaires d'autre part, du Haut Commandement jusqu'aux chefs de compagnies, pour lesquels elles avant tout un outil de discipline et de soutien du moral. Ce malentendu révèle les profondes résistances des cadres militaires à la conception républicaine du soldat citoyen.

La maturité citoyenne.

Les débats sur les permissions permettent de confronter le point de vue des autorités militaires et celui des citoyens mobilisés sur la question des droits des soldats en temps de guerre. Dans la balance des droits et des devoirs de ces soldats, l'armée penche logiquement du côté des devoirs, socle de la discipline, tandis que l'opinion tend à réclamer des droits pour les soldats à la mesure de leur sacrifice. On retrouve un tel débat dans l'évolution des règles d'appel des décisions des Conseils de Guerre, ou dans les critiques de la censure postale299.

Les combattants et les députés qui aspirent à continuer à jouer un rôle politique malgré le contexte militaire, dont ils restent toujours dépendants, s'opposent à la conception militaire des permissions, qui tend à en faire une concession venue d'en haut, comme l'indique d'ailleurs l'étymologie du terme français. Ils réussissent à négocier à la fois la nature et les conditions des permissions, le GQG ne cédant que lorsque les conditions de terrain, de gestion des effectifs ou de logistique s'y prêtent. Si le rapport de force reste déséquilibré, puisque le GQG garde toujours la main et signe en dernière instance les circulaires, on a plusieurs exemples qui montrent que les députés l'emportent parfois contre le Haut Commandement. C'est le cas de la grande réforme des permissions en vigueur en octobre 1916, à laquelle Joffre a résisté jusqu'au bout. Il est difficile de

298 JO, Débats de la Chambre des députés, 29 septembre 1916, p. 1959

299 A la commission de l'Armée de la Chambre des députés, Treignier critique la récente mesure de la

censure postale "Nous ne devons pas oublier que notre armée est composée de soldats citoyens qui n'ont pas perdu toutes les notions de leur souveraineté civile. S'ils sont soumis à pareille censure, ne croyez-vous pas que ce serait la démoralisation la plus complète ?", demande-t-il au ministre de la Guerre. AN, C7495, séance du 18 avril 1916.

savoir si cette attitude témoigne du baroud d'honneur d'un homme attaché à une conception de la gestion des effectifs qui a fait son temps, d'une conséquence de la croyance que la percée fera la décision, d'une résistance systématique du militaire au politique en temps de guerre, ou d'une décision raisonnée. Sans doute tous ces aspects se mêlent-ils. On a vu au cours de ce chapitre beaucoup d'aspects de cette négociation, qui est fondamentale pour comprendre l'état d'esprit des combattants lors de la crise du moral du printemps 1917. Elle s'exprime aussi dans le refus d'être confondu avec des conscrits, qui revient souvent au sujet des permissions et qui renvoie au concept de la nation armée. Le radical Deyris, fer de lance en décembre 1915 de l'interpellation sur les permissions, le rappelle au ministre de la Guerre, Gallieni :

"Faites enfin que tous les chefs comprennent bien qu'ils ne commandent pas à des hommes faisant leur service militaire, mais à des hommes, à des pères de famille pour la plupart, à des citoyens-soldats (Applaudissements sur les bancs du parti républicain radical et radical socialiste et sur les bancs du parti socialiste), conscients de leurs devoirs, mais aussi de ce qu'on leur doit (Applaudissements), à une nation armée tout entière pour la défense de la patrie. (Nouveaux applaudissements)"300.

Si la fronde des députés est bien menée par la gauche, elle ne trouve aucun contradicteur parmi les autres députés, dont aucun ne prend la parole, ni en séance publique, ni lors des séances de la Commission de l'Armée, pour soutenir la conception de la permission-récompense et le pouvoir discrétionnaire des autorités militaires pour les dispenser301. L'évolution vers une définition politique des permissions est d'ailleurs ressentie comme un affront par certains chefs, comme dans ce cas cité à la tribune :

"A un soldat, un auxiliaire, qui demandait une chose des plus simples, d'ailleurs prévue par des circulaires et qui, se la voyant refuser sans raison, parlait timidement de la réclamer suivant le droit qu'il pensait avoir, on répond : « Vous êtes donc un grand électeur ? »

Vous n'avez jamais fait de politique, monsieur le Ministre ; ne pourriez-vous recommander qu'on n'en fasse point non plus au-dessous de vous, même sous cette forme ?"302

La différence entre les mobilisés et l'armée de métier est encore évoquée en septembre 1916 pour revendiquer le droit à la permission :

"Et le brave paysan, le brave ouvrier ou le brave commerçant de vingt à quarante- cinq ans, qui se bat, qui n'a pas fait du service militaire un métier, qui est mobilisé

300 JO, Débats de la Chambre des députés, 21 décembre 1915, p. 2208.

301 En décembre 1915, l'auteur de l'interpellation est le radical Deyris, et en septembre 1916 ce sont les

socialistes Voilin et Lauche.

et remplit son devoir, se dit « Je suis ici comme l'officier, pour défendre mon pays ; j'ai droit aux mêmes satisfactions »"303.

Il est frappant de constater que selon ce point de vue, les officiers de métier, loin de mériter davantage de permissions que la troupe, sont supposés avoir consentis en embrassant les armes à abandonner une partie de leurs droits civiques. Malgré toutes les limites de l'exercice de la représentation politique pendant la guerre, ces débats contribuent à poser des limites au pouvoir militaire sur les citoyens. Dans un régime où le service militaire fonde la citoyenneté, la mobilisation générale touche des réservistes qui ont déjà acquis leurs droits de citoyens, et l'état de guerre, au lieu de limiter les droits du mobilisé, les accroît paradoxalement. Cette idée de la souveraineté populaire est sous-jacente dans la manière dont les mobilisés et leurs représentants politiques abordent la question de permissions. Le cas allemand, où les combattants restent des sujets de l'empereur, serait intéressant à mettre en parallèle, et l'on peut espérer que de prochaines études permettront de mieux connaître le rôle respectif des politiques et des militaires dans la réglementation des permissions dans le Reich.

La première année de pratique des permissions du front s'achève donc le 1er octobre 1916 par la reconnaissance d'un droit à la permission des combattants du front, comme l'indique l'expression "d'allocation de permission" désormais employée pour désigner les congés de détente. La nouvelle "Charte des permissionnaires", selon l'expression du socialiste Deguise, qui est largement reprise, est une victoire des combattants et des parlementaires, qui l'ont négociée avec le Haut Commandement, par l'intermédiaire du ministre de la Guerre304. Cette mesure s'accompagne de l'allongement de la durée de la permission, qui passe à une semaine hors délais de route. Un premier tour des permissions commence donc le 1er octobre 1916 et s'achève le 31 janvier 1917, puisque l'année permissionnaire est désormais découpée en trois périodes de quatre mois commençant le 1er octobre. Alors que les combattants ont obtenu satisfaction, comment expliquer la place prise par les permissions dans la crise du moral qui s'exprime dans l'armée française en mai et juin 1917, soulignée par toute l'historiographie de cette question ?

303 JO, Débats de la Chambre des députés, 29 septembre 1916, p. 1958. 304JO, Débats de la Chambre des députés, séance du 30 mars 1917, p. 976.

13- La rationalisation des permissions : 1er octobre 1916 – 11