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Le double exil des combattants originaires des régions envahies

Paris et le département de la Seine, une destination sous surveillance

2.2. Typologie des permissionnaires parisiens

2.2.2. Les permissionnaires étrangers à Paris

2.2.2.1. Le double exil des combattants originaires des régions envahies

Les déplacements de populations liés à l'état de guerre et les bouleversements territoriaux ont des conséquences importantes en matière de permissions. Le 5 juillet 1915, un télégramme définit la zone pour laquelle il ne peut être accordé de permissions, qui comprend tous les cantons situés entre la ligne de feu et la frontière nord-est du pays477. Cette zone d'exclusion correspond au territoire français envahi, c'est-à-dire le département du Nord, tout l'Est du Pas-de-Calais, de la Somme et de l'Oise, les Ardennes, quasiment toute l'Aisne et le Nord de la Marne et de la Lorraine, l'Alsace et le Nord de la Franche- Comté. La zone d'exclusion reste stable jusqu'en 1918, lorsque les mouvements du front lui imposent d'être plusieurs fois redéfinie. Dans quelle mesure les combattants qui résidaient avant guerre dans cette zone ont-ils pu profiter des permissions, alors qu'ils étaient dans l'impossibilité de rentrer chez eux et que certains ignoraient même l'endroit où se trouvait leur famille ? Leur cas illustre comment le régime des permissions met en évidence les différences qui existent entre les combattants, tout en s'efforçant d'y remédier afin de se conformer aux principes d'équité de l'armée républicaine.

Il y a deux obstacles à la permission des combattants des régions envahies, l'un territorial, l'autre familial : ils ne peuvent pas rentrer chez eux, et certains ne peuvent pas être accueillis par leur famille, qui a souvent été évacuée. Certains ignorent même parfois où elle se trouve. Pour ceux dont la famille est restée dans la zone des Armées, la situation confine à l'absurde, comme le relève le député Bouilloux-Lafont dans son rapport sur les permissions en juillet 1916 :

"La série des invraisemblances continue. Un soldat, inlassablement rivé aux tranchées, se voit refuser son congé sous prétexte que ses parents habitent à dix kilomètres de la ligne de feu. Il y serait donc moins en sécurité qu'aux premières lignes ?"478

Si elles s'expliquent plutôt par la crainte que le permissionnaire trahisse d'une façon ou d'une autre, passe à l'ennemi, ou soit capturé, les contraintes territoriales compliquent la situation de ces hommes qui passent pour être doublement victimes de l'état de guerre : non seulement ils sont souvent isolés de leurs familles, mais encore ils sont privés de

477 SHAT, 16N444, télégramme n°2005 du GQG aux commandants d'Armées, 5 juillet 1915. Il existait déjà

une réglementation des zones où les "hommes soumis à des obligations militaires, mais non incorporés" pouvaient résider (circulaire ministérielle n°2731 1/11 du 24 février 1915). Ces lignes servaient alors surtout à définir les régions où les cultivateurs non mobilisés et les permissionnaires agricoles pouvaient réintégrer leur domicile, afin de remettre en culture le territoire. (Circulaire ministérielle n°9253 1/11 du 26 juin 1915)

permissions. Au début juillet 1915, la situation de ces hommes "auxquels il ne pourrait être donné de permission" a fortement influencé l'idée de relève des combattants par les hommes des dépôts, avancée par certains députés de la commission de l'Armée comme substitut à la permission479. La perspective de passer une permission dans un dépôt est peu réjouissante, et le ministre de la Guerre fait preuve de pragmatisme lorsqu'il demande au GQG de les laisser partir s'ils donnent une adresse où on est disposé à les recevoir480. Cette règle explique en partie l'importance qu'a prise la recherche des marraines - et des parrains - pour ces hommes isolés, pour lesquels il était nécessaire de trouver une famille d'accueil. A l'origine, ces permissionnaires ne sont pas censés faire l'objet de contrôles particuliers, mais les chefs de corps procèdent à de véritables enquêtes sur leur destination, retardant leur départ en permission. En septembre 1915, le Haut Commandement invite les chefs de corps à éviter une telle procédure : les hommes doivent simplement faire connaître l'adresse exacte des personnes chez lesquelles ils se rendent, et indiquer s'ils disposent de moyens de subsistance : ils doivent "rester libres de choisir, au mieux de leurs intérêts, l'endroit où ils désirent aller en permission", un discours peu fréquent de la part de l'autorité militaire à l'époque481.

Ceux qui n'ont pas de famille d'accueil sont alors privés, de fait, de permission. Le député Ringuier propose à la fin du mois de juillet 1915 que ces isolés soient pris en subsistance dans une caserne parisienne pendant la durée de leur permission, afin de leur assurer un véritable repos à l'arrière482. C'est ainsi que la caserne de Reuilly, siège de la

22ème section de COA, située 20 rue de Reuilly dans le 12ème arrondissement de Paris, est

désignée en juillet 1915 par l'autorité militaire pour accueillir les combattants originaires des régions envahies pendant leur permission483. Il s'agit d'un exemple quasi unique d'une œuvre de guerre militaire, créée et gérée par des militaires, parmi les œuvres de guerre privées qui prolifèrent pendant le conflit. L'Œuvre des Parrains de Reuilly permet de généraliser les permissions de détente à des combattants qui en étaient privés jusqu'en août

479 Selon les députés qui défendent cette solution, seule une relève permet de garantir l'équité et la portée

générale du système des permissions. AN, C7494, commission de l'Armée de la Chambre des députés, PV de la séance du 9 juillet 1915.

480 On voit bien ici comment les députés défendent pour des raisons politiques une mesure qui vise surtout à

envoyer les "embusqués" des dépôts au front, alors que les préoccupations individuelles des soldats passent au second plan. AN, C7494, commission de l'Armée de la Chambre des députés, PV de la séance du 28 juillet 1915.

481 SHAT, 16N444, Circulaire n°8.354 du GQG pour les commandants d'Armées, 14 septembre 1915. 482 La caserne leur fournit le gîte et le couvert. JO, Débats de la Chambre des députés, question n°3514 du

député Ringuier, 20 juillet 1915.

1915484. Pour remédier à l'injustice des permissions de l'année précédente, au cours de

laquelle certains ont dû renoncer aux permissions de convalescence faute d'un foyer d'accueil, ceux d'entre eux qui sont rentrés directement au front après une blessure deviennent prioritaires sur les listes de départ en permission de détente, à partir de novembre 1915485.

Issus aussi bien du front français que des fronts extérieurs, les militaires des régions envahies sont nombreux à désirer se rendre à Paris pendant leur permission. En effet, la capitale joue pendant la guerre un rôle central pour la communauté des populations envahies. De nombreux réfugiés sont présents dans la capitale, ou y transitent sur le chemin de l'exode : les permissionnaires des régions envahies espèrent donc y retrouver leur famille, ou du moins avoir de ses nouvelles486. Le nombre de combattants des régions envahies susceptibles de demander à passer leur permission à Paris est difficile à évaluer, et aucune statistique ne recense, par exemple, ceux qui ont passé une permission en famille à Paris. En revanche, des données issues des œuvres de guerre indiquent que la présence des militaires isolés est massive. Les Parrains de Reuilly, principale œuvre de guerre chargée de leur accueil, revendiquent dès le mois de novembre 1915 une capacité d'accueil de 1 000 places. Cette association fête son 20 000ème permissionnaire en juillet 1916487. En janvier 1917, ils sont 45 000 à y avoir séjourné, dernière date pour laquelle des données existent,avant que le centre parisien des Parrains de Reuilly ne soit fermé entre le 27 mai et novembre 1917488. Comme on l'a vu, cette fermeture s'inscrit dans le cadre des restrictions

apportées à l'accès à Paris après le mouvement de révolte du printemps 17489. Le centre est

alors délocalisé en province dans plusieurs annexes, qui continuent à fonctionner après la réouverture du centre de Paris, qui se spécialise à partir de la fin 1917 dans l'accueil des Français des régions envahies490.

A l'inverse des combattants des régions envahies, qui font l'objet d'une grande attention de la part des autorités civiles, militaires et de l'opinion publique, les "indigènes"

484 Entre août 1914 et août 1915, ils étaient privés, de fait, des permissions de convalescence à passer en

famille.

485 Cette dernière analyse s'explique par le fait que les hommes sont portés sur la liste des départs au fur et à

mesure qu'ils rentrent de permission. SHAT, 16N444, circulaire n°643 du GQG pour les commandants d'Armées, 2 novembre 1915.

486 Au 30 juin 1916, 23 000 des 133 500 réfugiés du Nord recensés séjournent à Paris. Bulletin des Parrains

de Reuilly, n°13, 15 octobre 1916.

487 Association des Parrains de Reuilly, op.cit., p. 7. 488 Bulletin des Parrains de Reuilly, n°18, 1er janvier 1917.

489 SHAT 16N444, télégramme n°1607/M du GQG du 27 mai 1917. Sa réouverture récente est mentionnée le

15 novembre 1917 par le Bulletin des Parrains de Reuilly, n°34-35.

des colonies sont laissés-pour-compte par le régime des permissions, qui reproduit et accroît la discrimination coloniale antérieure à la guerre.