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Paris et le département de la Seine, une destination sous surveillance

2.1. Une régulation progressive de l'accès à Paris

2.1.1. Des critères sociaux et économiques

2.1.1.2. Une sélection par l'argent

Entre janvier et mai 1917, alors que tous les combattants doivent fournir un certificat d'hébergement s'ils souhaitent se rendre à Paris, ceux qui "justifient qu'ils possèdent les ressources suffisantes pour y subsister" en sont dispensés436. Cette disposition répond à la requête des députés en faveur des industriels ou commerçants mais elle opère aussi, de fait, une sélection par l'argent à l'entrée dans la capitale. Alors que l'aspect financier des permissions occupe une faible place dans les sources militaires ou ministérielles, il renvoie pourtant à un débat essentiel qui beaucoup a occupé l'opinion publique relayée par les parlementaires : celui des devoirs financiers de l'Etat envers les permissionnaires. Cette question importante et complexe est développée dans le chapitre 5 et on n'abordera ici que les aspects concernant la sélection financière à l'entrée de la capitale, qui prend une grande importance à partir d'octobre 1916 avec la volonté de réguler les flux massifs de permissionnaires. Commentant la circulaire du 18 octobre 1916, le Petit Parisien écrit ainsi :

"La circulaire s'inspire évidemment de la prudence et de l'humanité. Le grand quartier général a voulu empêcher que les mobilisés, après avoir rapidement vidé leur mince porte-monnaie, dans ce Paris où tout devient de plus en plus coûteux, ne soient réduits, le cas s'est vu, à coucher sur un banc, après avoir traîné dans les rues une affligeante détresse…"437

Outre que le vagabondage est alors un délit, l'errance des permissionnaires désargentés dans la capitale constitue une menace pour le moral des soldats au front, pour l'ordre public ainsi que pour l'image de l'Etat et de l'Armée, soupçonnés d'abandonner à leur sort les combattants sans ressource. Si le caractère choquant de la déchéance des permissionnaires réduits au vagabondage fait l'objet d'un large consensus, les solutions proposées au problème diffèrent : là où l'opinion publique réclame un financement de la permission par le biais d'indemnités, les autorités répondent par l'encadrement des permissionnaires isolés, qui a l'avantage d'économiser les deniers publics. En fait, les autorités civiles et militaires sont uniquement préoccupées du sort des militaires isolés, alors que l'opinion publique soulève un débat plus général sur la solde et les indemnités dues aux permissionnaires.

436 Permissions et congés de convalescence (règlement du 28 janvier 1917 applicable à partir du 15 février

1917), op.cit., p. 36.

Il n'existe pendant la guerre aucun code des soldes dressé par l'Intendance militaire et tenu à jour par elle qui permettrait à chaque combattant de connaître ses droits. En février 1918, le Haut Commandement réclame au ministre de la Guerre que l'ensemble des allocations des permissionnaires soit rassemblé dans un tableau complet, pour le distribuer aux unités438. Ce manque de transparence pose d'autant plus problème que le prêt d'un permissionnaire, c'est-à-dire la somme d'argent qu'il reçoit lorsqu'il quitte le front, comprend différents postes : la solde d'une part, et le financement du transport et des vivres pour la durée du voyage d'autre part. Jusqu'au 1er février 1916, la solde et les indemnités perçues pendant la permission sont identiques à celles du temps de paix : seuls les officiers et les sous-officiers rengagés touchent la solde de présence pendant leur permission, les hommes de troupe devant vivre, quant à eux, sur leurs économies439. En effet, le règlement sur le service de la solde considère les permissionnaires "comme étant en position d'absence et par suite, ne leur attribue pas le droit à la solde de présence ; il n'est fait exception que pour les sous-officiers de carrière", comme le précise un représentant du ministère à un député en janvier 1916440. Le 1er février 1916, tous les permissionnaires

acquièrent le droit à percevoir leur solde pendant leur permission, après des mois d'une lutte parlementaire dont les arguments sont résumés dans cette intervention du sénateur Albert Peyronnet :

"La permission fait, à l'heure actuelle, partie intégrante de la vie militaire ; elle est un droit pour l'officier et pour le soldat ; elle est liée à la défense nationale. Il n'est donc pas possible que les permissionnaires soient laissés à leurs propres ressources pour vivre pendant la durée de leur permission. Aucune objection d'ordre financier ne saurait légitimer un pareil état de choses"441.

Les combattants perçoivent donc la solde de leur grade pendant toute la durée de leur permission, voyage compris. Elle est alors de 25 centimes par jour pour un soldat, et passe un 1 franc par jour en mars 1918442.

438 Le GQG constate que beaucoup d'entre eux "n'ont pas à leur disposition le recueil des documents

officiels". Le Petit Parisien demande à son tour que les textes soient portés à la connaissance de la troupe le 1er septembre 1918, p. 2.

439 Décret du 7 août 1903, Bulletin officiel du ministère de la Guerre, p. 1162. Un décret de 1912 précisait

que seuls les militaires à la solde mensuelle bénéficiaient du prêt pendant leur permission.

440 Réponse du contrôleur général de Boysson, commissaire du gouvernement dans le débat du 16 décembre

1915 à la chambre des députés. "Le prêt des permissionnaires, des GVC et des militaires soignés dans les hôpitaux", Le Petit Parisien, 21 janvier 1916, p. 1.

441 Séance du Sénat où le sous-secrétaire d'Etat à l'Intendance, Thierry, annonce le futur décret sur la solde

des permissionnaires. Le Petit Parisien, 28 janvier 1916, p. 2, et JO, 5 février 1916

442 En octobre 1915, la solde a été augmentée de 5 à 25 centimes par jour. Votée le 30 septembre 1915 à la

Chambre, la mesure est annoncée le lendemain par la presse. Le Petit Parisien en rend compte en première page dans l'article "les cinq sous du poilu", le 1er octobre 1915. Le décret est voté le 14 octobre 1915 au

Une grande opacité règne sur les critères financiers de l'admission des permissionnaires à Paris. Le seuil de ressources dont un combattant doit justifier n'est mentionné dans aucune source et semble laissé à l'appréciation des chefs de corps. Faute d'une définition et d'un contrôle stricts, cette mesure, qui souhaitait répondre à l'origine à de légitimes préoccupations économiques a sans doute été détournée de sa vocation. Dans ces conditions, on peut penser l'accès privilégié et opaque de certains combattants à Paris a sans doute été une source de tensions sociales au front, à l'opposé du mythe d'une fraternité qui transcendait les barrières de classe, une hypothèse qu'il faudrait confirmer par un travail plus approfondi, peut-être à partir des archives régimentaires. Le renforcement des critères de sélection à partir de l'été 1917 témoigne de la continuité avec laquelle la présence de certains catégories de permissionnaires dans la capitale a pu être perçue comme une menace par les autorités militaires et civiles.

2.1.2. Les permissionnaires isolés ou dangereux expulsés de Paris à l'issue