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Inscrire la mobilisation dans la perspective d'une guerre longue

1.2.1 L'adaptation des permissions à une guerre imprévue

1.2.1.3. Inscrire la mobilisation dans la perspective d'une guerre longue

Le 17 juin 1915, le président de la Commission de l'Armée de la Chambre des députés, le général Pédoya, prend la parole à la tribune de la Chambre lors d'un nouveau débat sur la loi Dalbiez, en présence du ministre de la Guerre. Dans cette intervention, il déclare pour la première fois en public que la guerre sera longue : "Pour soutenir la lutte

148 Le député Anglès demandait justement une discussion de la relève des combattants du front quand il fut

pris de court par la circulaire de Joffre. AN, C7494, commissions parlementaires de la Chambre des députés, PV de la séance du 9 juillet 1915 de la commission de l'Armée.

149 C'est Alexandre Millerand, ministre de la Guerre, qui emploie les deux expressions le 28 juillet 1915,

alors que la commission de l'Armée débat de la proposition Anglès sur la relève des troupes combattantes. AN, C7494, commissions parlementaires de la Chambre des députés, PV de la séance du 28 juillet 1915 de la commission de l'Armée.

150 SHAT, 16N444, réponse n°5169 du Général commandant en chef à la dépêche n°5664K du ministre de la

Guerre en date du 11 mai 1915, 13 mai 1915.

jusqu'à la fin, il nous faudra de l'argent, des effectifs, du matériel"152. Le lendemain, son

intervention suscite un débat imprévu à la Commission de l'Armée, sur la préparation de l'opinion à une guerre longue. Le lieutenant-colonel Driant, député mobilisé, demande à la Commission d'adopter un vœu sur l'attribution de permissions aux soldats combattant depuis le 6 août 1914 sous certaines conditions de mérite, "pour parer au danger d'une désorganisation"153. C'est la première fois que les permissions aux combattants du front sont évoquées dans cette Commission, qui se consacre depuis le début de l'année 1915 à la loi Dalbiez et aux conditions du travail parlementaire. Si certains députés, comme le radical Lauraine, soulignent les "graves difficultés d'exécution" de la proposition, d'autres la reprennent à leur compte, tel Paul Poncet, qui reconnaît son utilité "au moment où il faut préparer l'opinion à accepter l'éventualité d'une guerre longue"154. Le vœu reste dans le secret des députés, et n'est pas présenté à la presse. Renvoyé à la 1ère commission, qui s'occupe des effectifs, la proposition n'est pas non plus débattue en séance avant que Joffre n'accorde ces permissions.

Le débat est donc structuré par les enjeux de la survie économique du pays et du moral des populations, qui projettent la guerre dans la longue durée de l'hiver 1915-1916 et de la paix future. Le début de l'automne marque le point de départ de la mise en œuvre de toutes les grandes réformes du régime des permissions pendant la guerre, qui se greffent sur la saisonnalité du recrutement militaire en temps de paix, qui incorpore au1er octobre de

chaque année les nouvelles classes155. Si les dates théoriques d'incorporation ne sont pas

respectées pendant la guerre, où les nouvelles classes sont appelées par anticipation, la saisonnalité du temps militaire continue à imprégner le régime des permissions, instaurant une continuité avec le temps de paix. C'est ainsi que la durée des permissions passe à sept jours le 1er octobre 1916, puis à dix jours le 1er octobre 1917, comme pour préparer l'opinion à l'hiver qui approche156.

Les enjeux économiques qui marquent les permissions accordées aux militaires de la zone de l'Intérieur avant juin 1915 imprègnent la circulaire du 30 juin 1915, dans laquelle Joffre remarque que "des militaires de tout grade qui, ayant rejoint leur corps dès la première heure de mobilisation, sont encore sur le front et n'ont pas, depuis dix mois,

152 JO, Débats de la Chambre des députés, séance du 17 juin 1915, p. 913.

153 AN, C7494, commission de l'Armée de la Chambre des députés, PV de la séance du 18 juin 1915. 154 AN, C7494, commission de l'Armée de la Chambre des députés, PV de la séance du 18 juin 1915.

155 Loi militaire du 7 août 1913, Titre III Du service militaire, article 33. C'est au 1er octobre de chaque année

que les différentes classes passent tour à tour de la réserve à la territoriale, puis à la réserve de la territoriale.

156 in Permissions et congés, règlement du 5 septembre 1917, op.cit., qui octroie 30 jours de permissions par

obtenu un seul jour de permission"157. Soulignant les limites d'une suspension prolongée

des permissions, il déclare : "De graves intérêts peuvent de ce fait se trouver lésés". Il vise ici les chefs d'exploitation agricole, d'entreprise, ou les commerçants mobilisés qui craignent de voir leurs affaires décliner en leur absence. Les permissions de détente sont donc d'abord définies comme un outil économique, même si elles jouent aussi, en pratique, sur le moral des bénéficiaires. Celui-ci n'est envisagé dans cette circulaire fondatrice non pas comme un objectif, mais une conséquence des permissions158.

Il est difficile de savoir si la justification économique des permissions était plus facile à assumer par Joffre que la justification par le moral, qui semble secondaire ici. Pourtant, le concept de troupes fraîches fait partie de la culture militaire et pourrait justifier à lui seul l'envoi des hommes en permission. Joffre n'utilise pas cet argument pour présenter la mesure à son état-major, de même qu'il n'évoque pas la perspective d'une guerre longue. On sent donc ici toute l'improvisation de la mesure, prise après l'échec de la deuxième tentative de rupture en Artois et la requête de la Commission de l'Armée qui prend acte de l'échec de la stratégie de la guerre-éclair dont Joffre était l'apôtre159.

En définitive, l'octroi de permissions aux combattants du front à la fin du mois de juin 1915 apparaît comme une initiative parlementaire, qui s'inscrit dans un contexte de redéfinition des mobilisés et des mobilisables par la loi Dalbiez et qui pose la question de l'utilisation de la main d'œuvre militaire par le Commandement. Conçues par les politiques et les militaires comme un outil polyvalent destiné à assurer la pérennité de la résistance française à l'envahisseur, les permissions constituent en quelque sorte l'envers de la mobilisation de la classe 1917, longuement débattue au printemps. En avril 1915, le président de la Commission de l'Armée déclarait à ce sujet :

"Il faut qu'à l'étranger on sache bien que, si nous faisons un jour appel à la classe 1917, aux jeunes gens de dix-sept à dix-huit ans, ce n'est pas par besoin d'hommes, car nous en avons ; ce n'est que dans le but de montrer, d'une manière très nette et très formelle, que nous voulons poursuivre la guerre jusqu'au bout et arriver à la victoire"160.

157 La mesure exclut donc tous les militaires des Armées qui ont bénéficié d'une permission de convalescence

avant juin 1915. SHAT, 7N149, circulaire confidentielle n°12.619 du GQG aux généraux commandant les armées et les régions, 30 juin 1915.

158 SHAT, 7N149, circulaire confidentielle n°12.619 du GQG aux généraux commandant les armées et les

régions, 30 juin 1915.

159 Je n'ai malheureusement pas retrouvé la correspondance échangée à cette occasion, mais Joffre débute la

circulaire par ces mots : "mon attention a été appelée", et la demande provient sans doute du ministre de la Guerre, lui-même interpellé à ce sujet par les députés, ce qui constitue la voie hiérarchique normale.

Selon cette lecture, les permissions traduisent la pérennité de la résistance française et l'abondance des hommes, que l'on peut se permettre de renvoyer chez eux quelques jours sans compromettre la défense nationale. En dépit de ces déclarations destinées aux alliés de la France, sinon à ses ennemis, les permissions du front sont, de fait, un aveu d'échec de la stratégie offensive, qui met longtemps à être admis par la hiérarchie militaire et se traduit par une improvisation permanente des permissions jusqu'à l'été 1917.

1.2.2. Le régime de juillet 1915 : un système injuste, une distribution