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Les permissions exceptionnelles pour raisons familiales

psychologiques d'un phénomène de masse.

1.1. Le régime des permissions exceptionnelles : août 1914 – 30 juin

1.1.3. Les permissions exceptionnelles pour raisons familiales

Jusqu'en juillet 1915, c'est essentiellement la correspondance qui permet aux familles séparées par la guerre d'entretenir des liens interrompus par la mobilisation générale110. Les permissions accordées pour raisons familiales exceptionnelles sont les seules à avoir pour objet le rétablissement de ces liens familiaux avant cette date. Il s'agit de permissions attribuées pour des événements de famille "exceptionnels", d'une durée

107 AN, C7599, commission de l'Armée de la Chambre des députés, séance du 5 octobre 1917, en présence de

Paul Painlevé, ministre de la Guerre.

108 JO du 8 décembre 1917. La mesure semble réservée aux militaires de la zone de l'Intérieur.

109 AN, C7659, réclamations examinées par la commission de contrôle de la Chambre des députés. Dossier

n°117, réclamation de Jullien, du 55ème territorial, classe 1896.

"strictement limitée à la cause ayant motivée la permission accordée"111. Accordées au cas

par cas, pour affaires de famille, maladie grave ou décès d'un proche, par exemple, elles sont rétablies pour les militaires de l'Intérieur le 16 octobre 1914, en même temps que les permissions de week-end112. Avant juillet 1915, c'est le seul type de permission accordé aux combattants du front, en dehors des permissions de "convalescence". Elles sont évoquées pour la première fois le 16 octobre 1914 par le ministre de la Guerre, puis de nouveau par Joffre le 8 novembre 1914 dans une circulaire qui rappelle l'interdiction de tous les autres congés et permissions pour les militaires des Armées :

"Il ne pourra être dérogé à cette règle que dans des circonstances exceptionnelles. Les permissions demandées seraient alors soumises à ma décision"113.

En décembre 1914, une famille parisienne sollicite ainsi auprès du Ministre de la Guerre une permission pour un sergent, réclamé par sa femme mourante : "Comptons sur votre bienveillante sollicitude pour aviser et accorder une permission", indique la dépêche114. La lettre désespérée d'un territorial qui vient d'apprendre que sa femme a abandonné le domicile conjugal, abandonnant leur fille de huit ans, n'est qu'un exemple des nombreuses situations douloureuses qui poussent les combattants à demander de telles permissions, qui leur ont bien souvent été refusées : "Il faut votre assentiment pour justifié la chose", écrit-il au maire de sa ville, lui demandant de "nôté 8 jours"115.

Ce caractère dérogatoire explique qu'aucun critère ne soit précisé d'emblée, et ce n'est qu'en juin 1916 qu'un règlement général entérine la pratique des années précédentes, réglées par circulaires, et précise les conditions de leur attribution. Elles sont alors accordées

"soit pour décès ou maladie grave de père, mère, femme, enfants ou frère blessé à l'ennemi ou mort pour la France, soit pour revoir des parents (père, mère, femme, enfants) de retour de captivité ou évacués des régions envahies. Ces permissions sont accordées dans les conditions fixées par le Général en chef. Les bénéficiaires de ces permissions devront fournir obligatoirement, à leur retour à l'unité, un certificat de la gendarmerie attestant la maladie grave, le décès ou le retour de leurs parents"116.

111 SHAT 7N149, Ministère de la Guerre, cabinet du Ministre, circulaire n°3583 Bis D du 16 octobre 1914. 112 Ibid.

113 SHAT, 16N444, circulaire n°1815 du GQG, 8 novembre 1914.

114 SHAT, 5N98, télégramme au ministre de la Guerre, à Bordeaux, 30 décembre 1914. 115 AD Oise, 4H30, Lettre de Camille Hardwiller au maire de Creil, 1915 (?).

116 Ministère de la Guerre, cabinet du Ministre (2ème bureau), Etat-Major de l'Armée (4ème bureau), Congés de

A partir du 10 août 1916, il devient possible d'en profiter pour un mariage ou la naissance d'un enfant117. Soumises à la décision du Général en chef, ces permissions sont très faiblement réglementées. Ce n'est qu'à partir de septembre 1917 qu'un règlement indique qu'elles ne peuvent excéder trois jours118. Les militaires qui retournent en Corse, aux colonies et dans les pays étrangers situés au-delà des mers en profitent à la suite d'une permission de détente, et peuvent être autorisés à devancer leur tour normal de départ "par permutation volontaire avec un camarade de leur unité"119. Jusqu'en février 1917, ces permissions représentent un sacrifice financier pour certains combattants, qui ne voyagent gratuitement qu'à condition de renoncer à la gratuité du voyage pour leur prochaine permission de détente120. A partir du 15 février 1917, la gratuité du voyage en chemin de fer ou en paquebot devient un droit pour tous, et permet aux militaires sans ressources, appartenant à des familles peu fortunées, d'en bénéficier121. Bien qu'elles figurent dans les règlements sous le nom de "permissions", les permissions exceptionnelles accordées pour raison familiale s'apparentent à des "congés", dans la mesure où il s'agit plutôt d'une autorisation d'absence de durée variable soumise à l'autorisation du Général commandant en chef - puis à celle des généraux commandant les Armées - que d'une réelle allocation à durée fixe. Cette nuance est importante, puisque les conditions d'attribution de ces permissions restent opaques, alors même que, désignées comme des "permissions", elles pourraient être prises pour une allocation. Sous le titre "Permissions nécessaires", Le Petit Parisien relève en août 1916 cette contradiction :

"Nous savons que dans certaines corps, l'application de cette circulaire n'est pas observée122. Ici, par exemple, un brave poilu se voit refuser l'autorisation d'aller enterrer sa mère sous prétexte de formalisme ridicule : la mort lui a été annoncée par dépêche et un télégramme n'a aucun caractère officiel. Ailleurs, un autre poilu, dont le frère est tombé au champ d'honneur le mois dernier, alors que lui-même était au combat, sollicite d'aller réconforter ses vieux parents, dès que son régiment est envoyé au repos. On lui oppose que l'événement n'est pas de date récente.

117 Circulaire du ministère de la Guerre n°7025 du 10 août 1916, entérinée dans le règlement général du

Ministère de la Guerre, Congés de convalescence et permissions, Imprimerie Nationale, 28 janvier 1917, p. 4.

118 Ministère de la Guerre, Congés de convalescence et permissions (règlement du 5 septembre 1917), op.cit.,

p. 45-47.

119 Ministère de la Guerre, Congés de convalescence et permissions (règlement du 28 janvier 1917 applicable

à partir du 15 février 1917), op.cit., p. 4.

120 Jusqu'en mars 1916, ils doivent obligatoirement financer le voyage de la permission, puis ils peuvent

choisir la gratuité du voyage pour l'une ou l'autre des permissions exceptionnelles (SHAT 7N149, circulaire 5120 du Ministère de la guerre, 21 mars 1916).

121 in Congés de convalescence et permissions (règlement du 28 janvier 1917 applicable à partir du 15 février

1917), op.cit., p. 5.

Ce sont là des chinoiseries, des étroitesses d'interprétation en opposition absolue avec l'esprit d'humanité qui inspira la circulaire du général Joffre. Le grand quartier général ne pourrait-il l'indiquer aux chefs de corps ?"123

Avant les précisions réglementaires de 1917, le caractère arbitraire de l'attribution des permissions exceptionnelles se combine à une grande improvisation de leur gestion. Ainsi, jusqu'en mars 1916, la gendarmerie locale refuse-t-elle "dans la plupart des cas" de délivrer au permissionnaire le certificat que ses chefs exigent de lui au retour, "sous prétexte qu'elle n'a pas d'ordres à ce sujet"124. Si ces permissions sont exceptionnelles, c'est aussi parce qu'elles constituent une irruption unique du temps familial dans le temps de la guerre. Traduisant la prise en compte du drame personnel d'un décès familial ou d'une maladie grave par les autorités militaires, c'est un des rares moments où l'intérêt des individus est jugé supérieur à l'intérêt national. Elles permettent aux combattants de participer aux deuils familiaux, alors qu'ils ne partagent la plupart des autres événements familiaux que grâce au courrier. Il est difficile de dire dans quelle mesure ces demandes ont été satisfaites, puisque, logiquement, les sources éclairent plutôt les cas où les combattants se plaignent de n'avoir pu en bénéficier125. Il est vraisemblable que les réticences les plus nombreuses sont apparues à l'occasion des naissances ou des mariages, pour lesquels l'urgence du retour était moins évidente. Ce n'est pas un hasard si les permissions de ce type ne sont évoquées dans les règlements qu'à partir de l'été 1916. On peut d'ailleurs penser que des motivations natalistes ne sont pas étrangères à leur mise en place. Une femme témoigne en 1976 des difficultés qu'elle rencontra en 1914 pour faire revenir son amoureux, de qui elle était enceinte :

"Lorsque la mobilisation fut décrétée, il devint comme fou à la pensée que nous allions être séparés et que dans le périlleux inconnu qui fonçait sur nous, il pouvait se faire que j'appartienne à un autre. Ensemble nous avons décidé de nous passer de la Loi et des sacrements. Il partit vers le front et un mois plus tard j'étais enceinte, somme toute plutôt fière de l'être".

Dans son petit village, elle est harcelée par ses parents, exclue par le curé de la procession de la Vierge, et finit par aller trouver le maire, qui fût son instituteur ainsi que celui de son "promis" :

123 Le Petit Parisien, 24 août 1916, p. 2.

124 SHAT 7N149, circulaire n°4544 K du Ministre de la Guerre aux autorités militaires régionales, 10 mars

1916.

125 Certaines réclamations transitent par la Commission centrale de contrôle parlementaire, à laquelle le

"Il m'entendit et sollicita une permission auprès du commandant dont dépendait mon amoureux, ceci en raison de "circonstances particulières", mais ce fut un refus catégorique. Il réitéra instamment sa requête, nouveau refus".

Alors, le maire "partit pour le front interpeller de vive voix ce commandant négatif" : "Je n'ai jamais su par quelles voies il était parvenu au but, mais une semaine plus tard avec toutes sortes de dérogations que l'état de guerre autorisait, j'épousais mon permissionnaire et le curé lui-même consacrait le mariage"126.

Il est frappant de constater que cette femme considère, malgré tous les obstacles qu'elle rencontre, que l'état de guerre facilite une "dérogation" qu'il aurait été impossible d'obtenir en temps de paix. Cet exemple souligne à la fois l'utilité de ces permissions dans des situations critiques et les résistances de la hiérarchie militaire à leur attribution.

En rétablissant des liens distendus par la guerre, les permissions exceptionnelles offrent une grande similitude d'expérience avec les permissions de détente. Les combattants du front profitent d'ailleurs des permissions pour la naissance d'un enfant lors de la permission de détente qui suit. En cas de mariage, elles peuvent soit prolonger de trois jours une permission de détente à partir de septembre 1917, soit être prises indépendamment, au choix du mobilisé127. Cette liberté est tout à fait inhabituelle dans le contexte français des permissions, et témoigne de la prise en compte par Pétain des désirs des combattants.

Derrière le terme de "permissionnaire" se dissimulent donc de nombreuses catégories de congés et de permissions. C'est le cas entre octobre 1914 et juillet 1915, et ce sera encore le cas après. Si l'on observe pendant la guerre une disparition des congés au profit des permissions, puisqu'il ne reste plus dans les textes que des congés de convalescence, c'est parfois seulement dans la sémantique que ce glissement a lieu, comme dans le cas des "permissions" exceptionnelles pour raisons de famille, qui sont des congés déguisés. Cette équivoque, sensible dans les approximations des circulaires réglementant les permissions au cours de la première année de guerre, entretient la confusion sur la différence fondamentale entre les congés et les permissions, qui relèvent, les uns du fait du prince, et les autres du droit. Alors que la guerre se prolonge, l'écart se creuse entre les mobilisés de l'arrière et les combattants du front, et le droit à la permission est jusqu'à l'été

126 A. Roche et M.-C. Tarauger, Celles qui n'ont pas écrit. Récits de femmes dans la région marseillaise.

1914-1945, Edisud, 1995. Entretien de A. Roche avec Renée Martin-Rougeot, réalisé en 1976. L'ouvrage est

issu de recherches en histoire orale, et utilise 500 entretiens réalisés auprès de grands-parents d'étudiants.

1915 le privilège des moins exposés. Comme les autorités militaires n'autorisent les combattants à revenir à l'arrière qu'en cas de malheur familial ou en guise de récompense du sang versé pour la patrie, cette dissymétrie souligne les contradictions d'un discours militaire qui fonde l'attribution des permissions sur la notion de mérite tout en les réservant à ceux qui les méritent le moins. Si un tel discours était justifiable en 1914, ce n'est plus le cas au début de l'année 1915, où l'échec de la stratégie offensive immobilise le front occidental depuis décembre 1914. Les obstacles à l'attribution des permissions aux combattants du front sont moins indiscutables qu'au début de la guerre, tandis que le ressentiment contre les "embusqués" de l'arrière augmente. Cette évolution explique qu'au début de 1915, l'idée d'accorder des permissions aux combattants du front commence à faire son chemin et aboutit à la circulaire de Joffre du 30 juin 1915 qui accorde à ces derniers huit jours de permission à passer chez eux, par roulement.

1.2. Les permissions réglementaires des combattants du front,