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psychologiques d'un phénomène de masse.

1.1. Le régime des permissions exceptionnelles : août 1914 – 30 juin

1.1.2. Les permissions aux mobilisés de la zone de l'Intérieur.

1.1.2.2. Les permissions agricoles

Ces permissions sont les plus connues, grâce aux études qui ont porté sur le milieu rural pendant la Première Guerre mondiale. La problématique la plus couramment adoptée, celle de la mobilisation du monde rural et de sa production, aboutit souvent à confondre dans un même regard les permissions agricoles au sens strict et les permissions de détente accordées aux ruraux comme à l'ensemble des combattants à partir de juillet 191585. Pourtant, si les usages de ces deux types de permissions ont pu être semblables, leur chronologie et leurs objectifs sont différents.

Les permissions agricoles sont réglementées en temps de paix par un décret de 188486, et sont réservées jusqu'en 1916 aux agriculteurs mobilisés dans les dépôts

territoriaux, autorisés à rentrer chez eux lors des grandes saisons agricoles87. Entre août et octobre 1914, certains ont pu participer à la fenaison, à la moisson ou au battage des grains. Au début de l'année 1915, une première circulaire réglemente les permissions de battage, puis en février, le ministre de la Guerre accorde des permissions de huit jours pour les semailles de printemps, aux réservistes de l'armées territoriale (RAT) qui en font la demande, renouvelables une fois entre le 17 février et le 6 avril. Ils ont une grande liberté de destination, puisqu'ils peuvent se rendre où bon leur semble dans leur subdivision d'origine. Pour en bénéficier, ils doivent être exploitant, fermier, métayer, domestique ou

85 M. Augé-Laribé, L'Agriculture pendant la guerre, Fondation Carnegie, 1925. Voir aussi les monographies

: C. Antier, La Grande-Guerre en Seine-et-Marne 1914-1918 : hommes, femmes et enfants au cœur de la

tourmente ; H. Gerest, Les populations rurales du Montbrisonnais et la Grande Guerre, Saint Etienne, 1975 ;

M. Valette Testud, L'Ariège pendant la Grande Guerre, thèse Montpellier III, 1983…

86 Décret du 21 mars 1884 sur les "permissions à accorder aux militaires pour les travaux agricoles", Bulletin

Officiel du Ministère de la Guerre, édition refondue, numéro 78, p. 662.

ouvrier agricole88. Trois mois plus tard, devant les réticences des chefs à les accorder, le

ministre précise :

"La permission agricole ne doit pas être considérée comme une faveur exceptionnelle, mais comme un moyen normal de mettre à la disposition des communes la main d'œuvre qui leur est indispensable pour mener à bien un travail urgent dont l'importance ne peut être contestée"89.

Dans un grand pays rural comme la France, le manque de main d'œuvre agricole est une préoccupation constante des politiques et des militaires, qui doivent nourrir les soldats. Dans les campagnes, la mobilisation de la plupart des hommes en âge de travailler a entraîné un déficit de main d'œuvre évalué à trois millions d'hommes en 1918, soit 60 % des paysans recensés en 191190. C'est pourquoi la relève de main d'œuvre agricole mobilisée préoccupe le Syndicat central des agriculteurs de France dès août 1914. Tout au long de la guerre, diverses mesures du ministère de l'Agriculture tendent à trouver de nouveaux bras pour assurer les travaux agricoles, comme la création d'un Office nationale de la main d'œuvre agricole en mars 1915, qui place 14 000 chômeurs d'origine rurale au cours de la guerre91. On voit donc que si le ministère de la Guerre prend rapidement en compte les nécessités économiques d'une guerre totale, en revanche les militaires répugnent à se séparer d'une partie des hommes valides, même de manière temporaire.

Répondant à la pénurie de main d'œuvre dans les campagnes, les permissions agricoles fonctionnent en 1914 et au début 1915 comme un substitut à une relève des classes les plus anciennes qui semble alors impossible. Puis, l'idée du renvoi dans les foyers des classes les plus âgées progresse si bien que les permissions agricoles et le renvoi des hommes de la RAT deviennent indissociables dans le débat politique, comme on l'observe dans la discussion de la loi Dalbiez92. La commission de l'Armée de la chambre des députés évoque souvent simultanément les deux problèmes, par exemple lors de l'adoption du rapport Lauraine sur l'état moral des armées en septembre 1917, qui préconise d'

"accorder, dans toute la mesure où le permettent les nécessités du service, les permissions spéciales aux vieilles classes. Se bien pénétrer de cette idée que le

88 SHAT, 7N150, circulaire du ministère de la Guerre, bureau de l'organisation et de la mobilisation de

l'Armée, 10 février 1915.

89 SHAT, 7N150. Note du ministre de la Guerre au gouverneur militaire de Paris et aux généraux

commandant les régions, 25 mai 1915. Interpellé le 25 juin 1915 à la Chambre par le député Alduy, il reste fidèle à cette conception : "les permissions agricoles ne constituent pas une récompense, mais doivent être considérées comme un moyen de mettre à disposition des communes la main d'œuvre agricole dont elles ont besoin". (JO, Débats de la Chambre des députés).

90 G. Duby et A. Wallon (Dir.), Histoire de la France rurale, tome 4 : "depuis 1914", Le Seuil, 1977, p. 41. 91 Histoire de la France rurale, op.cit., pp. 38 et sq.

92 Le projet de loi de Victor Dalbiez vise à récupérer à l'arrière des mobilisés pour les envoyer au front, afin

rendement de la terre constitue la plus précieuse des munitions de guerre ; considérer que le sol mal cultivé depuis trois ans est appauvri, qu'il réclame désormais un assolement convenable sous peine de ne plus produire"93.

Le député Lagied, de retour de province, va plus loin :

"Les permissions agricoles ne sauraient être qu'un expédient. Il faut en arriver à demander le renvoi total des vieilles classes, il faut que nos alliés nous donnent les hommes nécessaires pour remplacer ceux de nos vieilles classes"94.

Cette logique explique l'expression de "classes agricoles" employée pour désigner les classes les plus anciennes, qui tendent à être "mobilisées à la terre"95. En 1918, la cause des mobilisations agricoles est entendue, et le débat ne resurgit que lorsque l'incorporation de nouvelles classes ponctionne davantage une main d'œuvre rurale déjà très réduite. Les députés représentant le monde rural - majoritaires à la Chambre - tentent alors de négocier au sein de la Commission de l'Armée le renvoi des classes les plus âgées en échange des nouvelles incorporations. Fin juillet 1918, Flandin député du Calvados, demande ainsi la libération des classes 1888 à 1891 en échange de la mobilisation de la classe 1920 :

"Vous enlevez à la vie économique 190 000 hommes par la classe 20, les 3/5èmes sont agriculteurs, soit environ 110 000 hommes. Assurer la production de la prochaine récolte est assurément une question de défense nationale. Comment remplacerez-vous ces 110 000 hommes ? […] Vous les remplacerez, c'est ma solution, en rendant un nombre équivalent d'hommes des vieilles classes"96.

Tout en défendant les intérêts de ses électeurs ruraux, le député raisonne peut-être aussi en terme d'efficacité combative, bien que la question ne soit jamais posée explicitement ainsi dans les débats. La question de l'amélioration du rendement des effectifs est renforcée par la perception de l'industrialisation de la guerre, qui justifie pour certains une attribution plus généreuse des permissions agricoles. Le ministre de la Guerre convient en juillet 1917 lors du débat sur les permissions agricoles et le passage de la classe 1896 dans la RAT, que "l'industrialisation du front" permet de "libérer plus d'hommes"97.

Les permissions agricoles sont gérées par le ministère de la Guerre, conjointement avec le ministère de l'Agriculture, toujours demandeur de main d'œuvre. Elles ne sont

93 AN, C7498, Commission de l'Armée de la Chambre des députés, séance du 21 septembre 1917. 94 AN, C7498, Commission de l'Armée de la Chambre des députés, séance du 21 septembre 1917.

95 C'est le cas dans la séance du 27 juillet 1917 de la commission de l'Armée de la Chambre des députés, qui

débat avec Paul Painlevé des "mobilisations à la terre" des vieilles classes. (AN C7498).

96 AN, C7500, Commission de l'Armée de la Chambre des députés, séance du 26 juillet 1918, p. 106.

L'amendement est rejeté par le GQG, saisi de la demande par le ministre de la Guerre.

jamais considérées comme un droit, mais sont accordées par le ministre de la Guerre à des époques déterminées par le calendrier agricole98. A partir du 10 août 1916, le bénéfice des permissions agricoles est étendu à certaines catégories de militaires de la zone des Armées. Il s'agit des GVC stationnés au-delà de la ligne de démarcation en chemin de fer, et des RAT des classes 1889 à 189299. Ces permissions agricoles relèvent, pour leur part, du Général en chef. En 1916, elles ne se cumulent pas avec une permission de détente, mais s'y substituent, et il ne s'agit alors pas de permissions agricoles identiques à celles des militaires de l'arrière100. Seuls les cultivateurs exploitants du front peuvent demander à faire coïncider leur permission de détente avec le moment où ont lieu les grands travaux agricoles, et obtiennent donc par anticipation ou retard leur permission101.

Les permissions agricoles des combattants du front sont mises en place tardivement, et figurent pour la première fois dans un règlement des permissions le 5 septembre 1917. Elles bénéficient aux hommes des classes 1896 et plus anciennes, ainsi qu'aux pères de cinq enfants102 qui justifient d'une profession agricole. D'une durée de treize jours, elle s'ajoute à l'une des permissions de détente du combattant, "autant que possible à l'époque où elle sera le plus utile aux travaux agricoles"103. Les réformes des permissions par Pétain ont donc aussi contribué à favoriser le monde rural, accordant aux agriculteurs 43 jours de permission annuels au lieu de 30 à partir du 1er octobre 1917.

En pratique, les permissions agricoles sont donc surtout accordées aux militaires les plus âgés, mobilisés dans les dépôts, et profitent principalement aux militaires de la zone de l'Intérieur de 1914 à 1917, avant de toucher les classes antérieures à 1896 de la zone des Armées à partir du 1er octobre 1917. Ces permissions ne sont qu'un aspect des mesures visant à mettre en place une main d'œuvre agricole de substitution, qui profite aussi de l'apport des travailleurs espagnols et portugais à partir de 1916, et dont le nombre est évalué à 150 000 en 1918. 50 à 60 000 prisonniers de guerre travaillent aussi à la fin de la guerre pour l'agriculture française. Les autorités militaires ont de leur côté échoué à mettre

98 Ainsi que le ministre de la Guerre le rappelle dans la circulaire n°19.339K du 23 octobre 1915 qui refond

la réglementation des permissions. (SHAT, 7N149)

99 JO, Débats de la Chambre des députés, 10 août 1916.

100 Une note (n°16308 I/II) adressée au GQG le 5 octobre 1916 par le ministère de la Guerre précise ainsi :

"la circulaire 15.819 I/II du 26 septembre, relative aux labours et semailles d'automne a exclu, comme de coutume, les militaires en service aux armées du bénéfice des permissions agricoles." (SHAT, 16N444).

101 Ibid.

102 Ainsi qu'aux veufs pères de quatre enfants.

103 Ministère de la Guerre, Congés de convalescence et permissions (règlement du 5 septembre 1917), op.cit.,

en place les compagnies de travailleurs agricoles, alors que la mise en sursis en 1917 de 180 000 agriculteurs âgés ne compense pas la mobilisation des classes 1917, 1918 et 1919104.

Si ces permissions ont parfois permis aux militaires les plus jeunes et les plus âgés de la zone de l'Intérieur de retrouver leur famille pour quelques jours, leur vocation agricole exclut la plupart des Parisiens de leur bénéfice. André Cambounet nous fait partager sa déception lorsqu'il voit partir ses camarades ruraux du centre d'instruction d'Evron, en Mayenne, au début de l'année 1917 :

"Bientôt, les permissions agricoles commencèrent pour les cultivateurs. Des départs eurent lieu tous les jours. D'en voir filer comme ça, ça nous donna bien le cafard, surtout aux Parisiens, à qui cet espoir n'était pas permis"105.

Ce régime d'exception, commandé par les besoins économiques du pays et fondé sur les compétences agricoles des bénéficiaires reste donc réservé à un effectif limité. Il suscite de très nombreuses critiques de la part des mobilisés, relayées par les députés. Il serait trop long d'examiner ici l'ensemble des dysfonctionnements des permissions agricoles, mais il est utile d'en donner un aperçu dans la mesure où le régime des permissions de détente en résoudra certaines en 1915, pour en faire persister d'autres.

Largement issus du monde rural, les députés font du débat sur les permissions agricoles un point central de leurs questions et interpellations des ministres de l'Agriculture et de la Guerre. Ils sont aussi à l'origine des modifications apportées à leur réglementation, dont ils demandent la rationalisation, obtenant ainsi en août 1916 la gratuité du voyage en chemin de fer qu'ils réclamaient depuis plusieurs mois106.

L'octroi des permissions agricoles est soumis à une demande du bénéficiaire et à la mention d'une profession agricole sur le livret militaire. Un certificat du maire doit en outre être présenté au retour. La très grande variété des permissions agricoles, aussi nombreuses qu'il y a de travaux différents aux champs, est source de confusion, certains chefs de corps tatillons s'en tenant aux professions indiquées sur les livrets des hommes, qui ont pu changer depuis leur service militaire. Le député de l'Estourbeillon s'agace en octobre 1917 des refus de permissions de viticulture à des hommes des classes 1888 à 1891 de sa région.

104In Histoire de la France rurale, op.cit.

105 Journal de route d'un engagé volontaire, op.cit., chapitre deuxième.

106 Celle-ci avait d'abord été refusée en mai 1916 par le ministre de la Guerre, qui estimait à neuf millions de

francs le coût de la mesure. AN, C7495, commission de l'Armée de la Chambre des députés, séance du 19 mai 1916, en présence du général Roques, ministre de la Guerre. Le JO du 10 août 1916 indique que les GVC du front voyagent avec le titre de permission du front, qui sert de titre de transport. A cette date, on ne sait pas si la mesure s'applique aussi aux permissionnaires agricoles de l'arrière.

"Les hommes sont dans un état d'exaspération très grave", dit-il, car le colonel du régiment d'artillerie de Vannes leur refuse ces permissions au motif que leur livret porte souvent la mention générique de "cultivateur"107. En réponse à ces dysfonctionnements, une nouvelle circulaire sur les permissions agricoles est publiée le 4 décembre 1917. Celle-ci permet aux hommes les plus âgés de demander à leur chef de corps un détachement agricole d'une durée de dix jours à deux mois108. Pour les mobilisés du front, concernés à partir de l'automne 1917, la situation est plus complexe, puisque la plupart des agriculteurs désirent en bénéficier en octobre et en novembre. Dans des régiments territoriaux composés aux trois quarts d'agriculteurs, comme le 55ème RIT, les tours de départ suscitent bien des jalousies, car le travail de la terre n'a que faire des nécessités militaires, et quand le sol est trop dur pour être travaillé lorsque le permissionnaire arrive, c'est toute une permission qui est gâchée109.

Les permissions agricoles se transforment donc au cours de la guerre en véritables détachements agricoles, et les plus âgés des mobilisés de l'Intérieur se retrouvent mobilisés à la terre. Si dans la logique de l'industrialisation du conflit ces permissions apparaissent non seulement possibles, mais nécessaires, comme en témoigne la teneur des débats à la Chambre des députés, elles suscitent néanmoins de fortes tensions sociales entre les différentes catégories de combattants et infirment, à l'image des permissions de week-end, le mythe d'une mobilisation égalitaire.